■ Jacques YONNET
TROQUETS DE PARIS
Paris, L’Échappée, « Lampe-tempête », 2016, 368 p., ill. : J. Yonnet.
Il faut sans doute avoir un certain âge, pas encore canonique mais déjà conséquent, pour ressentir, au plus profond du gosier et de l’âme, ce merveilleux Paris bistrotier que décrit Jacques Yonnet [1] dans Troquets de Paris. Non que la jeunesse (qui aujourd’hui dure longtemps) ne puisse tirer avantage de la lecture de cet ouvrage, mais il sera plus sûrement ethnographique qu’émotionnel. Je parle de la jeunesse en terme général, bien entendu, car, jeune ou moins jeune, le lecteur, le vrai lecteur, et c’est très bien comme ça, relève d’une catégorie énigmatique. Pour le reste je connais des trentenaires déjà portés à la nostalgie d’un monde qu’ils n’ont pas connu, mais aussi des vieux à la ride conquérante apparemment fascinés par le dernier cri d’une modernité dont, par chance, l’avenir leur échappera. C’est ainsi : les exceptions ont cet ineffable charme de dérégler les vérités admises. Celle-là même, par exemple, qui, en urgence d’État, assimile désormais, et sans rire, les consommateurs des « bars lounge » de la nouvelle urbanité à des « résistants », au prétexte que leurs noctambules pratiques relèveraient d’une manière « citoyenne » de défier les aspirations notoirement épuratrices de quelques frappés du djihad qui rêvent d’intégrer Paris à leur califat. De là à me taxer de « collabo », moi qui ai pour intangible principe de ne jamais mettre les pieds dans ce genre de bars à cons, il n’y a qu’un pas. Seule ma cave plaiderait en ma faveur et, à l’occasion, mais c’est moins sûr, quelques rares bistrotiers d’établissements encore fréquentables de « l’infraville » ou de ce qu’il en reste. Mais je m’égare. Encore que…
Voici donc, réunis par les jeunes et moins jeunes passéistes de L’Échappée, quelque soixante des sept cents chroniques publiées, entre 1961 et 1974 par Jacques Yonnet dans la rubrique « Aubergistes et bistrots » de L’Auvergnat de Paris, journal des immigrants du Centre, dont beaucoup officiaient dans la « limonade ». Belle édition sur papier gris pâle à tranche lie de vin et texte itou, richement illustrée de croquis de Yonnet soi-même, maître-artisan de l’écriture, du dessin, de la dérive, de l’amitié et de la dégustation.
Dans l’esprit de l’auteur, ces chroniques hebdomadaires devaient faire œuvre, et c’est ainsi qu’il les conçut. Comme autant d’exercices littéraires où chaque troquet visité lui offrait l’occasion de portraiturer son patron (sa patronne, aussi, bien entendu), les lieux et les habitués du zinc, mais sans jamais manquer d’élargir le champ de son récit à l’histoire de sa rue, de son quartier, des légendes qui s’y rattachaient et de ses propres souvenirs personnels du « très autrefois ». Tramés, serrés, ces reportages sur le vif s’enchevêtrent en une prose d’un style inimitable où le réalisme côtoie le fantastique, où l’anecdotique poétise la digression, où chaque mot pèse son juste poids de bienveillance ou de contrariété.
Bienveillant pour les petits, les sans-grades, les clodos, les pochards, les anars du sentiment, les marginaux mélancoliques, les « flânocheurs de tout poil », Yonnet avait de Paname une si haute idée que sa destruction programmée – son « assassinat », dira Louis Chevalier [2] – faisait monter en lui, comme rouge au front, des colères d’autant plus contrariées qu’il sentait bien, le bougre, que les assauts de modernité urbanistique de son temps préludaient à la fin d’un monde – le sien, qui fut aussi un peu le nôtre, celui de nos jeunes années du moins. Cet effondrement, Yonnet le vit venir comme un « moment-vertige », celui d’un basculement dans l’inhumanité. Avec du « vague à l’âme », pour sûr, mais avec la conviction rageusement tranquille, surtout, que, contre la force brute des démolisseurs, il fallait laisser trace vivante de ce Paris qu’on allait perdre et qu’on a perdu. À jamais. Citons, pour mémoire, ce constat en forme d’appel à la « vigilance » qu’il faisait dans sa chronique du 30 décembre 1972 : « Il s’agit de destruction systématique, consciente, cynique parce que mûrement concertée, du Paris dont nous avons tous, naguère encore, goûté le charme incomparable, irremplaçable, que nous croyions protégé à jamais, “fixé” une fois pour toutes comme le vieux Rome, par exemple, du Paris “personne morale” avec qui nous vivons en symbiose, et qui croule de mois en mois, pollué, corrompu, défiguré, mutilé par des profanations multiples. »
L’émotion vient de là, de cette plongée en ressouvenance. Car, à la différence de Yonnet qui s’éteignit – heureux homme ! – au mitan des années 1970, on a connu, nous, la suite du désastre imaginé par quelques fanatiques de la table rase dans les années soixante du siècle dernier avec l’ardeur primesautière des modernes. Les modernes sont toujours primesautiers, avez-vous remarqué ? C’est qu’ils sont convaincus que l’histoire commence avec eux et que, allégés du poids du passé, ils font très peu de cas de la vie des hommes, la « vie bonne » s’entend. Depuis, je sais, on a connu pire, chaque fois pire, nettement pire. Cercle infini de l’avenir radieux qu’on nous a inventé dans les « Trente Glorieuses » et qui, depuis, mondialisé et toujours plus moderne, a fini par nous enfermer dans sa putain de ratière. Sans même un bistrot potable où noyer notre chagrin.
Lire ce livre, c’est à coup sûr apprendre des choses épatantes sur le peuple des rues, sur la vie passante, sur les fantômes du temps jadis, sur les Halles d’avant la sinistre merde qu’on nous a construite, sur les troquets pendant l’Occupation, sur les « mestiers estranges » d’une époque très reculée, sur les poètes de comptoir, sur la langue des bistrots (superbe chronique !), sur le partage des solitudes, sur la « part des rêves » mis en commun par des gens de peu, sur « l’esprit de révolte ouverte ou passive » d’une ville mystère. Et j’en passe, camarade, tant l’érudit Yonnet – l’ « écrivain porté sur la boutanche », comme il se définit lui-même – nous abreuve de détails sur ce Paris qu’il connaissait comme sa poche, mais aussi sur celui du « fond des âges », merveilleusement restitué sous sa plume, avec toujours l’ambition avérée de rendre hommage, chaque fois que l’occasion se présente à lui, « à nos potes » disparus au champ d’honneur d’une fraternité urbaine où le bistrot fut, par excellence, le lieu des sociabilités humaines et des conjurations d’arrière-salle. Entre égaux.
Avec le passage des années, la piégeuse nostalgie devient, c’est sûr, bonheur de mémoire. On ne l’aurait pas cru, mais on s’y fait. Comme on se fait à tout, sauf à l’ignominie contemporaine qu’on finit par ne plus voir tant est aveuglante son omniprésence. Les « yeux du souvenir », au contraire, pérennisent les liens du rêve où nos révoltes puisèrent beaucoup dans les années 1960. C’était à l’époque, jeune frère, où les tickets de seconde classe du métro parisien étaient couleur vert réséda.
Quand un copain de l’équipe d’À contretemps m’a sollicité pour évoquer les Troquets de Yonnet, j’ai d’abord été agréablement surpris qu’on se souvienne de moi. Sensation de reconnaissance. C’est qu’on se sent un peu oublié dans ce monde où tout se désapprend si vite que nos vagues et anciennes « spécialités » n’intéressent plus personne. Mon problème, je l’avoue, c’était que ce site qui m’offre asile – et qui, paraît-il, prolonge la formule papier d’À contretemps, à laquelle j’étais très attachée du temps où il l’était vraiment –, je ne le consulte jamais. Pas plus que d’autres, d’ailleurs. Par phobie des écrans. « On s’en fout, m’a répondu mon solliciteur, on t’enverra une version papier de tes cogitations, et en plusieurs exemplaires si tu le souhaites. » Générosité de frères d’armes. Après quelques hésitations, je me suis mis à la tâche. Par amitié, mais aussi parce que ce réflexe de réactivation nostalgique a joué à plein.
Et puis il y a autre chose, comme un aparté de mémoire intime, qui, au débotté, m’est remonté, hoquet de réminiscence, à la lecture des pages envoûtantes que Yonnet consacre à la Mouffe [3], son quartier de prédilection. Je vous le livre comme il me vient, ce souvenir. En éclair. Par une soirée printanière de l’année 1972, alors que je déambulais du côté de la Contrescarpe avec un vieil anar espagnol qui me racontait une fois encore sa révolution, nous nous sommes posés dans un rade dont j’ai oublié le nom, mais pas la couleur du vin gris que servait le patron. Sa saveur incomparable, non plus, d’ailleurs. Quand le type est rentré – « un mètre soixante au-dessus du niveau de la mer à marée basse s’entend » –, mon Don Quichotte en était à la défense de Madrid. Sapé de propre, foulard et cravate assortie, le sourire éclatant, il se dirigea vers nous et serra chaleureusement la pogne de l’hidalgo de l’anarchie. Et me regardant, la main tendue, il murmura, comme on conspire : « Voilà la relève », en faisant signe au bistrot, un ami bien sûr, de nous resservir deux vins gris. C’était Yonnet, vous l’avez compris, « le plus grand connaisseur du Paris populaire », me dit Enrique.
Voilà, la boucle est bouclée.
À la bonne vôtre !
Jean-Max CLARENCE