Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Le messianisme romantique de Gustav Landauer
À contretemps, n° 48, mai 2014
Article mis en ligne le 12 mars 2015
dernière modification le 13 mars 2015

par F.G.

Cette étude de Michaël Löwy a été originellement publiée dans la revue Archives de sciences sociales des religions, 60/1 (juillet-septembre 1985), pp. 55-66.


Gustav Landauer est un auteur encore presque inconnu en France. Tandis qu’en Allemagne et aux États-Unis ses écrits ont été réédités et traduits, et plusieurs ouvrages sont consacrés à l’étude de sa pensée [1] (sans parler d’un grand nombre d’articles et essais) le seul de ses livres traduits en français, La Révolution (Éditions Champ Libre, Paris, 1974), a eu très peu d’écho [2], et il n’existe en langue française aucune analyse plus fournie de son œuvre – à l’exception du chapitre que lui dédie Martin Buber dans Utopie et Socialisme (Paris, Aubier-Montaigne, 1977).

Qui est donc Gustav Landauer ? Né le 7 avril 1870 dans une famille juive bourgeoise du sud-ouest de l’Allemagne, écrivain, philosophe, critique littéraire, ami de Martin Buber et de Kropotkine, rédacteur de la revue anarchiste Der Sozialist (1909-1915), il deviendra en avril 1919 commissaire du peuple à la Culture dans l’éphémère République des conseils de Bavière. Avec la défaite de la révolution à Munich il sera emprisonné et assassiné par des militaires le 2 mai 1919.

Son œuvre est étonnante tant par sa richesse que par son unité spirituelle. Outre La Révolution (publié en 1907 dans une collection de monographies sociologiques éditée par Buber), ses principaux écrits sont : L’Appel au Socialisme (Aufruf zum Sozialismus, 1911), ouvrage de philosophie sociale libertaire d’inspiration romantique, une étude sur Shakespeare en deux volumes (Shakespeare dargestellt in Vorträgen, 1920, édition posthume par M. Buber), qui est devenu un classique de la critique littéraire allemande, et deux recueils d’articles littéraires et politiques publiés eux aussi par Buber après sa mort : Der Werdende Mensch (L’homme en devenir, 1921) et Beginnen (Commencement, 1924). Il faudrait ajouter aussi un roman, Der Todesprediger (Le prédicateur de la mort, 1893) ; un recueil de nouvelles, Macht und Mächte (Le Pouvoir et les pouvoirs, 1903) ; un ouvrage philosophique, Skepsis und Mystik (Scepticisme et mystique, 1903) ; une collection de lettres sur la Révolution française (Briefe aus der Französischen Revolution, 1919) ; des traductions diverses – Maître Eckhart, Étienne de La Boétie, Oscar Wilde, Bernard Shaw, Proudhon, Kropotkine – et deux volumes de correspondance (publiés par Buber en 1929) : Gustav Landauer, sein Lebensgang in Briefen.

En lisant les commentaires de certains contemporains sur Gustav Landauer, on est frappé par l’aura religieuse (juive), la dimension hiérophanique du personnage. Martin Buber se réfère à lui comme un héritier des prophètes et martyrs juifs du passé et Hans Kohn l’exalte comme « un visionnaire messianique dans la tradition des prophètes » [3]. Même le sceptique Karl Mannheim est fasciné par Landauer et voit en lui le représentant le plus typique de l’anarchisme radical en tant que forme moderne du chiliasme, « une posture spirituelle d’une profondeur démoniaque » (Eine Seelenhaltung von dämonischer Tiefe) [4].

Or, si l’on étudie les écrits de Landauer avant 1908 on est frappé par le peu de références à la tradition religieuse juive. Comme beaucoup d’autres intellectuels juifs allemands de cette génération, nés dans des familles assimilées de la bourgeoisie juive, le chemin vers la découverte du judaïsme passe par la médiation de la culture allemande.

Contrairement à ce que l’on croit d’habitude, c’est moins l’antisémitisme que l’assimilation culturelle des Juifs en Allemagne qui va, paradoxalement, créer les conditions pour un renouveau de la spiritualité juive, un retour aux sources de la judéité, à partir du tournant du siècle. À l’assimilation économique des parents embourgeoisés correspond, dans la génération née pendant le dernier quart du XIXe siècle, une assimilation profonde à la culture environnante, généralement par la médiation du Lycée et de l’Université. Il se forme ainsi, pour la première fois à une échelle de masse, une nouvelle catégorie sociale : l’intelligentsia paria juive  [5]. Or, le courant dominant dans la vie culturelle et académique de l’Allemagne à cette époque est le néo-romantisme, vision sociale du monde critiquant la modernité, nostalgique des valeurs (pré-capitalistes) du passé et notamment des anciennes traditions religieuses. Devenus romantiques par le processus d’assimilation culturelle, beaucoup d’intellectuels parias juifs seront alors poussés à découvrir leurs propres valeurs, traditions et références religieuses. Il se produit ainsi une espèce d’anamnèse culturelle, une anacculturation religieuse qui conduit ces écrivains, philosophes ou poètes à retrouver la culture et la religion juives perdues, oubliées ou diluées par les générations assimilées précédentes. L’assimilation n’est pas pour autant abolie, dans la mesure où la plupart de ces intellectuels continue à s’identifier à la culture allemande (ou au moins à s’exprimer en allemand) et surtout dans la mesure où leur interprétation du judaïsme, leur lecture de la tradition religieuse juive est colorée par leur problématique romantique allemande. La religion juive dont ils se réclament n’est ni le déisme vague de leurs parents, ni l’orthodoxie rigide de la minorité pratiquante : c’est un judaïsme romantique, reformulé, ré-élaboré, reconstruit dans un contexte culturel allemand.

Les moments privilégiés de cette reconstruction sont ceux qui s’opposent à la religion institutionnalisée ou rationalisée, les aspects souterrains, hérétiques, mystiques, occultes, explosifs – en un mot, « romantiques » – de l’héritage religieux juif : prophétisme, messianisme, kabbale, sabbatianisme, hassidisme. En réalité il n’y a pas de retour à la religion rabbinique traditionnelle, mais création d’une religiosité nouvelle, d’une spiritualité étrange produite par la lumière de la tradition juive filtrée dans un prisme romantique allemand. Ce renouveau juif du sacré incorpore fréquemment des références chrétiennes, en les réinterprétant : c’est le cas notamment de la figure du Christ, vénéré en tant que prophète et martyr juif (Buber). Enfin, il prend chez certains la forme de l’athéisme religieux, c’est-à-dire d’un univers sacré structuré par la symbolique religieuse, mais d’où la divinité est (ou paraît être ?) absente : Ernst Bloch, le jeune Lukacs, Erich Fromm, etc.

C’est dans ce contexte que se déploie l’itinéraire spirituel de Gustav Landauer et sa rencontre avec le judaïsme. Son point de départ sera le romantisme en tant que perception nouvelle de la vie, de la culture et de la société, provoquant la rupture avec les parents bourgeois. Dans un texte autobiographique rédigé en 1913, Landauer décrit l’atmosphère de sa jeunesse comme une révolte contre le milieu familial, comme le « heurt incessant d’une nostalgie romantique contre les étroites barrières du philistinisme (enge Philisterschranken) » [6]. Se référant au romantisme dans un article postérieur, il le présente comme une véritable renaissance de l’esprit : « Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle se sont réveillés à nouveau en Allemagne Sentiment (Gefühl), Passion, Intériorité, Nature et Liberté… [7] »

Outre les poètes romantiques – notamment Hölderlin (qu’il va comparer, dans une conférence de 1916, aux prophètes hébraïques !) –, c’est de Nietzsche dont il se réclame le plus fréquemment. Son premier ouvrage, le roman Der Todesprediger (Le prédicateur de la mort, 1893) est directement inspiré par Zarathoustra, dont un des chapitres s’intitule comme on le sait « Von den Predigern des Todes ». Mais contrairement à Nietzsche et à la plupart des autres critiques romantiques de la civilisation moderne, son orientation est dès le début socialiste et libertaire : c’est une caractéristique commune à la démarche de beaucoup d’intellectuels juifs parias d’Allemagne d’opérer un glissement radical dans la Kulturkritik romantique en la réorientant vers l’utopie et la révolution – tandis que chez la plupart des auteurs allemands elle tend vers le pôle restauratif ou conservateur. Parmi les précurseurs de cette radicalisation, Landauer célèbre Jean-Jacques Rousseau, chez qui il découvre, comme chez Tolstoï et Strindberg, la fusion harmonieuse entre « révolution et romantisme, pureté et fermentation, sainteté et folie… » [8].

Partisan de l’anarchie, Landauer est en même temps un nostalgique de la Gemeinschaft du passé et de l’esprit gothique du Moyen Âge, dans la plus pure tradition romantique allemande. Dans un essai sur Walt Whitman, il compare le poète américain à Proudhon, en soulignant que tous deux unissent « esprit conservateur et esprit révolutionnaire, individualisme et socialisme » [9]. Cette définition s’applique rigoureusement à sa propre vision sociale du monde, dont la dialectique utopique rattache tradition ancestrale et espoir d’avenir, conservation romantique et révolution libertaire. Comme l’écrit Martin Buber dans le chapitre « Landauer » d’Utopie et Socialisme  : « Ce qu’il a en tête, c’est précisément un conservatisme révolutionnaire : un choix révolutionnaire des éléments de l’être social qui méritent d’être conservés et qui sont valables pour une nouvelle construction. [10] »

Parmi les « éléments de l’être social qui méritent d’être conservés » figurent en bonne place certaines traditions religieuses mystiques et hérétiques. Tout d’abord chrétiennes : jusqu’à 1908, les références religieuses de Landauer sont presque exclusivement empruntées au christianisme. Dans l’ouvrage La Révolution (1907), il célèbre le prophète hussite du XIVe siècle Peter Chelcicky, « un anarchiste chrétien fort en avance sur son temps qui avait reconnu dans l’Église et dans l’État les ennemis mortels de toute vie chrétienne », ainsi que Thomas Münzer et les anabaptistes qui ont essayé pour la dernière fois de fonder la vie de la société sur l’esprit universel de la communauté chrétienne [11]. Parmi les mystiques chrétiens c’est surtout Maître Eckhart qui l’intéresse : pendant un séjour d’un an en prison en 1899 (pour « outrage aux autorités »), il traduit en allemand moderne ses écrits, qu’il fera paraître en 1903 [12]. Dans une lettre de prison à son amie (et future épouse) Hedwig Lachmann, il loue « l’esprit sobre et clair » du « panthéiste » Eckhart [13]. On perçoit ici un parallèle évident avec Martin Buber qui étudiait vers la même époque les mystiques de la Renaissance et qui publiera en 1901 un essai sur Jakob Böhme [14]. Cet intérêt commun pour le mysticisme chrétien sera d’ailleurs un des premiers terrains de rapprochement personnel entre les deux hommes après leur première rencontre vers 1900 [15]. Selon J. H. Heydorn, la spiritualité de Landauer relève de la Theologia negativa qui refuse de faire de l’Éternel un objet de connaissance : on pourrait montrer sa filiation avec la grande tradition mystique qui remonte au néo-platonisme et à Nicolas de Cuse [16].

D’une façon plus générale le concept de religion chez Landauer est celui que les romantiques ont puisé chez Goethe et Spinoza. S’agit-il d’une forme de panthéisme ? Dans un essai de 1901, il identifie Dieu à la natura naturans en se référant à Maître Eckhart, Spinoza et Goethe [17]. En tout cas cette religion est radicalement distincte (et à certains égards directement opposée) à celle des Églises ou confessions. Dans une lettre de 1891 (qui se trouve parmi ses papiers à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam), il écrit : « Un rabbin… ne peut pas posséder la vraie religion, sinon il ne serait pas le clerc d’une confession établie. [18] » Il fait sienne une remarque du théologien romantique Schleiermacher : la religion doit être l’accompagnement de la vie, comme la musique. On doit tout faire avec religion, rien par religion. Comme les romantiques, Landauer cherche dans les hauteurs suprêmes du Geist le point d’unité entre Religion, Science et Art [19].

Un des thèmes centraux de cette religiosité romantique panthéiste ou athée est celui du devenir Dieu de l’homme. Dans un de ses premiers articles publiés – un essai sur « l’éducation religieuse de la jeunesse » (1891) –, Landauer proclame que le seul Dieu auquel on doit croire est « le Dieu que nous voulons devenir et que nous deviendrons » [20]. On retrouve cette problématique hétérodoxe dans plusieurs de ses écrits et notamment dans un long commentaire (resté inédit) sur l’Évangile selon saint Jean, qui fait appel à la promesses des Écritures : « Vous serez comme des Dieux. [21] »

Landauer se sentait proche des libertaires religieux comme Tolstoï, en qui il voyait « le nouveau Jésus » venu apporter un message de rédemption sociale, une religion opposée aux Églises, sans mythologie et sans superstitions. Ennemi du pharisaïsme, Tolstoï aimait les criminels et les pécheurs, mais il haïssait le mensonge : sa religion était celle de l’amour « dans le sens de Platon, dans le sens de Jésus, dans le sens de Spinoza » [22].

Comme plusieurs autres Juifs romantiques de cette génération, Landauer est fasciné par la figure du Christ qu’il considère, avec Moïse et Spinoza, comme une des trois grandes figures prophétiques du peuple juif [23]. Dans une notice conservée dans les Archives Landauer de Jérusalem on trouve cette remarque : « Jésus, le plus grand de tous les orateurs, ne pourrait tenir aujourd’hui qu’un seul discours : immédiatement après il serait jeté en prison pour crime de haute trahison  ! (…) De quel Temple expulserait-il les pharisiens s’il revenait ! [24] »

Avant 1908, il existe très peu de références au judaïsme dans les écrits – ou même la correspondance – de Landauer. Dans un essai de 1907 intitulé Peuple et Terre : trente thèses socialistes, il mentionne les figures spirituelles de chaque nation : Rabelais, Molière et Voltaire pour la France ; Goethe pour l’Allemagne, etc. Il ajoute alors : « Ainsi, les Juifs ont eux aussi leur unité et leurs Isaïe, Jésus, Spinoza » – un choix très caractéristique, où deux des représentants supérieurs du judaïsme sont pour le moins éloignés de la tradition religieuse orthodoxe… En réalité ses sympathies les plus profondes dans ce texte ne vont pas encore au judaïsme mais à une autre culture, qui dépasse les limites des États et des langues : « la chrétienté avec son Dante et son gothique, qui s’étendait de Moscou jusqu’à la Sicile et l’Espagne » [25].

Contrairement à beaucoup d’autres intellectuels juifs (Herzl), y compris anarchistes (Bernard Lazare), l’Affaire Dreyfus le laisse indifférent. Comme il écrira dans une lettre à Hedwig Lachmann en 1899, seul l’aspect personnel et humain de l’affaire – l’innocence de Dreyfus et sa souffrance – le touche. Par conviction « anti-politique », il refuse de prendre position dans ce qui relève à ses yeux de la lutte entre « la république de la Bourse et le féodalisme césaro-jésuitique… » [26]. Et s’il condamne parfois les courants antisémites dans le mouvement ouvrier, cela ne l’empêche pas de défendre le « socialiste antisémite » Eugen Dühring contre les critiques de la presse libérale juive [27]. Ce n’est que bien plus tard, en 1913, ayant déjà retrouvé son identité juive, que Landauer va se prononcer radicalement contre l’antisémitisme, en exprimant son indignation contre le procès truqué de Mendel Beilis en Russie (accusé de « meurtre rituel ») et en refusant de participer à une réunion des mouvements de jeunesse allemands à Meissner, parce que des groupes antisémites y avaient été invités [28]. Ce n’est donc pas l’antisémitisme qui va provoquer, vers 1908, le tournant de Landauer vers le judaïsme, mais la découverte, grâce aux écrits de Buber, d’une nouvelle conception de la spiritualité juive.

La publication du livre de Buber La Légende du Baal Schem, en 1908, a eu un impact extraordinaire sur l’intelligentsia juive (et aussi non juive) dans toute l’Europe centrale, parce qu’il présentait, pour la première fois, une image nouvelle du judaïsme, une image radicalement distincte aussi bien du libéralisme assimilé que de l’orthodoxie rabbinique. Pour Landauer, comme pour d’autres intellectuels parias juifs formés dans la culture allemande du tournant du siècle, c’est seulement une religiosité juive romantique comme celle créée par Buber à partir du fonds légendaire hassidique qui aurait pu les attirer vers le judaïsme.

Peu après la parution du livre, Landauer salue dans une lettre d’octobre 1908 « ces merveilleux contes et légendes (de la tradition de mystiques juifs-polonais du XVIIIe siècle) du Baal Schem et de Rabbi Nachman » [29]. Il en écrit un compte-rendu – qui paraîtra seulement en 1910 – mettant en évidence les aspects romantiques et messianiques du livre : « L’extraordinaire de ces légendes juives est… que le Dieu qui est recherché, doit non seulement libérer des limites et illusions de la vie sensible, mais doit surtout être le Messie, qui élèvera au-dessus de la souffrance et de l’oppression les pauvres Juifs torturés… » Les contes hassidiques sont l’œuvre collective d’un Volk, ce qui ne signifie pas quelque chose de « populaire » ou trivial mais « une croissance vivante : le futur dans le présent, l’esprit dans l’histoire, l’ensemble dans l’individu… Le Dieu libérateur et unificateur dans l’homme emprisonné et déchiré, et le ciel dans le terrestre. [30] »

Par ailleurs, dans ce compte-rendu, Landauer fait aussi état, de façon explicite, du changement survenu dans sa propre attitude envers le judaïsme à la suite de la lecture de l’ouvrage : « Nulle part un Juif ne peut apprendre, comme dans la pensée et l’écriture de Buber, ce que beaucoup aujourd’hui ne savent pas spontanément, et ne découvrent que grâce à une impulsion venue du dehors : que le judaïsme n’est pas un accident extérieur (äussere Zufälligkeit), mais une qualité interne inaliénable (unverlierbare innere Eigenschaft), dont l’identité réunit un certain nombre d’individus dans une communauté (Gemeinschaft). Ainsi s’établit, entre celui qui écrit cet article et l’auteur du livre, un terrain commun, une équivalence dans la situation de l’âme (Seelensituation)… [31] » Landauer lui-même avait été un de ces Juifs pour lesquels le judaïsme était un « accident extérieur » : dans une lettre à la rédaction du journal Zeit (en réponse à l’article antisémite d’un certain Von Gerlach), il avait défini l’appartenance au judaïsme comme un « hasard » (Zufall) [32].

Dans un autre article sur Buber, écrit en 1913, Landauer souligne que grâce à son œuvre, qui a sorti de l’oubli une tradition ensevelie et souterraine « l’image de l’essence juive (jüdischen Wesens) est devenue différente pour les Juifs et les non-Juifs » [33]. Le Baal Schem de Buber a donc été pour Landauer, comme pour beaucoup d’autres intellectuels juifs de culture allemande, « l’impulsion extérieure » qui leur a permis de découvrir leur propre identité juive. Il serait néanmoins trop unilatéral de vouloir rendre compte de ce « tournant juif » par la seule influence de Buber. D’autant plus que les idées religieuses de Buber sont elles-mêmes profondément influencées par la philosophie sociale de Landauer et par ses écrits sur la mystique chrétienne [34]. En réalité, tous deux puisent à la même source – la culture néo-romantique allemande –, et c’est à partir de cette base commune qu’ils vont s’influencer réciproquement.

Ce qui distingue la démarche de Landauer de celle de Buber est – outre des options politiques différentes – son attitude envers la religion. Tandis que la spiritualité de Buber relève de la foi religieuse au sens strict, celle du philosophe anarchiste appartient plutôt au domaine ambigu de l’athéisme religieux. Les thèmes prophétiques, mystiques ou messianiques juifs sont, d’une certaine façon au moins, sécularisés dans son utopie socialiste ; mais il ne s’agit pas d’une sécularisation au sens habituel du terme : la dimension religieuse reste présente au cœur même de l’imaginaire politique. Elle n’est pas abolie mais conservée/supprimée – au sens dialectique de Aufhebung – dans la prophétie utopique et révolutionnaire. Dans cette sécularisation mystique – certains auteurs parlent de « l’athéisme mystique » de Landauer [35] –, l’univers symbolique religieux s’inscrit explicitement dans le discours révolutionnaire et le charge d’une spiritualité sui generis, qui semble échapper aux distinctions habituelles entre le sacré et le profane, le transcendant et l’immanent, la religion et le siècle. Le terme provisoire d’ « athéisme religieux » ne fait que remplacer, de façon inadéquate, un concept qui n’existe pas encore pour désigner cette figure de l’esprit dont Landauer, Ernst Bloch et Walter Benjamin sont des représentants éminents dans la culture juive allemande.

Landauer refuse de croire à un Dieu « au-delà de la terre et au-delà du monde (überirdischen und überweltlichen Gott) » ; à la suite de Feuerbach, il affirme que c’est l’homme qui a créé Dieu et non l’inverse [36]. On pourrait donc le rattacher à l’athéisme. Mais cela ne l’empêche pas de se réclamer, comme nous l’avons vu, de la spiritualité religieuse et même de définir le socialisme comme une religion : « Le socialisme est la tentative de porter la vie commune des hommes vers l’association libre dans un esprit commun, c’est-à-dire vers la religion… [37] » En 1919, en pleine période insurrectionnelle en Allemagne, il salue « l’esprit céleste (himmlichen Geist) de la Révolution » qui « libère l’enseveli et fait jaillir la source du sacré occulté » et lance cet appel messianique : « Que de la Révolution nous vienne la Religion, une Religion de l’action, de la vie, de l’amour, qui rend bienheureux, qui porte rédemption, qui surmonte tout. [38] »

L’attitude de Landauer envers la religion juive est inspirée par la dialectique romantique de l’utopie : elle rassemble dans un même mouvement de l’esprit le passé millénaire et l’avenir libéré, la tradition conservée dans la mémoire collective et le socialisme. Dans un article sur la question juive, intitulé « Ces idées sont-elles hérétiques ? », il écrit : « L’archi-ancien, que nous retrouvons dans notre âme, est le chemin de l’humanité en devenir, et la tradition de notre cœur martyrisé et nostalgique n’est pas autre chose que la révolution et la régénération de l’humanité. [39] »

Un exemple caractéristique de ce traditionalisme révolutionnaire est l’interprétation, dans son Appel au Socialisme (1911), de l’institution du Jubilé créé par Moïse, qui rétablissait toutes les cinquante années l’égalité sociale par une redistribution des terres et des biens : « Le soulèvement (Aufruhr) comme constitution, la transformation et le bouleversement comme une règle prévue pour toujours… telles étaient la grandeur et la sainteté (Heilige) de cet ordre social mosaïque. Nous avons à nouveau besoin de cela : une réglementation nouvelle et un bouleversement par l’esprit, qui ne fige pas les choses et les lois de façon définitive, mais se déclare soi-même comme permanent. La révolution doit devenir une pièce de notre ordre social, elle doit devenir la règle fondamentale de notre constitution. [40] » Une notice qui se trouve dans les Archives Landauer reprend ce thème sous un autre angle : dans d’autres religions, les dieux aident la nation et protègent ses héros ; dans le judaïsme, par contre, « Dieu est l’éternel opposant à la bassesse, donc le séditieux (Auführer), l’éveilleur (Aufrüttler), l’avertisseur (Mahner) ». La religion juive témoigne de « la sainte insatisfaction du peuple envers soi-même » [41]].

Contre la philosophie évolutionniste du progrès commune aux libéraux et aux marxistes de la IIe Internationale, Landauer esquisse une conception de l’histoire inspirée à la fois par le romantisme allemand et par le messianisme juif. Analysant les écrits de Landauer comme figure typique du chiliasme anarchiste, Karl Mannheim souligne que cette forme de pensée refuse tout concept d’évolution, toute représentation de progrès : dans le cadre d’une « différentiation qualitative du temps », la révolution est perçue comme une irruption (Durchbruch), un instant abrupt (abrupten Augenblick), un vécu-du-maintenant (Jetzt-Erleben) [42]. Cette analyse est d’autant plus impressionnante qu’elle s’applique non seulement à Landauer, mais aussi, à quelques nuances près, à Martin Buber, Walter Benjamin (rappelons son concept messianique de Jetztzeit) et beaucoup d’autres penseurs juifs allemands.

En 1911, Buber et Landauer publient, chacun de leur côté, un ouvrage où cette nouvelle conception de l’histoire, romantique et messianique, anti-évolutionniste et « anti-progrès », se manifeste simultanément, parfois dans des termes presque identiques : impossible de savoir qui a été influencé par l’autre…

Dans Trois discours sur le judaïsme (1911), Buber met en question le concept d’évolution, de transformation graduelle, de progrès ou d’amélioration (Verbesserung) : « Car, par “renouvellement ”, je n’entends en aucune manière un changement graduel, la somme totale de petites modifications : j’entends quelque chose de soudain et énorme (Ungeheures), quelque chose qui ne serait en aucune manière assimilable à une progression, mais plutôt à un revirement, une métamorphose. » Plutôt que d’aspirer à un « progrès » (Fortschritt) médiocre, il s’agit de « convoiter l’impossible » (das Unmögliche). Le paradigme de ce renouvellement total se trouve dans la tradition messianique juive : « Le dernier Isaïe fait dire à Dieu : “Je crée des cieux nouveaux, une terre nouvelle” (65,17). [43] »

La même année paraît L’Appel au socialisme de Landauer, qui proclame : « Aucun progrès, aucune technique, aucune virtuosité ne nous apporteront le salut et le bonheur » ; critiquant « la croyance dans l’évolution progressiste (Fortschrittentwicklung) » des marxistes allemands, il présente sa propre philosophie de l’histoire : « Pour nous, l’histoire humaine n’est pas faite de processus anonymes, et n’est pas seulement une accumulation d’innombrables petits événements de masse… Partout où il est advenu pour l’humanité quelque chose de grand et de sublime, de bouleversant et de novateur, ce fut l’impossible (das Unmögliche) et l’incroyable... qui ont amené le tournant. [44] »

Contre la perception évolutionniste du progrès comme accumulation quantitative et graduelle, Buber et Landauer avancent leur conception qualitative et messianique du temps historique, où le changement radical, la grande métamorphose résultent d’une irruption soudaine de ce qui était jusqu’alors considéré comme impossible. Pour Landauer, le moment privilégié de cette irruption est précisément la révolution, quand « l’incroyable, le miracle se déplace vers le royaume du possible » [45].

Dans la conception messianique de l’histoire de Landauer, les Juifs occupent une place particulière : leur mission (Amt), leur vocation (Beruf) ou tâche (Dienst) est d’aider à la transformation de la société et à la gestation d’une nouvelle humanité. Pourquoi le Juif ? « Une voix irréfutable, comme un cri sauvage qui résonne dans le monde entier et comme un soupir dans notre for intérieur, nous dit que la rédemption du Juif ne pourra avoir lieu qu’en même temps que celle de l’humanité ; et que les deux sont une seule et même chose : attendre le Messie dans l’exil et la dispersion et être le Messie des peuples. [46] »

Il s’agit bien entendu d’une forme classique de messianisme paria, qui renverse dans le domaine spirituel le « privilège négatif » (Max Weber) du peuple paria. Pour Landauer, cette vocation juive remonte à la Bible elle-même : dans un commentaire sur Strindberg, en 1917, il affirme l’existence de deux grandes prophéties dans l’histoire : « Rome, la domination du monde ; Israël, la rédemption du monde. » Dans la tradition juive qui n’oublie jamais la promesse de Dieu à Abraham – la rédemption du peuple juif avec celle de toutes les nations –, il voit la manifestation « d’une conception, d’une foi, d’une volonté messianiques » [47].

Aujourd’hui la mission rédemptrice juive prend la forme séculière du socialisme. Landauer voit dans la condition juive moderne le fondement objectif du rôle socialiste international des Juifs. Contrairement aux autres nations, les Juifs ont cette particularité unique d’être un peuple, une communauté, mais non un État : cela leur donne la chance historique d’échapper au délire étatique. À partir de cette perspective l’anarchiste Landauer va refuser les deux positions dominantes dans la communauté juive allemande : l’assimilation – qui implique l’adhésion à l’État de la nation hôte – et le sionisme, qui vise à établir un État juif [48]. Dissociant radicalement la Nation de l’État, Landauer se réclame d’une triple nationalité : allemande, allemande du Sud et juive [49] ! Il refuse même la désignation de Juif allemand ou d’Allemand juif, parce qu’il ne veut pas réduire une de ses identités nationales à un adjectif... D’où la conclusion de son article « hérétique » sur la question juive : tandis que les autres nations se délimitent de leurs voisins par des frontières étatiques, « la nation juive a ses voisins dans son propre cœur ». Il voit dans cette singularité le signe le plus sûr de la mission universelle du peuple juif [50].

Invité en 1912 par une branche locale du mouvement sioniste à Berlin-Ouest à prononcer une conférence sur « Judaïsme et Socialisme », Landauer avance l’idée provocatrice que la Galuth, l’exil, la diaspora est précisément ce qui lie le judaïsme au socialisme – thèse qui découle logiquement de toute son analyse de la condition juive [51]. C’est là où son chemin se sépare de celui de son ami sioniste Martin Buber et le conduit à la révolution de 1919 en Bavière. Saluant sa mémoire peu après son assassinat, Buber écrira : « Gustav Landauer a vécu comme un prophète de la communauté humaine à venir et il est tombé comme son martyr. [52] »

D’une certaine façon Landauer fut un penseur singulier et isolé : trop mystique pour les anarchistes athées, trop romantique pour les socialistes amis de la science et du progrès, trop juif pour les assimilationistes, trop assimilé pour les sionistes. Toutefois, l’influence de son œuvre a été considérable : non seulement sur le mouvement anarchiste allemand (Erich Mühsam, Max Nettlau, Rudolf Rocker) et mondial, mais sur de nombreux courants juifs d’Europe centrale : les mouvements de jeunesse sionistes-socialistes Hapoel-Hatzair (Le jeune ouvrier) et Hashomer Hatzair (La jeune garde), le Cercle Bar-Kochba de Prague (Hans Kohn, Hugo Bergmann), le cercle autour de Martin Buber et de sa revue Der Jude (Ernst Simon, Rudolf Kayser), etc. Ses écrits vont nourrir, à un niveau beaucoup plus profond qu’on ne le croit d’habitude, la pensée de Gershom Scholem, de Walter Benjamin et d’Ernst Bloch dont « l’anarchisme métaphysique » des années 1917-1922 est dans une large mesure inspiré par l’auteur de L’Appel au socialisme.

Michael LÖWY