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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Dézombifier la vie
Article mis en ligne le 13 mars 2023
dernière modification le 10 mars 2023

par F.G.


■ Olivier BORDAÇARRE
CARTE MUETTE
Les Éditions libertaires, 2022, 112 p.



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Il y a des livres qui vous rentrent dedans comme les doigts dans un gant de cuisine. Des livres qui vous ramènent loin et intime, dans cette époque de l’enfance et de l’adolescence où la sortie au supermarché était la virée du week-end. Il y avait les familles qui partaient randonner, celles qui allaient au cinoche ou voir une expo, vous c’était la grande surface du coin. Remplir le caddie jusqu’à la gueule, sillonner les linéaires, lorgner la promo du mois, piquer des piles pour le walkman, bouffer en douce des Bounty tandis que la daronne irait causer avec la vendeuse de poissons et la caissière. Ensuite vous traîneriez dans la galerie marchande, un genre de flânerie gratuite car la famille n’avait pas de ronds pour les extras. Alors juste le plaisir des yeux, le clinquant des marchandises inatteignables, un éthos qui se met en place, plus tard quand je serai riche…

Plus tard vous n’êtes pas devenu riche.

Vous avez même coupé à la hache cette partie de votre biographie frappée du sceau de l’aliénation consumériste.

Un temps assez bref, la militance libertaire vous a permis d’épancher votre dégoût et votre haine de ces lieux d’abrutissement de masse que sont les centres commerciaux. Au début des années 2000, la société de consommation faisait encore partie des paradigmes à abattre pour l’agenda anticapitaliste. Les cendres du 11-Septembre encore chaudes, George W. Bush avait exhorté le peuple américain à faire preuve de la plus farouche des résiliences : « Go shopping ! ». Avec quelques rares complices, vous aviez ourdi des tracts censés détourner les clients des allées criardes d’un hypermarché. Vous imaginiez les badauds aliénés soudain casser le moule des agglutinements marchands et partir en manifs sauvages dans le centre-ville. Dézombifier la vie. Tout ça était terriblement prétentieux et vain. Bien avant vous, Pasolini avait compris que la société de consommation avait une puissance de frappe autrement plus dévastatrice que le fascisme mussolinien pour niveler les foules par le médiocre. Désormais, sur votre lieu de travail, des collègues profitent des jours de grève pour aller « faire chauffer la carte bleue » tandis que, dans la rue, ça gueule pour le pouvoir d’achat. Le dispositif est clos. Le règne de la marchandise total. Même s’il ne faut jamais sous-estimer les lézardes de la dissidence. Une partie de votre fascination pour les Gilets jaunes est venu du fait que ces derniers ont réussi à incarner vos rêves de jeunesse : garroter ces infâmes périphéries commerciales. L’embolie ne durera que quelques semaines mais laissera des traces définitives, certains jaunes continuant à gueuler dans les manifs d’aujourd’hui : « Travaille, consomme et ferme ta gueule ! ».

Société liquide

Las, la politique a cela de commun avec la haute-couture que rien ne saurait exister en dehors de la mode. À part pour quelques niches dites décroissantes, la société de consommation et l’aliénation marchande ne sont plus devenues des motifs de réflexion et de mobilisation. Surtout qu’en dématérialisant et en émiettant les actes d’achat, la furie numérique a définitivement naturalisé notre intrication à la passion boutiquière. Temps et espace, le e-commerce a tout remodelé et réduit selon la norme d’un flux aussi plat qu’un encéphalogramme de mort cérébrale.

Aussi faut-il se réjouir quand les Éditions libertaires mettent sur les étals un court et étrange opus intitulé Carte muette. Un titre pareil, ça intrigue et ça fait d’emblée sourire. Qui n’a pas vécu ces petits moments de flottement et d’inconfort quand le terminal de carte bancaire n’arrive pas à lire votre CB ? On frotte la puce, on réinsère la carte, on attend. On adresse un sourire poli au client qui vous suit dans la file. Et tandis qu’on poireaute, on est soudain conscient, le temps d’une poignée de secondes, de n’être qu’une pulsation incertaine dans ce flot binaire qui empaquète chacun de nos faits et gestes du quotidien. Le moindre accroc, le moindre raté nous rappellent notre état de créature atomisée, dépendante d’un réseau dont le maillage peut soudain se resserrer et interrompre la circulation des données. Or désormais, les données c’est vous, c’est nous tous, c’est l’architecture profonde de l’hydre numérique sur laquelle s’adossent des pans de plus en plus importants de notre société. Se couper du flux des données, c’est se retrouver à l’état de méduse échouée sur la grève. Viré de la société liquide. Condamné à une mortelle dessiccation. Bordaçarre a-t-il lu Zygmunt Bauman ? On ne sait pas, en tout cas certaines intuitions du défunt philosophe semblent l’avoir inspiré : « Vous ne pouvez vous retenir de penser que vous êtes, vous-même, hélas, mille fois hélas, partie intégrante de ce liquide. Vous n’en êtes qu’une molécule, qu’un atome invisible et inséparable de l’ensemble, qu’une goutte parmi les gouttes, réductible au flot général, à la multitude convergente et uniforme. Vous êtes porté, emporté, dirigé, gouverné par le courant. Vous êtes socialement intégré au flux. Vous n’êtes qu’un peu de viande et d’argent dans le flux. Hyperclientisé. »

Romancier et homme de théâtre, Olivier Bordaçarre reste dans les bornes de son champ de compétence : Carte muette n’est pas un essai, Carte muette est un exercice de style, un vouvoiement d’une centaine de pages. Une brève et lucide rumination sur notre condition de client à vie d’une vie monétisée. Comme si chaque passage à la caisse nous formatait toujours un peu plus, à la manière d’un passage à tabac délicat, appliqué, sans gnons et sans douleur. Bordaçarre écrit un livre dont le lecteur est un genre de héros malgré lui. Son rôle n’est pas compliqué : vous êtes sur la dalle goudronnée d’un centre commercial. En piste pour un tour de caddie. Ou bien fiché dans la queue d’une station-service pour remplir le réservoir de votre vieille guimbarde. La situation n’a rien d’extraordinaire, elle est même d’une affligeante banalité. À cela près que tout en vous hurle à l’extorsion et à la prise d’otage. Vous dissonez. Et le constat de cette dissonance épuise votre psyché car c’est de votre plein gré que vous vous fourrez régulièrement dans un dispositif qui non seulement vous rebute jusqu’à la nausée mais en plus vous suce toute votre sève d’humain autonome. « Vous devez y consentir : vous êtes fatigué. La fatigue est l’état qui vous caractérise le plus adéquatement quand vous franchissez les portiques de la zone. Pour vous, la résistance est un lieu lointain, un territoire de fêtes inatteignable, une terre de rêve. (…) Ne jouez pas l’utopiste, vous n’y croyez plus. Vous avez totalement assimilé l’idée que l’utopie n’est pas l’irréalisé, mais l’irréalisable. »

« La résignation est un suicide quotidien », a écrit Balzac qui en connaissait un rayon question grands magasins. Olivier Bordaçarre revisite le filon et ressuscite hebdomadairement sa créature hyperclientisée. Il écrit « vous » mais on sent le « je » derrière. Le « je » qui pousse et subjective. Le « je » qui fait glousser, nerveusement, tant il échafaude d’échappatoires foireuses censées le sortir de la nasse. Carte muette est un jeu à la fois pervers et empathique. Un jeu qui tient du syndrome autistique puisque toute communication vraie avec autrui semble impossible : que ce soit avec le connard d’à côté au volant de son énorme SUV ou avec l’hôtesse de caisse dont on repère la mine blafarde malgré l’emplâtre du fond de teint. Bordaçarre n’invente pas la poudre avec laquelle fumer l’ennemi, juste le tempo désenchanté et habilement remâché d’une voix off tout à la fois rétive et soumise. Et c’est de cette tension des contraires que naît la jubilation de la lecture.

Hameçonné le temps d’un bug de la machine, l’auteur se défoule en extrapolations bileuses et vagabondages mentaux. « Vos pensées sont nulles, vous perdez un temps précieux, la situation vous transforme en animal, ou en pauvre merde figée sur une aire de stationnement, votre soupir n’en finit pas, la dictature de l’argent finira par réduire l’existence des humains en existence de porcs. » Qu’on ne s’y trompe pas : l’apitoiement ne tient pas forcément de la reddition. Sous la provocation auto-dépréciative, le penseur affûte ses traits, multiplie les angles d’attaque et les fugues sans lendemain. Dépiautages de l’économie-monde, embardées érotiques, robinsonnades d’un jour. Poussé dans ses retranchements irrationnels, le réel d’une station-service confine soudain à l’absurde. La carte a beau être muette, elle est soudain aussi verbeuse qu’un pastiche d’Ionesco. Dans la caboche du pris en otage, les méninges en surchauffe font feu de tout bois. De La Grève des électeurs d’Octave Mirbeau à la tronche d’Alain Delon en panneau publicitaire avec ses ratiches blanches comme du PVC. Le droit d’inventaire de Bordaçarre furète tous azimuts. Rien n’y résiste des plis moisis de notre modernité de pacotille. Sous ses faux-airs de monde foutu et de dégringolade collective, on pourrait parier qu’Olivier Bordaçarre continue à y croire. Preuve en est cette épigraphe qu’il est allé chercher sous la plume du camarade vitamine Bakounine : « La volupté de la destruction est une volupté créatrice ». Ah ! le charme discret de l’entropie…

Les lazzis de la honte

« On vous dit que vous devez vivre avec votre temps, vous ne comprenez pas. Cela n’a aucun sens pour vous. On ne peut vivre dans un autre temps que le sien. Mais vous vous faites un devoir de désigner ce temps, ce présent, comme un temps qui se trompe, un temps aussi trouble que double. Ce temps vous est imposé par ceux qui ont le temps. Vous, vous n’avez pas le temps. Il y a un temps contraint, un temps de mauvaise qualité, un temps discount et il y a un temps lucratif, ouvert sur le monde de la culture, un temps de luxe qui conjugue passé, présent et futur, qui permet de voir loin, de prévoir, d’organiser. Les détenteurs de ce temps prestigieux vous invitent à vivre au présent. Vous ne devez vivre qu’au présent. En profiter. Parce que la vie est courte. Et puis les petits bonheurs de la vie… C’est tout ce qu’ils vous laissent. Le présent. Ils vous coupent de l’Histoire afin de réduire votre mémoire à celle d’un poisson rouge et ils vous amputent de votre futur pour le penser à votre place. » On méditerait pour moins que ça.

Carte muette est un bouquin qui cause en boucle, en circuit fermé, en pure perte peut-être ; un bouquin qui sanctuarise quelques lucidités premières, un partage entre copines et copains qui ont toujours refusé la carte du magasin. On pourra l’accuser d’enfiler des lieux communs comme on enfile des perles, d’enfoncer les portes ouvertes, bref, de ne rien proposer d’autre que des redites milles fois entendues.

De notre côté, on saluera ce monologue mutin qui fait striduler les portiques antivol comme autant de lazzis canailles.

Sébastien NAVARRO


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