A Contretemps, Bulletin bibliographique
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À propos de l’épuration littéraire en URSS :
l’assassinat des poètes
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 17 janvier 2009
dernière modification le 4 octobre 2014

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Ce qui suit n’est pas un écrit « anti-soviétique » au sens où d’ordinaire ce mot s’entend ; ce qui est « à droite » du soviétisme n’a aucun droit à le critiquer, puisqu’il ne fait que le préparer ; seuls, les révolutionnaires sont fondés à condamner le stalinisme, le considérant comme un régime fondamentalement réactionnaire. Le stalinisme représente un effort désespéré pour briser définitivement en l’homme la soif d’un monde meilleur ; il ne représente que la radicalisation et la systématisation de toutes les formes de tyrannie, d’exploitation et de dérision déjà connues ; loin de rompre avec le passé, le stalinisme est la révélation de ce qui était déjà depuis au moins un siècle notre « civilisation » ; le soviétisme est un système qui vole aux hommes le peu qui ne leur avait pas été encore volé ; le soviétisme, c’est notre vieux monde enfin réalisant son horrible perfection.

Le comportement des dirigeants de l’URSS à l’égard de la poésie est symptomatique.

On a beaucoup reproché à l’ancienne bourgeoisie d’avoir porté aux nues Déroulède et François Coppée, tandis qu’elle ignorait Mallarmé ; on a eu raison ; mais cette bourgeoisie commettait cette erreur inconsciemment, presque en parfaite innocence. La nouvelle bour-geoisie, aidée par ses conseillers communistes, sait parfaitement reconnaître les siens et, pour les défendre contre toute menace de la part de l’Esprit, mobilise le gouvernement, la police, les forces d’argent ; sous les noms d’ « Union des écrivains soviétiques », de « Comité national des écrivains », elle organise des syndicats de François Coppées et de Déroulèdes, édicte : « Malheur à qui ne louera pas nos valets de plume ! »

En outre, une littérature complètement factice, une littérature de faux témoins est créée pour combler par un mensonge habile le vide que ne manquerait pas de laisser apparaître la suppression pure et simple de toute parole véritable (exemple : la poésie de la Résistance dans les divers pays d’Europe).

Le bolchevisme n’innove pas à l’égard des poètes, il va simplement un peu plus loin dans la voie où déjà s’était engagé ce monde. Naguère, le poète était tenu à l’écart, parce que considéré comme « inutile commercialement » ; maintenant il est interdit parce que « dangereux socialement » (entendez : dangereux pour les oppresseurs) ; Baudelaire, Rimbaud, Verlaine furent « maudits » ; Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak sont littéralement livrés à la mort comme victimes expiatoires. Alexandre Blok mourant de faim à Moscou en 1920 ne fait qu’ « achever » Gérard de Nerval dans la misère ; Essénine se suicidant ne fait que « couronner » Rimbaud se taisant ; les anciens maîtres condamnaient officieusement Mallarmé au silence, les nouveaux maîtres condamnent officiellement Boris Pasternak à disparaître. L’ancienne bourgeoisie eût été malgré tout gênée si Déroulède avait insulté Verlaine ; la nouvelle secte d’oppresseurs admet fort bien qu’une Elsa Triolet, dont tout le comportement sent l’agent du Guépéou et dont l’œuvre est écœurante de petite-bourgeoisie, salisse la mémoire de Maïakovski en se réclamant de lui. Il ne peut en être autrement : le monde actuel est « un » ; le régime du capitalisme d’État ne diffère du régime du capitalisme privé que dans la mesure où il en accentue les tares. On perd trop souvent de vue que c’est seulement à une époque récente que le poète s’est trouvé, non plus accidentellement, mais fondamentalement, en état de rupture avec les conditions de la vie humaine. Cette rupture a commencé avec le triomphe d’une société exclusivement matérialiste au début du XIXe siècle ; il s’achève logiquement en Russie au moment où cette société, se dépouillant enfin de toute hypocrisie, ose aller jusqu’à ses derniers aboutissements, c’est-à-dire jusqu’à la suppression de toute condition humaine tolérable. Une fatalité interne porte ce monde à ignorer l’Esprit, puis à le reléguer dans un coin, puis à le chasser, puis à le châtier, puis à l’assassiner.

Il y a seulement une ou deux générations, on en voulait aux poètes pour leur refus de céder devant une société mauvaise mais, du moins, par un dernier reste de pudeur, on leur permettait de refuser ; aujourd’hui, ils doivent approuver tout ce qui se fait de mal, ils re-çoivent du tyran ordre de collaborer aux « plans quinquennaux », aux « campagnes politiques », aux « pseudo-résistances » et autres entreprises criminelles. On ne laisse plus de choix qu’entre l’approbation de l’infâme ou la disparition ; qui ne consent pas à devenir un Aragon doit se taire. La pire salissure pour un poète semblait être d’accepter quelque honneur ou quelque mission de la part des officiels ; les poètes autorisés par l’État prêchent aujourd’hui que quiconque n’aide pas les malfaiteurs mondiaux est le coupable des coupables. Naguère on considérait, avec une vague crainte, que les poètes témoignaient de leur époque ; la nouvelle variété d’oppresseurs considère qu’ils doivent servir à tromper. Ils se glorifiaient d’être libres, ils se hâtent aujourd’hui d’apporter les pièces justificatives de leur servilité. Là où même un Nisard eût protesté, un Paulhan acquiesce.

C’est très exactement la situation en Russie soviétique. Mais ne nous y trompons pas : c’est également, et pour les mêmes raisons, un peu moins visibles seulement, la même situation dans tous les pays. Il est normal qu’un monde qui a conscience de son imminente disparition dans un cataclysme veuille à tout prix empêcher que subsiste quelque cons-cience libre capable de témoigner devant l’avenir de ce qu’il était réellement. D’où la substitution systématique de la propagande à la véritable littérature. Ce monde est tellement désespéré qu’il ne peut qu’être amené à supprimer les témoins de son désespoir. En Russie, « paradis » où les hommes ont quelque vingt ans d’avance dans l’ordre de l’extrême misère, c’est déjà fait ; partout ailleurs, l’assassinat des poètes est en cours, imperceptible quelques instants encore aux consciences qui ne se tiennent pas aux aguets.

Un dernier mot : le seul poète de la Russie stalinienne, Boris Pasternak, vient d’être inscrit sur une liste noire « pour n’avoir pas écrit d’ouvrage politique » ; las ! le prétexte même est faux : Boris Pasternak, malgré son mauvais caractère (dont nous le louons), s’était donné bien du mal ces quatre dernières années pour être l’Aragon russe ; il n’en a pas été récompensé, le malheureux. Sans doute, même dans l’aragoniserie, n’a-t-il pu tout à fait dissimuler qu’il était poète !

Armand Robin , Le Libertaire, 4 octobre 1946.


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