■ [bleu marine]PIÈCES ET MAIN-D’ŒUVRE
LE RÈGNE MACHINAL
La crise sanitaire et au-delà
Service compris, 2021, 248 p.[/bleu marine]
Assurément, un des chapitres les plus passionnants de la dernière livraison de l’« unité d’enquête » grenobloise Pièces et main-d’œuvre (PMO), Le Règne machinal, est celui intitulé « Un virus d’origine scientifreak ? ». Datée du printemps 2020, revue et augmentée au printemps dernier, cette étude critique de près de 70 pages dresse les contours d’un foisonnant partenariat franco-américano-chinois autour du fameux laboratoire P4 de Wuhan, offre un bref historique d’évasions accidentelles de virus dans le monde depuis ces vingt dernières années (d’où l’exergue attribué au généticien Antoine Danchin : « En virologie, l’accident n’est pas l’exception mais la règle »), soumet au détecteur de mensonges de son « comité scientifique » la communication officielle des chercheurs chinois – notamment la sinueuse parenté entre le SARS-CoV-2 et un mystérieux RaTG13 prétendument identifié sept ans avant la pandémie : « Il est peut-être bidon, le RaTG13. Les auteurs du papier disent qu’ils ont pu le séquencer avec 1 341 reads de séquences : c’est impossible. » Sans rien dire de la marmite de conflits d’intérêts dans laquelle grenouille une kyrielle d’acteurs du techno-gratin mondial.
Réputé pour l’opiniâtreté et la rigueur de ses analyses, PMO publie son enquête sur les origines du Covid liées à une possible fuite de laboratoire dans les premiers mois de la pandémie. À une époque où journalistes et scientifiques considèrent l’hypothèse comme une poussée d’urticaire complotiste parmi d’autres. À une époque où les « Décodeurs » du Monde, la revue Science et Avenir, le site Conspiracy Watch, l’ensemble des organes de la presse libre et officielle serinent à longueur de colonnes que le virus n’est rien d’autre que le produit d’une évolution naturelle. Un an après, le fameux animal intermédiaire entre l’homme et la chauve-souris ayant fait flop (du pangolin jusqu’au vison, en passant par le chien viverrin, et pourquoi pas, finalement, de la simple barbaque congelée ?), la piste de la fuite accidentelle reprend rang parmi les hypothèses possibles de la pandémie. Jusqu’aux « Décodeurs » du Monde qui finissent par admettre qu’« elle n’est pas une théorie complotiste ». La vérité scientifique est aussi volatile qu’un vulgaire marché boursier. Nous y sommes confrontés une énième fois, et combien massivement, à ce terrible constat que, contrairement à ce que porte à croire la doxa progressiste, les régimes de discours arrimés à la techno-science charrient leurs lots de vérités branlantes et autres fumisteries diplomatiques. Commentant l’historique brumeux du RaTG13, PMO admet avec une lucidité froide : « On vous fait grâce des biais de méthodes, des données manquantes, des incohérences dans les dates des expériences. De toutes façons, on n’y connaît rien, et vous non plus ».
C’est peut-être de là qu’il faut partir, du fait que nous ne sachions pas. Et que, manifestement, nous ne saurons jamais, avec une certitude d’acier, les origines de cette pandémie qui a mis une partie de l’humanité sous cloche et occis 4 763 334 personnes. Chiffre fourni au 1er octobre dernier. On reste épaté par cette précision. Même si tout le monde sait que ce chiffre est faux. Qu’il est impossible d’établir une comptabilité mondiale au macchabée près [1]. Pour autant, nous sommes sommés d’adhérer à cette rationalité érigée en gouvernance planétaire. Comme dit la pub pour la vaccination : « On peut discuter de tout, sauf des chiffres ». Mon totem pour un algorithme. Nous y sommes encore. Cernés, pilotés, réduits à tout un registre de quantifications indiscutables. Il suffit de consulter les chiffres clés de la pandémie sur le site du ministère de la Santé pour savoir sous quelles augures se dessine notre météo sanitaire (et, accessoirement, notre liberté d’aller et venir) : cas confirmés, taux de positivité, personnes vaccinées, nombre de décès, admissions en soins critiques, etc. Télétransmises, compilées, agrégées et modélisées en courbes d’évolution, les données sanitaires ont su fournir un carburant de premier choix au pilotage des masses. Quant à l’origine du virus, pour y revenir une dernière fois, on ne peut que souscrire aux propos des Grenoblois : « Qu’il soit une zoonose transmise par la chauve-souris et le pangolin émissaire, ou le résultat d’une fuite de laboratoire, le coronavirus qui nous place sous la coupe des scientifiques est lui-même un produit de l’organisation scientifique du monde. De la vie sur Terre soumise à la perpétuelle “révolution” techno-scientifique depuis deux cent ans ».
[bleu marine]Au cœur de mère-Machine[/bleu marine]
Le Règne machinal dresse un constat : celui de l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine. Soit l’accélération, à la faveur de la crise sanitaire, d’un phénomène vieux de plus de deux siècles : l’arrachement de l’humain à son biotope naturel pour l’enraciner, par la contrainte ou la séduction, dans un « technotope » ̶ comprendre : un environnement artificialisé où, par la grâce de la cybernétique, le troupeau humain se gère à la manière de flux. À la source d’une telle eschatologie de malheur : l’homme et sa nature faillible. Paquet de sang, viscères et passions tristes, l’homme est cette créature imprévisible qu’il convient de calibrer et de coder en une succession de 1 et de 0, soit la loi pauvrement binaire d’une numérisation urbi et orbi. Maniant ironie et distance critique, PMO reprend les travaux du naturaliste suédois Carl von Linné et son classement de la nature sous l’empire de trois règnes : minéral, végétal et animal, auquel s’ajouterait désormais le règne machinal , soit « l’interconnexion volontariste et transcendante de tous les composants artificiels et fonctionnels en un système total, ne laissant rien subsister en dehors de lui et résorbant toutes les consciences individuelles en une seule conscience machinale et impersonnelle ». Pour couper court aux interprétations fantaisistes, une précision : les composants artificiels et fonctionnels, c’est nous. Nous les télétravailleurs ou patients-contacts tracés jusque dans leurs dernières intimités, nous les amateurs de troquet ou voyageurs en train obligés de se QRcodiser, nous les bibliothécaires et agents d’accueil des piscines municipales sommés de contrôler le statut vaccinal des usagers. Insaisissable et parfois asymptomatique, le virus est ce bug permanent qui entrave nos sociabilités les plus évidentes, nous réunit en tant qu’êtres définitivement séparés, réifiés en simples machins de la Machine. La société face au spectacle de ses dernières dévitalisations. Debord avait pourtant prévenu : « Ici, pour rester dans l’humain, les hommes doivent rester les mêmes » [2].
Le bain numérique est ce « filet de contention cybernétique » sans cesse remaillé et ajusté par les gants chirurgicaux d’une technocrature aussi à l’aise en costard-cravate qu’en blouse blanche. Nous y sommes tous plongés. Pas plus l’auteur de ces lignes que PMO n’avons la prétention de nous en extraire. « On peut vivre contre son temps, mais non en dehors », rappellent utilement les Grenoblois. L’argument vaut pour ces courtes-vues qui reprochent aux tenants de la ligne anti-industrielle de critiquer les nouvelles technologies tout en utilisant certains de ses outils. Autant reprocher au militant antinucléaire de trahir sa cause chaque fois qu’il actionne un interrupteur de sa casbah.
En 2008, l’essayiste québécoise Naomi Klein publiait La Stratégie du choc. On sait le succès de la thèse du livre liant la progression des prédations ultralibérales à la faveur de crises majeures et autres catastrophes naturelles. Sans reprendre la formule de Klein, PMO laisse entendre que le même genre de mécanisme aurait été à l’œuvre durant la crise sanitaire : « La technocratie a saisi l’occasion du choc, de la rupture, brutale et inédite, pour accélérer la mutation du système techno-économique ». Que le Covid ait été une opportunité pour le déchaînement numérique avec pour corollaire une atrophie toujours plus aiguë de nos derniers espaces d’autonomie collective ne laisse aucun doute. Il n’y a qu’à voir, comme le listent les auteurs, le boom sans précédent du commerce électronique, la galopante généralisation du télétravail (va-t’en appeler à la grève quand l’idée même de collectif physique de travail a perdu toute substance), le câblage des minots aux écrans via l’enseignement en distanciel, etc. Si dans ce registre la pandémie a bien joué le rôle d’aubaine, reste à savoir si elle n’a été que ça. Si le péril sanitaire a été à ce point surjoué et dramatisé par nos élites « afin de forcer le passage [de l’économie] au numérique et aux technologies convergentes (Nano-Bio-Info-Neuro, IA, etc.), cependant que nul ne peut s’y opposer ».
À ce titre, on peut s’interroger sur la pertinence de comparer les presque 120 000 morts du Covid en France aux 31 000 morts d’une grippe de Hong-Kong « passée presque inaperçue » et ayant sévi en France entre 1969 et 1970. D’abord parce qu’une telle gymnastique mathématique nous fait retomber sous l’opaque férule de nombres auxquels on peut faire dire tout et son contraire (et puis, à partir de quel seuil peut-on considérer une épidémie comme une chose sérieuse : 500 000, un million de morts ?), ensuite parce que les 31 000 morts de la grippe de Hong-Kong l’ont été au cours d’un bref épisode hivernal (dans les faits, de décembre 1969 à janvier 1970 [3]), donc peu à voir avec cette longue installation dans le temps que nous connaissons avec le Covid.
[bleu marine]Virus à moitié plein ou virus à moitié vide[/bleu marine]
Une autre hypothèse consisterait à penser que ce qui s’est mis en place, à partir du printemps 2020, dans notre pays ressemble bien à une politique de santé publique. Certes autoritaire, erratique, infantilisante et entrelardée de mensonges d’État mais belle et bien effective. L’attention mise sur les services de réanimation en est un exemple évident. Mais on pourrait en citer un autre, comme ces services de la Sécurité sociale dont l’ordinaire consiste à fliquer les salariés en arrêt maladie et à les remettre au boulot et qui, soudainement, ont vu leur mission faire un véritable tête-à-queue puisqu’il s’agissait désormais de payer les gens pour… qu’ils restent chez eux. C’est-à-dire qu’à un moment donné, et notamment dans les premiers mois de la pandémie, le Pouvoir a pu considérer l’affaire comme suffisamment grave et imprévisible pour réactiver, momentanément, la vieille geste providentielle (le fameux « quoi qu’il en coûte ») et congeler toute vie sociale pour freiner la circulation virale. Disant cela, il ne s’agit pas de courber l’échine devant l’e-schlague (ou la schlague tout court) macronienne, encore moins d’applaudir la toute-puissance d’un exécutif allant jusqu’à suspendre la fiction parlementaire via un état d’urgence devenu routinier, mais de comprendre que ceux-là mêmes qui nous laissent nous empoisonner au quotidien par tout un ensemble de pollutions environnementales [4] peuvent décider, si les circonstances l’obligent, de protéger le cheptel humain d’une menace insidieuse et infernale à circonscrire. Y compris en jouant sur nos vieilles peurs des épidémies infectieuses – mettant sous le boisseau que la véritable catastrophe sanitaire, quotidienne, concerne les maladies chroniques [5].
Cette appréciation des faits n’amoindrit en rien le solide corpus développé par PMO. C’est-à-dire qu’il est tout à fait possible de penser simultanément la pandémie virale et la déferlante numérique sans que la première ne soit réduite à l’état de prétexte pour le déploiement de la seconde. En outre, une telle approche « duale » pourrait servir de base de discussion pour couper court à quelques embardées intellectuelles ayant farci la tête de certains manifestants de l’été. Expliquer qu’on peut s’opposer au monde tel qu’il se reconfigure brutalement tout en cultivant un minimum de responsabilité face au risque sanitaire. Et pourquoi pas essayer d’imaginer comment des humains enfin démachinés, soit désencastrés de la Machine, seraient à même de gérer collectivement la récurrence de tels fléaux. Prospective vis-à-vis de laquelle PMO fournit des jalons essentiels sur lesquels ancrer toute pensée critique digne de ce nom.
Sébastien NAVARRO