Les amis d’À contretemps me demandent, ès qualité d’ancienne touche-à-tout des Éditions Ruedo Ibérico, un témoignage in vivo sur la genèse des mémoires de Juan García Oliver, El eco de los pasos. Pour qui aura lu l’ouvrage qu’Albert Forment a consacré à José Martínez et à Ruedo ibérico [1], il y aura redite, mais, puisque rares sont les lecteurs français de ce mauvais livre, et à leur seule intention, je m’y recolle.
Un jour de juillet 1972, un vieux bonhomme passa la porte du 6, rue de Latran et, sitôt entré, demanda à Alejo Lluansí, employé de la librairie, s’il connaissait l’adresse d’Abel Paz. À l’autre bout de la pièce, en retrait, Pepe Martínez corrigeait des épreuves dans son bureau, ce qui était plutôt rare car il préférait travailler au bistrot du coin. Intrigué par la question, Pepe leva le nez, fixa le bonhomme et lui demanda s’il avait cherché Abel Paz sous son vrai nom, Diego Camacho [2]. L’autre répondit par l’affirmative. Alors, Pepe l’observa attentivement, puis s’approcha de son interlocuteur. Quand ils furent face à face, il demanda au visiteur s’il s’appelait Juan, puis précisa : « Juan García ? ». L’autre acquiesça. « Juan García Oliver ? ». « Oui. » Et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
De mon poste de travail, j’avais assisté à toute la scène, d’un œil distrait d’abord, puis étonné. Qui pouvait bien être ce Juan García Oliver que Pepe avait reconnu par le plus parfait des hasards ? J’étais, à vrai dire, à l’époque, assez ignare, et le nom du vieux bonhomme ne m’évoqua rien.
Sitôt remis de leurs effusions, Pepe entraîna García Oliver au bistrot. Ils avaient à parler. Entre-temps, j’avais compris que le vieux bonhomme avait été un personnage d’importance (et comment !) dans l’histoire de la CNT. Le soir, accompagné de Pilar, sa femme, García Oliver dînait à la maison. Pepe travaillait alors à un supplément de Cuadernos de Ruedo ibérico consacré au mouvement libertaire espagnol [3], et il avait, comme on s’en doute, pas mal de questions à poser à l’impromptu visiteur. De mon côté, j’avais pensé enregistrer la conversation, mais Pepe s’y opposa. Je l’ai souvent regretté par la suite.
Plus tard, j’appris que Pepe avait reconnu le vieux bonhomme de la rue de Latran, qu’il n’avait jamais vu auparavant, parce que ses traits lui avaient rappelé une photo de García Oliver publiée par ses soins, en 1964, dans Diario de la guerra de España, de Mijail Koltsov. Plus tard aussi, j’appris que ce n’était pas la première fois que le vieux bonhomme anonyme poussait la porte de la librairie et qu’il repartait, sûrement blessé que personne ne l’eût reconnu. Juan García Oliver avait bien trop d’orgueil pour faire simple. Il avait trouvé ce subterfuge pour attirer l’attention sur lui. Cette tentative était la dernière. Si Pepe n’avait pas été là, il serait sûrement parti sans laisser d’adresse.
Fin limier, l’éditeur comprit vite le parti qu’il pouvait tirer de cette étrange rencontre. Restait à convaincre García Oliver de rédiger ses mémoires. Ce ne fut pas chose facile. Il ne s’en sentait pas capable. C’est dans cet état d’esprit qu’il repartit pour le Mexique, convaincu qu’il y finirait son existence dans le gris des jours. Il fallut échanger avec lui de multiples lettres, l’encourager maintes et maintes fois au téléphone pour qu’il se décide enfin à donner sa version de l’histoire de la CNT. Sa version, j’insiste. Prodigieux témoignage, de mon point de vue.
Deux ans plus tard, le vieux bonhomme débarqua de nouveau à Paris avec, cette fois, sous le bras, un manuscrit de quelque 1 500 pages, chacune d’elles portant au verso signature de sa main. Écrits sur la seule base de sa fantastique mémoire, ses souvenirs n’omettaient rien, pas même la liste des menus que, garçon de café, il servait aux clients au temps où il s’initia au syndicalisme d’action directe en luttant contre l’humiliante propina (pourboire). Le reste relève du travail de l’éditeur, un travail que Pepe connaissait sur le bout des doigts.
De mon côté, et dès la première lecture du manuscrit, je fus proprement fascinée par les mémoires de García Oliver. Elles avaient un réel pouvoir d’évocation et le ton particulier d’un type ferme dans ses convictions. Comme si le temps ne l’avait pas changé. Cette impression, je la ressentis également lors de nos rencontres. Personnage impressionnant, ce dinosaure d’entre les dinosaures n’avait rien renié de son passé anarchiste. À plus de soixante-dix ans, l’ex-ministre de la Justice d’une ancienne République vivotait d’un gagne-pain de commis-voyageur à Guadalajara, en terre mexicaine. Machiste comme on l’était aussi dans cette génération de révolutionnaires, c’est sans doute sur sa femme, Pilar, qu’il semblait faire le moins impression. L’habitude, sans doute. Cette habitude qui lui faisait dire : « Ouille, j’en ai par-dessus la tête de ces histoires, ça fait trente ans que ça dure ! »
Le visage du vieux bonhomme s’illuminait alors d’un sourire entendu. Avec celle-là, il n’était pas l’écho de l’histoire, mais un homme, tout simplement.
Marianne BRÜLL
Rencontre avec un vieux bonhomme
À contretemps, n° 17, juillet 2004