A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Éloge d’une cohérence politique
À contretemps, n° 17, juillet 2004
Article mis en ligne le 6 juin 2006
dernière modification le 18 mars 2015

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Publié en 1978 dans la revue Tiempo de historia, ce texte va bien au-delà de l’inévitable exercice de promotion d’un livre par son éditeur. En l’écrivant, José Martínez, auquel fut consacré le troisième numéro d’À contretemps, tenait visiblement à donner son point de vue de libertaire sur un témoignage historique que, comme lecteur, il jugeait de la plus haute importance. C’est que J. Martínez voyait indiscutablement en García Oliver l’un des personnages-clefs de l’histoire de la CNT, un des rares en tout cas, pensait-il, qui, avec ou sans outrance, activiste ou syndicaliste, taulard ou ministre de la Justice, avait fait preuve de sens politique et de cohérence en des circonstances éminemment complexes où ces qualités n’étaient pas forcément les plus répandues dans les rangs de l’anarcho-syndicalisme espagnol. Ce fort argumenté mémoire en défense de García Oliver par José Martínez méritait, naturellement, d’être inséré dans ce numéro. Ajoutons, pour conclure, que les titre, intertitres et notes de cette traduction sont de la rédaction..

À l’exception de la période mexicaine de sa vie, Juan García Oliver écrivit El eco de los pasos sans avoir eu accès aux archives et sur la seule base de sa prodigieuse mémoire. Cela explique que cette autobiographie militante présente des lacunes documentaires majeures. Il y manque des pièces essentielles au débat, d’abord celles à l’élaboration desquelles García Oliver participa directement : une brochure des années 1930 sur les groupes de défense confédéraux ; sa motion sur le communisme libertaire, âprement discutée et profondément amendée au congrès de la CNT de Saragosse, en mai 1936 ; le rapport sur le « plan Camborios » de 1937, dont l’objectif était de mettre sur pied un vaste mouvement de guérillas sur les arrières franquistes. D’autres documents font également défaut et, parmi eux, le rapport du comité national de la CNT analysant dans toutes ses ramifications le complot ourdi contre le gouvernement de Largo Caballero. Certaines de ces pièces seront peut-être un jour à la disposition des historiens. D’autres, c’est à craindre, sont définitivement perdues.

Une mauvaise réputation

À partir de 1931, les thèses de García Oliver furent vivement combattues au sein de la CNT. L’histoire semble cependant prouver que nombre de ses conceptions théoriques et politiques se sont révélées justes. Certaines d’entre elles, et non des moindres, ont été finalement retenues et mises en pratique par les organismes confédéraux eux-mêmes. D’autres ont été rejetées. À ma connaissance, les positions de García Oliver, indubitablement marquées du sceau de la cohérence, n’ont fait l’objet d’aucune critique globale. Partiels, les reproches que lui ont adressés ses contemporains et qu’ont repris certains historiens proches de la CNT, s’en tiennent le plus souvent à sa personne qu’ils chargent d’intentions occultes.

Il faut bien avouer que la CNT, au cours de son histoire, s’est parfois livrée à une forme de critique destructrice à l’égard de quelques-uns de ses militants. On pourrait y voir une manifestation normale de l’humeur iconoclaste des anarchistes, mais rien n’est moins sûr quand on sait qu’ils furent aussi capables de manifester un respect quasi religieux pour d’autres figures, de renom mais contestables, du mouvement libertaire. Leurs erreurs d’analyse étaient alors imputées à de simples déficiences de jugement et ne provoquaient pas de procès d’intention. Au nom des intérêts supérieurs de l’organisation, il est même arrivé que la CNT jetât un voile pudique sur les graves impasses où l’engagèrent certains de ses militants de premier plan. En revanche, les attaques frénétiques, et mensongères, dont fut victime García Oliver ne sont comparables qu’à celles, acharnées elles aussi, qui touchèrent au plus profond Salvador Seguí. Ici et là, El eco de los pasos est émaillé de notations et d’évocations qu’il faut prendre pour ce qu’elles sont : l’expression d’un honneur définitivement blessé. Ainsi, le rappel par García Oliver de la belle autodéfense à laquelle se livra El Noi del sucre, en 1921, à la conférence nationale des syndicats de Saragosse, doit évidemment être lu en regard de sa propre histoire. En ces pages, García Oliver met en garde la CNT contre les dangers que recèle, pour elle-même, la calomnie. Utilisée à des fins politiques, celle-ci, précise-t-il, finit toujours par avoir de graves conséquences. Comme l’occultation, pour la bonne cause, d’épisodes peu glorieux de son histoire, la calomnie contredit et dénature toujours le caractère libertaire de l’organisation qui la pratique. Rarement livre, par ailleurs, n’a exposé aussi bien que El eco de los pasos les normes de fonctionnement internes de la CNT et les mécanismes statutaires dont elle disposait pour permettre à la fois à l’organisation de juger, si nécessaire, ses militants et à ceux-ci de se défendre contre l’arbitraire. L’exposé détaillé de la façon dont García Oliver lava lui-même son honneur contre les accusations d’Avelino González Mallada [1], d’une part, et la description méthodique de la procédure qu’aurait dû suivre, d’après lui, Manuel Buenacasa [2] pour s’opposer, s’il l’avait jugée injuste, à la condamnation que lui infligea la CNT, d’autre part, disent assez qu’il connaît son sujet sur le bout des doigts.

Nous évoquerons ici cinq aspects de l’histoire de la CNT auxquels ses chroniqueurs ont mêlé, de façon pas toujours honnête, la personne de García Oliver : le terrorisme confédéral, la « gymnastique révolutionnaire », les relations entre la CNT et la FAI, le Comité central des milices et le gouvernementalisme de la CNT.

Dialectique de la violence

On entend fréquemment dire aujourd’hui que l’anarchisme n’a rien à voir avec la violence et, en corollaire, que la CNT n’a jamais recouru, en tant qu’organisation, à la violence individuelle. Celle-ci n’aurait donc été pratiquée que par des militants marginaux et incontrôlés, dont l’activisme aurait souvent compliqué plus que nécessaire la tâche de la CNT. Sur ce sujet, El eco de los pasos propose une tout autre lecture de l’histoire, García Oliver insistant, au contraire, sur le caractère « organique », au sens le plus strict du terme, de la réponse violente que les militants anarcho-syndicalistes opposèrent à la violence de l’État et du patronat. On y apprend, par exemple, que la décision d’exécuter, en mars 1921, le Premier ministre Eduardo Dato fut programmée par la CNT. De la même façon, la généralisation de la violence en réponse à l’assassinat de Salvador Seguí fut décidée par l’ensemble des militants « cénétistes » de Barcelone. Par ailleurs, la création du groupe « Los Solidarios », dont l’objectif était de frapper les responsables de la répression, fut confiée à García Oliver, alors âgé de vingt ans, par un comité d’action intégré par Juan Peiró, Angel Pestaña, Camilo Piñón et Narciso Marcó, responsables généralement considérés comme modérés de deux organes supérieurs de la CNT : le comité national et le comité régional de Catalogne. Quant à la position de García Oliver sur le sujet, elle ne varia pas depuis l’époque où, très jeune militant, il organisait, dans un climat d’extrême violence, la fédération locale de la CNT de Reus, sa ville natale. « Quand une organisation, écrit-il, ne peut pas défendre individuellement la vie de ses militants, elle doit le faire par l’action collective. » Dès avant son premier exil en France (1926), il défendait cette thèse devant toutes les instances dirigeantes de la CNT.

Dans les premières années de la Seconde République, García Oliver, convaincu de la relative inefficacité de la violence individuelle, théorisa et propagea le fameux concept de « gymnastique révolutionnaire ». On le lui reprocha beaucoup et il y gagna une réputation d’aventuriste. Pour certains syndicalistes modérés de l’époque, la « gymnastique révolutionnaire » avait pour principale conséquence d’affaiblir la CNT. Pour García Oliver, cette tactique n’était pas seulement une arme dans la lutte interne contre le « trentisme », mais une méthode de lutte. Elle fut expérimentée sur une grande échelle à Barcelone, le 8 janvier 1933, lors d’un mouvement insurrectionnel essentiellement organisé par le Comité de défense confédéral de Catalogne, alors intégré par presque tous les militants du futur groupe « Nosotros », prolongement partiel du groupe « Los Solidarios ». L’échec apparent de ce mouvement, qualifié par certains de putschiste, provoqua un large débat au sein de la CNT. El eco de los pasos reste malheureusement trop discret sur ce chapitre. On peut le regretter, car l’organisation, le développement et les conséquences de cette manifestation pratique de la « gymnastique révolutionnaire » résument parfaitement toute la problématique à laquelle, alors, était confrontée la CNT sur les plans tactique et stratégique, mais aussi quant à sa structure organisationnelle et à sa finalité même comme syndicat révolutionnaire.

La théorie du « pendule »

Les événements postérieurs prouveront que, comme méthode pratique, la « gymnastique révolutionnaire » a certainement contribué à faire de la CNT la première force ouvrière d’Espagne et rendu possible la résistance victorieuse au coup d’État militaire de 1936. Pour García Oliver, elle répondait à une analyse politique globale de l’état des forces en présence. Transcrivant une conversation de 1931 avec Ascaso et Durruti, il écrit : « Sans les saccades que provoquent la droite et la gauche, la République finira par trouver son point d’équilibre, par se consolider et par incarner la paix. Un semblant de paix, car il s’agira d’une République défendant les mêmes intérêts que ceux de la monarchie. L’Espagne a besoin de faire sa révolution et elle la fera. Moi, je préfère que cette révolution soit anarcho-syndicaliste, ne serait-ce que, parce qu’éloignée de tout modèle historique, elle sera ma-quée du sceau de l’originalité. »

Tel fut le fil conducteur de l’action de García Oliver. Il n’en démordit jamais, au risque de devoir s’opposer à ses propres amis. L’organisation du mouvement insurrectionnel de décembre 1933, qui suivit immédiatement la victoire électorale de la droite et qui, objectivement, faisait le jeu de la gauche, fut, pour lui, une erreur doublée d’un échec. Il contredisait fondamentalement la ligne politique que García Oliver défendait au sein de la CNT et il eut, par ailleurs, pour effet de l’opposer à Durruti qui, contre l’avis du groupe « Nosotros », en fut certainement la figure de proue. Sa position, García Oliver l’expose clairement dans El eco de los pasos : « Je me disais alors que ma conception du pendule comme moyen d’éviter la consolidation de la République bourgeoise allait entrer dans sa phase décisive. Je me disais encore que, cette fois-ci, la gauche devrait se soulever. Je pensais que nous devions nous tenir prêts à tout sans être à la remorque de quiconque, sans faire le jeu insurrectionnel de personne. Je pensais que tout mouvement révolutionnaire devait se dérouler de façon que nous puissions en prendre la direction. Le motif qui présida à l’insurrection [de décembre 1933] – empêcher la prise de fonctions de la droite – ne concernait en rien les travailleurs de la CNT, et ce d’autant que la victoire électorale de la droite était due, à l’évidence, à notre campagne abstentionniste et au fait qu’elle fut suivie d’effet. Cette “gymnastique révolutionnaire” que nous propagions ne devait ouvrir sur une pratique insurrectionnelle de la classe ouvrière que dans une perspective communiste libertaire et non pour abattre ou soutenir des gouvernements bourgeois, de droite ou de gauche. »

Les mémoires de García Oliver campent un personnage aux multiples facettes - organisateur, orateur, homme de groupe, activiste, militant rompu aux techniques d’assemblée et de congrès. Le seul rôle pour lequel il ne semble éprouver aucun attrait est celui de bureaucrate. On ressent même chez lui une forte répugnance pour la politique de comité. D’où le sentiment d’échec personnel qu’il a dû ressentir à se voir obstinément dépeint comme un aspirant au pouvoir se servant de la CNT à des fins personnelles.

La révolution et la question du pouvoir

S’il est une constante dans le trajet de García Oliver, c’est de ne pas avoir ménagé ses efforts pour faire de la CNT une force révolutionnaire indépendante et hégémonique. Lors d’une réunion du groupe « Nosotros » tenue à la veille des élections de février 1936, García Oliver analysait la situation politique en ces termes : « Nous sommes en train de faire en sorte que la droite et la gauche participent de la stratégie “faïste” de harcèlement du système. Jusqu’à il y a peu et de façon suicidaire pour elle, la gauche de gouvernement y a adhéré en déclenchant le mouvement d’octobre [1934] après avoir perdu les élections. Que fera la droite si, érodée par les mesures de répression qu’elle a prises, elle perd le pouvoir au profit d’un gouvernement de gauche revanchard ? Elle secondera elle aussi la stratégie “faïste” et déclenchera une rébellion de type militaire et fasciste. Certains prétendent aujourd’hui se servir de nous pour atteindre leurs buts politiciens au prétexte que les prisons sont pleines de nos militants. Il faut s’y refuser clairement. Reste que ce refus pourrait être reconsidéré si la gauche s’engage à nous fournir, avant ou juste après les élections, les armes et les munitions que nous lui avons demandées et qui seront stockées par nos soins à Saragosse, à Séville et à La Corogne. » [3] À cette occasion, Durruti divergea de nouveau de García Oliver. Il ne se rallia à son analyse qu’après avoir constaté qu’Ascaso la faisait sienne. La stratégie triangulaire de García Oliver allait échouer puisque, cinq mois plus tard, Saragosse, Séville et La Corogne tombèrent sans combattre aux mains des franquistes. Parmi les raisons de ce triple échec si lourd de conséquences, l’auteur de El eco de los pasos a parfaitement raison de retenir celle-ci : si la bourgeoisie du Front populaire recueillit les voix des « cénétistes » aux élections de février, elle ne respecta jamais les engagements qu’elle avait pris pour les obtenir.

La création du Comité central des milices antifascistes (CCMA) fut, semble-t-il, une des conséquences de l’indiscutable victoire des anarcho-syndicalistes de Barcelone sur les militaires, victoire obtenue, il faut insister sur ce point, grâce à l’organisation paramilitaire (les cadres de défense confédéraux) dont s’était dotée la CNT catalane et grâce à cette « gymnastique révolutionnaire » que ses militants avaient tant pratiquée. Le CCMA, qui ne suscita a posteriori aucune critique sérieuse de la part de la prétendue gauche révolutionnaire, ne fut, comme le démontre clairement García Oliver, ni une émanation de la CNT ni un organisme révolutionnaire de direction. Pragmatique et habitué à soupeser les rapports de forces, García Oliver savait le CCMA en butte, et ce, dès avant sa constitution, à la double hostilité de la Généralité et des organismes supérieurs de la CNT. C’est sans doute pourquoi il s’attacha à le défendre avec toute l’énergie qu’il tirait de la confiance que lui attribuaient les militants anarcho-syndicalistes catalans. Le 23 juillet 1936, au plénum régional des fédérations locales de Barcelone [4], García Oliver aborda la question du CCMA et de la situation politique en ces termes : « Ce comité se constitue au moment même où Companys commence à regretter d’avoir suggéré sa formation. Pour lui comme pour les divers partis et organisations qui le composent, le Comité des milices ne doit être qu’un commissariat de police de seconde classe. Les erreurs d’interprétations doivent être corrigées. Nous sommes au début d’un processus révolutionnaire qui peut être long. Son développement nous obligera sans doute à modifier certaines de nos attitudes, à déroger à quelques-uns de nos accords. Le cours de l’histoire met aujourd’hui la CNT, force majoritaire du processus révolutionnaire, dans l’obligation d’exercer son contrôle sur les événements, de les orienter. En cas contraire, nous connaîtrons un vide qui, comme en Russie, en 1917, sera vite comblé par les marxistes de toutes obédiences. Si le cas se présente, ils prendront la direction du mouvement et finiront par nous écraser. Le moment est donc venu d’assumer toutes nos responsabilités et de pousser plus avant le processus. Il faut rejeter le Comité des milices et forcer le cours des événements. Pour la première fois dans l’histoire, une organisation anarcho-syndicaliste est en mesure de prendre tout l’espace et d’implanter le communisme libertaire à l’échelle d’un pays. »

Une seule délégation approuva la position de García Oliver. Federica Montseny s’y opposa au nom des principes anarchistes et Diego Abad de Santillán par crainte d’une intervention étrangère. García Oliver reprit alors la parole et insista : « Il serait impensable qu’au terme de ce plénum nous rejoignions nos pénates sans avoir adopté une position claire. Si notre organisation, qui est la force majoritaire, n’imprime pas une direction à la révolution, d’autres, qui sont encore aujourd’hui minoritaires, le feront à notre place et profiteront du vide laissé par nous pour s’imposer et nous éliminer. J’affirme que le syndicalisme, en Espagne et ailleurs, est né du besoin d’affirmer les valeurs et les capacités constructives d’un socialisme libre. Sans lui, l’avenir continuera d’être réservé aux héritiers de la Révolution française et aux formes politiques qu’elle a imposées : la pluralité des partis au début, le parti unique à la fin. C’est pourquoi je maintiens ma proposition : que la CNT prenne tout le pouvoir et qu’elle implante le communisme libertaire. »

La proposition de García Oliver fut rejetée par la totalité des participants, moins un. Battu sans que Durruti, présent au plénum, n’intervienne, García Oliver en éprouva une profonde amertume. Mais cette défaite, à vrai dire, ne fut pas seulement la sienne : à terme, elle rejaillit sur le CCMA et la CNT même. « Je n’en revenais pas, écrit García Oliver, j’avais assisté au plénum le plus insolite qui fût. Des délégués convoqués dans l’urgence et ignorants de la propre histoire de leur organisation et du rôle qu’y joua le radicalisme anarchiste venaient d’adopter des accords qui jetaient par-dessus bord toutes ses résolutions fondamentales. Et ceux qui l’engageaient sur cette pente réformiste étaient précisément des éléments de la FAI, et non des “trentistes”, qui n’auraient sans doute pas osé le faire et qui n’intervinrent pas dans la discussion. »

Tours et détours d’une défaite

Si, d’un point de vue formel, la validité de ce plénum du 23 juillet 1936 [5] n’est pas critiquable, García Oliver s’attache à démontrer que, sur le fond, il contredisait toute l’histoire de la CNT. Cinq jours auparavant, pourtant, les militants anarcho-syndicalistes de Barcelone avaient payé un lourd tribut à la révolution en marche : 400 morts et des milliers de blessés. Les actes de cette réunion plénière, qui marqua pour García Oliver le début de la fin, ne furent jamais publiés. Il s’en plaindra d’ailleurs, et de manière réitérée.

García Oliver n’avait pas le profil d’un Trotski. Pour l’occasion, il ne claqua pas la porte. Il ne conspira pas davantage dans les coulisses des comités de la CNT, qu’il fréquentait assez peu au demeurant. Tant qu’il exerça ses fonctions au CCMA, il espéra une nouvelle poussée révolutionnaire et tenta de mettre en place et de consolider les instruments qui, le moment venu, pourraient servir. « Au Comité des milices, explique-t-il, j’ai agi selon la volonté des militants de base et des comités des syndicats, des sections, des ateliers et des usines. Il s’agissait, sur le plan politique, d’appuyer la révolution en limitant les pouvoirs du gouvernement de la Généralité et, sur les plans économique et social, d’impulser les expropriations et les collectivisations dans l’industrie et l’agriculture en Catalogne et dans les villages d’Aragon libérés par nos milices. »

Au cours de ces chaudes semaines, on soupçonna García Oliver d’aspirer au pouvoir personnel. El eco de los pasos confirme que, en certains cercles de la CNT et de la FAI, on vivait même dans la crainte d’un coup de main fomenté par lui contre les institutions gouvernementales chancelantes. Le dessein fut bien nourri, révèle García Oliver, mais il ne fut jamais conçu comme une aventure personnelle. En quoi, d’ailleurs, l’action d’un homme isolé aurait-elle pu inquiéter les dirigeants de la FAI ? Et il précise que, quelques jours seulement après la tenue du plénum du 23 juillet 1936, il s’adressa en ces termes aux membres du groupe « Nosotros » réunis par lui : « Nous devons profiter de la concentration de forces qu’occasionnera le départ de la colonne de Durruti pour donner l’assaut aux principaux centres du gouvernement. » Le plan était prêt : Marcos Alcón et García Oliver devaient prendre en charge une partie de la colonne ; Jover et Ortiz, l’autre ; Sanz et Durruti, la troisième. Objectifs : le siège de la Généralité, la mairie, le Central téléphonique, la place de Catalogne, le ministère de l’Intérieur et la Direction générale de la sûreté. Il ne manquait que l’accord du groupe. García Oliver ne l’obtint pas. Il rapporte à ce propos l’étrange intervention de Durruti : « Les arguments avancés par García Oliver, ici comme au plénum, sont recevables. Son plan d’action est parfait. Cela dit, le moment choisi me paraît peu opportun. Je pense qu’il faut attendre, pour le mener à bien, la prise de Saragosse, qui ne devrait pas nous prendre plus d’une dizaine de jours. J’insiste : il faut d’abord prendre Saragosse et passer à l’action ensuite. » Saragosse ne sera jamais prise.

On reprocha encore à García Oliver son penchant pour le militarisme. Ses mémoires révèlent, sur ce point, qu’il fut, sa vie militante durant, effectivement obsédé par la question de l’affrontement avec l’armée, et ce depuis que, gamin de sept ans, il avait entendu, dans les rues de Reus, des ouvriers fuyant la répression après la « Semaine tragique » de 1909, se plaindre qu’il n’y avait « rien à faire contre l’armée ». D’où son cri de victoire, au lendemain du 19 juillet 1936 : « La preuve est faite qu’on peut vaincre l’armée ! »

Au congrès de Saragosse, la proposition qu’avança García Oliver de création de milices confédérales, qui ne devint réalité qu’en Catalogne, fut combattue, et même moquée par Cipriano Mera. Mais les faits sont têtus. La plupart des compagnons de lutte de García Oliver [Ricardo Sanz, Gregorio Jover, Miguel García Vivancos (et Cipriano Mera lui-même)] terminèrent la guerre au grade d’officiers supérieurs. Lui, non. Aucun autre militant anarcho-syndicaliste n’inspira, cependant, plus de respect aux officiers professionnels républicains que García Oliver lui-même. Au point qu’on peut légitimement s’étonner qu’il n’ait pas cherché à s’autoproclamer chef du front d’Aragon, préférant désigner pour cette fonction (autocratiquement, diront ses détracteurs) le colonel Villalba, militaire de carrière.

Pleinement ministre, mais contre son gré

Les pages de El eco de los pasos qui traitent de l’entrée de la CNT au gouvernement et de l’aventure, qu’on peut qualifier de grotesque, qui provoqua l’inutile mort de Durruti à Madrid, sont des plus instructives. Il en ressort une vérité blessante, insultante : la faiblesse politique des organismes supérieurs de la CNT qui, au vu des circonstances traversées et le voulant ou pas, mais cela est une autre histoire, prirent dans l’urgence des décisions lourdes de conséquence, au risque de compromettre irrémédiablement l’avenir de l’anarcho-syndicalisme.

Ainsi, la dissolution du CCMA demeure une triste page de l’histoire de la CNT. « Le Comité des milices, écrit García Oliver, fut créé parce que nous n’avons pas voulu prendre nos responsabilités. Il fut dissous parce qu’il était allé trop loin. On lui préféra un conseil (gouvernement) de la Généralité de Catalogne. Les fonctions de la Généralité finiront par être absorbées par le gouvernement de Madrid, qui n’avait même pas, lui, les apparences d’un organisme révolutionnaire. »

Autre triste page de cette histoire : la décision, prise en plénum national, de collaborer au gouvernement de Largo Caballero. Dans les milieux anarchistes, on a beaucoup critiqué García Oliver pour avoir accepté d’être ministre dans un gouvernement bourgeois. Il expose, dans El eco de los pasos, les arguments contre la participation au gouvernement qu’il opposa à Horacio M. Prieto, alors secrétaire du comité national de la CNT. Interprétée par lui comme une manœuvre pour l’éloigner de Catalogne, sa désignation comme ministre le coupait de sa base. García Oliver avait pleinement conscience que la véritable force de la CNT se trouvait en Catalogne et que c’est là que se jouait une possible/impossible révolution.

On ne pourra pas, en tout cas, accuser García Oliver d’indiscipline. Une fois prise organiquement la décision de participation, il accepta, en effet, d’être ministre. Selon les canons en vigueur, il fut même un bon ministre, c’est-à-dire qu’il défendit les intérêts les plus immédiats d’une organisation qui avait choisi, contre son gré, la voie de la collaboration. Sans attachement particulier à son portefeuille et connaissant la précarité de sa fonction.À la fin de l’hiver 1936, dans un discours prononcé au théâtre Coliseo de Barcelone, García Oliver dressa un bilan sans concession de la guerre et se déclara partisan de liquider le gouvernement bourgeois auquel il participait lui-même pour lui substituer un pouvoir syndical.

Les mémoires de García Oliver contribuent à résoudre, ou à éclairer sous un angle original, quelques énigmes historiques. On pourra, bien sûr, regretter quelques-unes de ses extravagances ou les trop longues pages accordées à son séjour à la prison de Burgos ou son voyage en URSS au détriment d’une exposition plus fouillée du congrès de Saragosse, par exemple, ou des négociations qui précédèrent la participation de la CNT au gouvernement. Cela dit, attendre de García Oliver qu’il dise tout de cette histoire c’est supposer qu’il ait été informé de ses moindres détails, ce qui est invraisemblable. Il n’intervint pas, par exemple, dans la prise de décision de la CNT de participer au gouvernement. Il en parle comme témoin et, en tant que tel, ne peut pas en dire davantage que ce qu’il dit. De même pour les événements de mai 1937. Il faut en convenir, García Oliver n’a pas le don d’ubiquité.

Si l’espace ne manquait pas, cet exposé du rôle joué par García Oliver au sein de la CNT, qu’on a souvent caricaturé, demanderait à être complété par une analyse détaillée de son action pendant la dernière phase de la guerre civile (plan « Camborios » et comité exécutif du Mouvement libertaire de Catalogne) ou en exil (Conseil général du Mouvement libertaire, Parti ouvrier du travail, etc.). On aurait alors la preuve d’une parfaite cohérence de son parcours militant.

El eco de los pasos est sûrement un livre amer. Il ne verse pas, cependant, dans le pessimisme. À preuve ces lignes que nous citerons pour conclure et qui donnent assez bien le ton de l’ensemble : « Je ne me suis jamais repenti d’avoir été ministre, et pas davantage d’avoir proposé à la CNT de prendre tout le pouvoir. Le temps est venu de mesurer l’énorme distance qui sépare l’anarchiste de l’anarcho-syndicaliste : le premier veille au respect des purs principes de l’anarchie ; le second se confronte aux réalités d’un monde social complexe. L’anarchisme est une attitude devant l’existence ; l’anarcho-syndicalisme, une manière d’agir dans l’existence. Depuis le jour où j’ai proposé de prendre tout le pouvoir, je n’ai jamais cessé d’attendre que se présente une autre opportunité de pouvoir le faire. »

José MARTÍNEZ
[Traduction de Freddy Gomez]