■ Jean-Didier VINCENT
ÉLISÉE RECLUS, GÉOGRAPHE, ANARCHISTE ET ÉCOLOGISTE
Paris, Robert Laffont, 2010, 432 p.
Voici un livre de qualité, fort accessible et de lecture agréable sur un auteur qui, sa vie durant, s’efforça lui-même d’écrire sans jargonner et à hauteur d’homme. Cet effort de clarté, il faut bien sûr le voir comme un premier hommage de Jean-Didier Vincent, neurobiologiste réputé devenu biographe d’Elisée Reclus, à son compatriote de Sainte-Foy-la-Grande, haut lieu du val de Dordogne qui fut terre d’hommes libres et de protestants. L’autre hommage, avoué celui-ci, c’est d’avoir construit ce portrait littéraire du géographe anarchiste d’après un plan qui emprunte beaucoup au livre préféré d’Elisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, et qui se décline en trois parties : le ruisseau (les années de découverte) ; la rivière (les années d’installation dans l’âge adulte et dans l’engagement social) ; le fleuve (les années où Reclus devint l’homme de la Nouvelle Géographie Universelle et l’un des principaux inspirateurs de l’Anarchie de son temps).
Pour éviter tout malentendu et répondre par avance aux reclusiens érudits qui ne manqueront pas de signaler, avec raison, que cette biographie n’apporte sans doute rien de nouveau par rapport à celle d’Hélène Sarrazin [1] – que l’auteur de ce « Reclus » juge lui-même incomparable –, précisons d’emblée que l’approche de Jean-Didier Vincent, dont le choix est assumé, est beaucoup plus sensible que scientifique. Ici, il ne s’agit en aucune manière de concurrencer, ni même d’actualiser, les travaux déjà existants sur Reclus, mais simplement de faire connaître la vie, l’œuvre et les engagements de cet éclaireur aux semelles de vent à qui ne connaît, au mieux, son nom que pour l’avoir lu, à la va-vite, sur une plaque de rue républicaine.
On avouera que le défi vulgarisateur que s’est lancé Jean-Didier Vincent nous a d’autant plus séduit que la question se pose toujours du comment écrire pour être compris de qui n’est pas spécialiste, mais simplement curieux. Sur ce plan, ce « Reclus » est d’autant plus exemplaire que, au vu de l’amour que l’auteur porte à Elisée, le risque était grand de tomber dans la mièvrerie apologétique, le sentimental poussif ou la condescendance respectueuse. Rien de tel ici, mais un délicieux mélange amoureusement dosé de savoir et de tendresse, sur l’homme Reclus et sur ses idées.
Passionnée, l’évocation de Jean-Didier Vincent nous restitue un Reclus tout à la fois puritain et sensuel, travailleur acharné et bourlingueur frénétique, géographe inspiré et anarchiste ordonné. De cette « sacrée famille » qui fut la sienne et où, comme naturellement, la foi exagérée du « cher père », le pasteur Jacques Reclus, eut l’effet contraire à celui escompté en faisant d’Élisée et de son « frère fratrissime » – le très admiré aîné Élie, son double en espérance – des sans-Dieu définitifs, Jean-Didier Vincent trace un portrait tout à fait attachant et subtil, où la mère, Zéline, se taille une part de choix. Des prédispositions précoces du jeune Élisée, végétarien en culotte courte par amour des bêtes, il retient son « inclination pour les femmes », qui formeront, « avec la géographie et l’anarchie, le trépied sur lequel reposeraient son désir et son élan vital ». Pour le reste, tout s’enchaîne : un goût immodéré pour la marche à pied et le couchage à la belle étoile, un coup de foudre berlinois pour Karl Ritter, le géographe le plus célèbre de l’époque, un séjour londonien où la question sociale entra dans sa vie pour ne plus en sortir et de longs voyages à la dure qui lui feront sillonner de long en large l’Amérique, cette contrée « si respectée abroad, [et] si peu respectable au-dedans », comme il l’écrivait à son frère, en 1854. Puis vint la Nouvelle-Grenade (aujourd’hui Colombie), où, un temps, il pensa trouver le paradis. De retour en France, en 1857, alors qu’il a 27 ans et toute une vie à vivre, Élisée, qui a pris compagne (Clarisse) et commencé de rédiger des guides qui feront la réputation de la maison Hachette, devient peu à peu, mais plutôt vite, un engagé de son temps, l’un de ces entêtés d’exception qui fondèrent l’Internationale et crurent, jusqu’à s’y consacrer entièrement, à l’idée d’émancipation portée par la Sociale. Sur ce plan, son heure de gloire viendra avec la Commune, dont il sera un combattant et dont la défaite le mènera au bannissement. Dix années durant.
À lire Jean-Didier Vincent, on peut se demander s’il n’y a pas quelque avantage à parler d’anarchie sans en être expert, car le moins qu’on puisse dire c’est que, sous sa plume, ce rivage est abordé avec souffle. Ainsi de ses portraits de Bakounine, qu’ « on ne pouvait que suivre ou renoncer à être son ami », ou encore de Kropotkine, cet autre « géographe surdoué » qui mit fin à une prometteuse carrière pour se vouer à la cause de la révolution sociale. Avec l’un, le raisonnable Élisée eut la chance de mettre un peu de démesure dans son « anarchie positive » ; avec l’autre, dont l’amitié ne se démentit jamais, il partagea l’idée d’une nécessaire synthèse entre la pratique scientifique et l’activisme social, fondé sur une même idée de communisme anarchiste. À la différence de certains reclusiens, plus sûrement portés à admirer le géographe que le libertaire, Jean-Didier Vincent condamne cette séparation : « On ne peut comprendre, écrit-il, le sens profond de la géographie reclusienne si on la débarbouille de l’anarchie considérée par les bien-pensants comme une abomination. » Cette anarchie – que Reclus percevait, peut-être à tort, comme « la plus haute expression de l’ordre » –, Jean-Didier Vincent la fait courir, comme le furet de l’histoire, de page en page de son livre. Pacifique ou violente, rêveuse ou exaltée, individuelle ou collective, nous rappelle-t-il, cette anarchie, Reclus ne la désavoua jamais, même quand son « soleil noir […] éclairait de sa lueur incertaine une société où la rente s’envolait au rythme du french cancan ». Il l’avait en horreur, Reclus, cette terreur anarchiste poussée comme fleur de désespoir dans les masures des pauvres, mais il tenta de l’expliquer. Au risque de perdre beaucoup d’appuis, surtout du côté de ses collègues en géographie.
Des liens, précisément, avec ce qui aurait dû être son milieu professionnel, Jean-Didier Vincent nous indique qu’ils furent d’admiration mais distendus, ce qui, au fond, avait moins d’importance pour lui que de vivre, de penser, d’agir et d’aimer en homme libre. Sur ce terrain-là, celui de la vie pleine, c’est peu dire qu’il ne perdit pas son temps. Quant à la géographie, son œuvre, immense, est là pour attester qu’elle fut au cœur de son monde et de sa sensibilité.
Arlette GRUMO
■ Philippe PELLETIER
ÉLISÉE RECLUS, GÉOGRAPHIE ET ANARCHIE
Paris - Saint-Georges d’Oléron, Éditions
du Monde libertaire/Éditions libertaires, 2009, 256 p.
S’il fallait conseiller de lire ce livre pour au moins deux raisons, l’une s’imposerait d’elle-même : c’est la première fois, à notre connaissance, qu’une étude traite, sur le fond, de la question des rapports entre la géographie reclusienne et l’anarchie. L’autre raison, c’est que son auteur, Philippe Pelletier – géographe, anarchiste et subtil connaisseur de l’œuvre d’Élisée Reclus – le fait de manière si complète et si stimulante pour la pensée que ce livre fera désormais, on peut le parier, référence sur le sujet.
Il existe un mystère Reclus. Pourquoi ce géographe unanimement reconnu en son temps par ses pairs, et ce malgré son militantisme anarchiste, n’a-t-il pas eu d’héritiers intellectuels, hormis du côté des anarchistes eux-mêmes, principalement ceux de langue espagnole ? C’est sans doute, nous dit Pelletier, en ouverture d’ouvrage, pour diverses raisons, dont la principale tient sûrement au fait que, ayant payé de plusieurs années d’exil son engagement social, il fut, en son temps, un en-dehors du monde universitaire. Le contraire d’un Vidal de La Blache, en quelque sorte, géographe institutionnel s’il en fut, dont des générations de disciples perpétuèrent, à coups de thèses, le souvenir. D’un autre côté, c’est ce statut d’en-dehors qui garantit à Reclus d’être totalement indépendant de l’Université, mère de toutes les vertus, mais aussi de tous les vices. Vivant de ses travaux pour Hachette, il accéda à la notoriété sans rien devoir au mandarinat, ce qui est toujours honorable – et parfois avantageux. Quant à l’oubli relatif dans lequel il sombra par la suite, plus que le résultat d’une vengeance ou d’un complot de l’Alma Mater, on peut y voir l’effet d’une longue époque où l’académisme et le marxisme de chaire se partagèrent le pouvoir universitaire, et ce dans toutes les disciplines de la pensée. Jusqu’aux années 1970 environ où, sur ses marges, renaquit un intérêt pour l’auteur de L’Homme et la Terre et pour cette « géo-histoire » dont il fut sans doute le concepteur.
La démarche reclusienne s’appuyait, nous dit Pelletier, sur une conception philosophique beaucoup plus proche de la dialectique sérielle d’un Proudhon que de la dialectique classique – et longtemps triomphante – popularisée par l’hégéliano-marxisme. Pour Reclus, comme pour Proudhon, aucune synthèse magique ne résout jamais des contraires s’opposant et se combinant dans une perpétuelle tension. Ici pas de sens de l’histoire, mais une évolution en balance (Proudhon) ou en équilibre instable (Reclus) des deux termes de la contradiction. En appliquant cette méthode au rapport entre l’espace et le temps, c’est-à-dire entre la géographie et l’histoire, en élargissant son champ de vision de géographe à des thématiques aussi globalisantes que pouvaient l’être la genèse de l’État-nation, la légitimité des frontières, l’organisation de l’espace, la vie et la mort des civilisations, Reclus – dont « le souci humain et politique, nous rappelle Pelletier, rest[a] l’émancipation universelle » –, bouleversa bigrement les perspectives des deux disciplines et contraria sérieusement plus d’un mandarin de son temps.
De son temps, pourtant, Reclus l’était. Jusqu’à en partager parfois l’optimisme et les illusoires croyances – au machinisme, notamment, ou plus généralement au progrès, même si, dans son cas, ce progrès allait de pair avec le « régrès », son éternel revers. Pour lui, ce n’était pas la machine qu’il fallait combattre, mais le fait qu’elle fût au service des dominants pour accroître leur domination de classe. En cela, il était également de son temps, en anarchiste conséquent, soucieux de mettre en lumière, pour mieux le combattre, l’espace géo-historique du pouvoir.
Sur tous ces aspects, et d’autres, on trouvera dans ce livre de quoi s’enrichir et réfléchir. Ainsi, de sa vision étonnamment moderne et nuancée de la ville, espace par excellence du progrès et du régrès, thématique que Reclus considéra comme centrale, mais qu’il ne sépara jamais de la question sociale, à la différence de certains « embellisseurs » urbains de son époque, dont les édiles de gauche d’aujourd’hui sont sans doute, en mode « démolisseur », les continuateurs. Pour Reclus, en effet, « ce n’est qu’un demi-bien de transformer les quartiers insalubres, si les malheureux qui les habitaient naguère se trouvent expulsés de leurs anciens taudis pour aller en chercher d’autres dans la banlieue » (L’Homme et la Terre, V, p. 370). Là encore, ce n’est pas la ville qui fait problème, mais le rapport salarial, celui qui crée et la richesse et la misère.
Une certaine tendance intellectuelle contemporaine à étiqueter les maîtres anciens n’hésite pas à faire de Reclus un précurseur de l’écologie, ce que Pelletier conteste avec d’autant plus d’arguments que le géographe anarchiste connaissait parfaitement les écrits de son inventeur, le naturaliste réactionnaire Ernst Haeckel, et qu’il les critiqua méthodiquement. En revanche, il manifesta de l’intérêt, nous dit-il, pour la « mésologie », néologisme inventé par Louis-Adolphe Bertillon pour désigner la « science des milieux ». Mais, dans un cas comme dans l’autre, Reclus se méfiait de tout ce qui fait dire à la nature ce qu’elle ne dit pas et, conséquemment, de tout ce qui délégitime l’action humaine et la question sociale en sur-légitimant mère Nature. Sur ce point, il aurait sans doute eu beaucoup à dire sur l’insensibilité sociale des écologistes d’aujourd’hui.
En fin d’ouvrage, Pelletier ouvre un certain nombre de « pistes » sur ce que, d’après lui, la géographie apporte à l’anarchisme. On en retiendra, parmi beaucoup, cette idée porteuse que « l’être humain est un être géographique », ce qui a sûrement l’avantage de le désencombrer du poids de l’histoire, des ancêtres et des racines. Et cette autre : le temps long de la géographie incite à la patience, ce que les anarchistes n’ont pas toujours. Il en faut, néanmoins, nous dit Pelletier, qui précise : « Penser que la révolution n’est pas pour demain ne signifie pourtant pas, comme certains aiment à le croire, que la révolution en tant que telle est à exclure. »
Jean-Marc CHICHE