■ Jonah RASKIN
À LA RECHERCHE DE B. TRAVEN
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Virginie Girard
Arles, Les Fondeurs de briques, 2007, 320 p.
■ GOLO
B. TRAVEN. PORTRAIT D’UN ANONYME CÉLÈBRE
Paris, Futuropolis, 2007, 144 p.
■ Max AUB
LE ZOPILOTE ET AUTRES CONTES MEXICAINS
Traduit de l’espagnol par Virginie Girard
Arles, Les Fondeurs de briques, 2007, 176 p.
■ Jack LONDON
LE MEXICAIN
Traduction revue et corrigée de Louis Postif
Préface de Larry Portis. Postface : entretien avec le CSPCL
Paris, Libertalia, 2007, 104 p.
■ Raúl ORNELAS BERNAL
L’AUTONOMIE, AXE DE LA RÉSISTANCE ZAPATISTE
suivi de L’AUTRE CAMPAGNE : HYPOTHÈSE PLÉBÉIENNE
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Ángel Caído
Paris, Rue des Cascades, 2007, 128 p.
■ SOUS-COMMANDANT INSURGÉ MARCOS
MEXIQUE, CALENDRIER DE LA RÉSISTANCE
suivi de CHIAPAS : LA TREIZIÈME STÈLE
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Ángel Caído
Paris, Rue des Cascades, 2007, 384 p.
Pour les voyants et les rebelles, le Mexique demeure encore ce monde de la grande promesse qui fascina tant les surréalistes [1]. Pour preuves, l’attrait solidaire que suscite ici et là, depuis 1994, la très originale aventure zapatiste au Chiapas et, sans aucun relais médiatique d’importance, la mobilisation spontanée que déclencha hors frontières, en 2006, la commune d’Oaxaca. Si l’on ajoute à cela la floraison de livres récemment parus sur le Mexique, il faut bien convenir que son « miroir magnétique » reflète plus que jamais cette ardente passion qui enflamma Antonin Artaud ou Benjamin Péret.
Symptomatique, au demeurant, est l’attachement profond que vouèrent à cette terre certains de ses hôtes, dont Max Aub et B. Traven. Le premier, que la défaite espagnole de 1939 conduisit à Veracruz en 1942, s’immergea dans l’univers et l’imaginaire mexicains avec une telle acuité qu’il en demeure, aujourd’hui encore, à travers ses récits, l’un des plus éminents défricheurs. Le second [2], dont le principal mérite fut de puiser aux sources des luttes des déshérités pour construire une puissante œuvre romanesque autour de la figure de l’Indio, y devint un écrivain admiré. Pour le bonheur du lecteur, ces deux figures d’exilés définitifs se retrouvent au catalogue d’un nouvel éditeur arlésien, Les Fondeurs de briques, à travers deux ouvrages édités coup sur coup : Le Zopilote et autres contes mexicains, de Max Aub, et À la recherche de B. Traven, un essai biographique de Jonah Raskin.
Le Mexique de Max Aub et de B. Traven
Le Zopilote et autres contes mexicains, traduit pour la première fois en français, recueille dix-huit textes en forme de corridos, ces chansons-chroniques typiquement mexicaines. Concise jusqu’à l’ellipse, l’écriture emprunte tout à la fois au lyrisme et à la satire, au drame et à l’esperpento [3] pour fouiller l’âme mexicaine, l’ironie – version humour noir – faisant le reste : maintenir à juste distance l’évident attrait métaphysique qu’exerce sur l’auteur la légende « noire » de ce Mexique tant aimé. Immergés dans l’événementiel historique – « Hommage à Prosper Mérimée » et « Memo Tel » –, jouxtant le fantastique et la dimension mythique – « La Grande Guerre » et « La Véritable Histoire des poissons de Pátzcuaro » – ou plongeant dans la quotidienneté urbaine et rurale du pays – « La Faim », « Le Tordu », « Les Voraces », « Juan Luis Cisniega », « L’Homme de paille », « Le Demi-Frère », « La Vieillesse » et « La Censure » –, ces contes, de longueur très variable, explorent méthodiquement le labyrinthe des passions mexicaines. Avec le regard perçant du zopilote, cet oiseau de proie se nourrissant de la mort, Max Aub affûte sa vision d’une terre haute en couleurs, disséquant ses zones d’ombre, ses mystères et ses croyances. Dans son tableau de chasse, manière eau-forte de Goya, il n’oublie pas sa propre tribu, les exilés d’une guerre perdue et nouveaux riches d’un accueillant Mexique, dont Julián Calvo, le personnage d’un de ses contes les plus drolatiques – « Comment Julián Calvo s’est ruiné pour la seconde fois » –, pourrait être la figure archétypale. Anticlérical comme seul peut l’être un républicain espagnol, un patron imprimeur qui s’oppose au désir de ses ouvriers de placer sa toute neuve rotative sous la protection de la Vierge de Guadalupe, voit sa florissante affaire lentement péricliter. Vengeance des cieux ou résultat d’une religiosité ouvrière contrariée ? La fin ne le dit pas, se contentant de laisser entendre qu’en cette curieuse contrée, aucune raison supérieure ne saurait venir à bout des anciennes coutumes sans risquer, elle-même, de se perdre dans les insondables arcanes du non-sens.
Le non-sens fait encore sens dans cette curieuse tentative, entreprise en 1975 par Jonah Raskin, de percer l’énigme B. Traven. Fort de cette louable intention, ce jeune rédacteur du San Francisco Chronicle se rendit au Mexique, au lendemain de la mort de B. Traven, pour démêler les fils de son existence. Le projet se soldera – heureusement – par un échec, mais il en reste un livre plaisant sur une impossible quête biographique.
À peine débarqué sur les côtes mexicaines et vivant à Tampico sous le nom de Torsvan, le génial brouilleur de cartes que fut B. Traven avait prévenu, en 1926 : « Mon histoire personnelle ne décevrait pas les lecteurs, mais elle ne regarde que moi et je tiens à ce qu’il en soit ainsi. » Malgré quelques velléités de forçage d’identité – dont celles qui conduisirent les journalistes Luis Spota, en 1948, et Gerd Heidemann, en 1963, à enquêter sur le passé de B. Traven –, le secret fut, vaille que vaille, bien gardé. Sa mort seule, en 1969, leva un coin du voile : l’écrivain B. Traven n’était autre que le révolutionnaire Ret Marut, responsable du comité de propagande du gouvernement de la République des conseils de Bavière en 1919. Sitôt après avoir dispersé les cendres du défunt au Chiapas, sa veuve, Rosa Elena Luján, annonça la nouvelle à la presse, avant de s’instituer légataire universelle de sa mémoire et de ses droits d’auteur.
C’est précisément cornaqué par cette maîtresse femme que J. Raskin, inconditionnel de l’auteur du Vaisseau des morts, entre peu à peu dans la peau de son personnage. Jusqu’à porter ses costumes, chausser ses lunettes et tutoyer son masque mortuaire. Poussant le transfert jusqu’à la limite du raisonnable – la veuve est, semble-t-il, aussi troublante que l’histoire qui l’occupe –, le biographe, tour à tour surexcité ou abattu, arpente son chemin de croix travénien. S’immergeant dans les archives du disparu, parcourant ses lieux de prédilection, rencontrant divers témoins de son existence, l’abîme biographique s’élargit, sous ses pieds, plutôt que de se réduire. Comme si, loin de composer un portrait, l’accumulation d’éléments de connaissance brisait, au contraire, toute ligne interprétative en une multiplicité de fragments épars et contradictoires. Au bout du bout, la quête paroxystique d’une impossible vérité laisse le biographe exsangue et finalement convaincu de l’inanité de son projet. Il en reste un récit alerte, qui est aussi une réflexion sur le Mexique, l’écriture et la maîtrise de soi – celle qui permit à B. Traven de n’être que ce qu’il a produit et qui fait œuvre.
C’est encore de l’insaisissable B. Traven dont il est question dans le Portrait d’un anonyme célèbre mis en planche par Golo, de son vrai nom Guy Nadaud, auteur de bandes dessinées français vivant et travaillant au Caire. De lui, les amateurs ont apprécié ses adaptations graphiques d’Albert Cossery – Mendiants et Orgueilleux et Les Couleurs de l’infamie – et ses superbes Carnets du Caire. Ici, Golo s’appuie sur une très solide documentation pour tenter un portrait – en nuances de gris pour Ret Marut, en couleurs pour B. Traven – de l’ « anonyme célèbre » à la trentaine d’identités recensées. Pleine planche ou en vignettes, les dessins sont maîtrisés juste ce qu’il faut pour laisser place à l’espièglerie. Les textes, nécessairement concentrés mais fort riches en informations, ponctuent le graphisme sans l’encombrer. Le tout forme un album fort recommandable pour découvrir le B. Traven. Reste à souhaiter que le lecteur ne s’en tienne pas là et aille se plonger dans sa prose. Malgré l’évidente frilosité des éditeurs français, il dénichera facilement quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. De quoi se laver le regard en fréquentant un Mexique très attachant, celui de l’éternelle lutte des opprimés pour leur émancipation.
Ce Mexique-là sert de toile de fond au Mexicain, la nouvelle de Jack London, rééditée dans une « traduction révisée » – et là encore par une toute jeune structure d’édition, Libertalia. En peu de pages, la nouvelle condense les grands thèmes de l’écrivain voyageur : le goût du dépassement, la foi en l’homme et l’appel de la liberté. Nous sommes en 1910, le règne de Porfírio Díaz touche à sa fin et la révolution frémit dans les cœurs. Elle a le regard noir et la détermination de Felipe Rivera, un jeune garçon issu du peuple et prêt à tout pour la servir. Écrit en 1911, Le Mexicain fait écho aux sympathies que la révolution mexicaine déclencha au nord du Rio Grande et qui motivèrent une forte mobilisation des « wobblies » – les militants de l’Industrial Workers of the World (IWW). Prolongeant le récit de Jack London, une postface à l’ouvrage fait le lien avec le présent en offrant au lecteur un intéressant entretien avec deux militants du Comité de soutien aux peuples du Chiapas en lutte (CSPCL).
Des montagnes du Sud-Est mexicain…
Ce Chiapas en lutte se retrouve au centre de deux « livres de la jungle » d’excellente facture publiés coup sur coup par un autre nouveau-né de l’édition alternative, Rue des Cascades. Maquette avenante, travail soigné, appareil critique, glossaire et index des sigles cités : de la belle ouvrage, vraiment. Le premier – L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste, de Raúl Ornelas Bernal – analyse de manière pointue ce processus communautaire d’auto-organisation qui caractérise, selon l’auteur, le soulèvement zapatiste. Le second – Mexique, calendrier de la résistance – offre un bel exemple de cette parole « couleur de terre » qui fait, pour beaucoup, la marque de fabrique du zapatisme, surtout quand elle titille la plume du sous-commandant insurgé Marcos.
On pensera ce qu’on voudra de cette insurrection existentielle qui secoue le Chiapas depuis le 1er janvier 1994 – date où les combattants « sans figure » de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) occupèrent, l’arme au poing, les rues de San Cristobal de las Casas –, mais il est difficile de nier l’extrême originalité de cette aventure, dont le principal intérêt est, sans doute, d’avoir dynamité – et comment ! – la traditionnelle approche marxiste-léniniste du « foquisme » [4], si fortement ancrée dans l’imaginaire guérillero latino-américain. Il n’est pas si fréquent, en effet, qu’une organisation politico-militaire de type avant-gardiste se transforme progressivement, au contact des populations vivant sur sa zone d’influence, en organisation-mouvement capable de procéder, avec elles, à la mise en place de communautés autonomes et de leur confier, sans interférer dans leur fonctionnement interne, la propre gestion de leurs affaires. Sur cet aspect mal connu – et peu étudié par l’altermondialisme dominant – du soulèvement indigène au Chiapas, R. Ornelas Bernal apporte de très précieux éléments d’information. « Le refus de gouverner – note-t-il en évoquant l’EZLN – constitue une différence radicale entre la lutte zapatiste et la plupart des révolutions sociales contemporaines, et particulièrement avec celles issues du moule de la révolution bolchevique. » D’où les similitudes qu’il lui trouve, toutes proportions gardées, avec l’expé-rimentation communiste libertaire entreprise en Ukraine, du temps de la Maknovchtchina, ou en Aragon, du temps des milices confédérales.
Sur un territoire où vivent des centaines de milliers de personnes, essentiellement d’origine indienne, se développent, depuis plus de dix ans maintenant, des pratiques d’auto-organisation fondant une démocratie directe. Avec ses instances délibératives et décisionnelles (l’assemblée de la communauté), ses responsables non rémunérés et révocables à tout instant, ses structures de coordination – municipale et régionale –, une dynamique s’est enclenchée, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, qui renoue avec les plus belles pages de la tradition émancipatrice. Dans des conditions difficiles, où la précarité et les agressions répétées des forces de répression et des paramilitaires menacent en permanence de paralyser l’élan constructif des communautés autonomes, un authentique « processus de création autogérée » défie pourtant, en ce coin perdu de la planète, toutes les lois de l’ordre marchand. Au point que la forêt Lacandone est aujourd’hui une des fenêtres ouvertes sur ce monde contenant plusieurs mondes qu’appellent de leurs vœux des zapatistes convaincus qu’ « une conception non sectaire, anti-avant-gardiste et collective » de la révolution peut dérégler la pendule du Pouvoir. Bien sûr, R. Ornelas Bernal, qui n’ignore pas les leçons de l’histoire, pointe quelques dangers pouvant guetter cette aventure collective – l’usure des énergies, l’institutionnalisation des instances, la professionnalisation des rôles, la difficulté à opérer sa jonction avec d’autres luttes –, mais il la tient, dès à présent, pour essentielle dans l’éclosion d’ « une nouvelle culture politique » de transformation sociale et d’inspiration libertaire.
La force de la parole zapatiste tient, sans doute, à sa capacité de connecter naturellement le politique et le poétique, de chevaucher tout à la fois, et avec la même aisance, l’explicatif et le sensible. Énoncée par l’homme à la pipe, ce sous-commandant d’une armée des ombres vouée à se dissoudre, cette parole porte bien au-delà de la simple communication d’un message. On mettra cela sur le compte de son talent d’écriture, et on ne s’en plaindra pas. Les révolutionnaires ont trop souvent la plume faite du même plomb que la langue qu’ils manient pour regretter qu’en de rarissimes exceptions, la parole sorte des sentiers battus du discursif pesant. Belle illustration de ce talent, en tout cas, que ce « calendrier de la résistance » élaboré par l’insurgé Marcos, en 2003, au retour d’un périple en douze étapes à travers le Mexique. Douze étapes pour « douze stèles ». Écoutons-le : « Pour chaque stèle que le pouvoir sculpte dans ses palais, surgit une autre stèle, en bas. Si ces stèles d’en bas ne sont pas visibles, c’est parce qu’elles ne sont pas faites de pierre mais de chair, de sang et d’os. Et parce qu’elles sont de la couleur de la terre, elles font partie de la caverne dans laquelle l’avenir est en germe. » De stèle en stèle, de marche en marche, le voyageur – une sorte de Walter Benjamin masqué –, se propose rien moins que de « subvertir le temps lui-même » pour composer « un autre calendrier » que celui des puissants, un éphéméride ponctué des luttes de ceux d’en bas, de « ceux qui savent que le dernier mot se construit en résistant, parfois en silence, loin des médias et des cercles de pouvoir ». Il y a, dans cette démarche, un formidable défi au temps figé de l’Ordre. « Depuis les temps anciens, écrit Marcos, les élites du pouvoir forgent des calendriers en fonction du monde politique, qui n’est au bout du compte qu’un monde qui exclut les autres. » Ces autres, ces exclus, il les cherche – et il les trouve – dans une infinité de gestes, de paroles, d’actes et de questions formant, d’Oaxaca à Puebla et de Mexico à Veracruz, un labyrinthe de résistances, un dédale de refus et une constellation de projets de vie.
La treizième et dernière stèle de ce calendrier est, bien sûr, chiapanèque. Sur l’ « horloge discontinue » du temps d’en bas, elle marque l’heure d’un bilan. Il en a coulé de l’eau sous les ponts depuis qu’un « groupe d’ “illuminés” débarquant de la ville [en 1984] pour “libérer” les exploités » de la forêt Lacandone comprenne que ses « projecteurs fondus » n’éclairaient rien d’autre que des certitudes d’un autre temps. Et encore davantage d’eau pour que, revenus de leurs vieilles lunes, ces classiques guérilleros, « confronté[s] à la réalité des communautés indiennes » et désireux de la comprendre, cessent enfin d’être « d’ailleurs » pour intégrer, à leur juste place, « ce recoin oublié de ce pays et de ce monde » délimité par les montagnes du Sud-Est mexicain. Il leur a fallu vingt ans, d’étape en étape, pour se nier comme avant-garde et pour comprendre qu’on n’avance qu’en questionnant et en se questionnant. De ce point de vue-là, l’expérience zapatiste est certainement unique.
Comme l’est ce Mexique qu’elle incarne à sa manière, et qui, à juste titre, continue de magnétiser les voyants et les rebelles.
José FERGO