A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le théorème du scarabée-torpille
À contretemps, n° 29, janvier 2008
Article mis en ligne le 24 octobre 2008
dernière modification le 2 décembre 2014

par .

Franz JUNG
LE CHEMIN VERS LE BAS
Considérations d’un révolutionnaire allemand sur une grande époque (1900-1950)

Traduit de l’allemand par Pierre Gallissaires
Marseille, Agone, coll. « Mémoires sociales », 2007, 560 p

Dans son bestiaire de prédilection, Franz Jung accorde sa préférence au scarabée-torpille, cet insecte non répertorié dont la principale caractéristique est de « voler jusqu’à son but, puis de tomber ». Tel un entomologiste – et de manière assez inattendue dans un ouvrage où les cafards n’abondent que sous forme humaine –, Jung s’attache, trois pages durant, à nous entretenir de la bestiole, avant de conclure : « Je connais ce vol, je l’ai fait d’innombrables fois moi-même, de jour comme de nuit. Et la fin a toujours été la même : le choc, la chute, la reptation sur le sol et le retour au point de départ, au point d’envol… » C’est sous ce titre – Le Scarabée-Torpille – qu’avait paru, chez Ludd, en 1993, la première édition en langue française de cette captivante chronique d’un révolutionnaire allemand confronté aux illusions et aux mensonges d’un siècle qui n’en fut pas avare. Sous son titre d’origine – Le Chemin vers le bas –, Le Scarabée-Torpille, épuisé depuis longtemps, reprend aujourd’hui son envol dans la même excellente traduction de Pierre Gallissaires et dans une édition fortement augmentée [1].



Franz Jung (1888-1963) fut sans doute un personnage hors du commun, tour à tour convulsif et réflexif, détonant et retenu, propulsé vers l’avant et tiré vers l’arrière. Comme si, porté par les feux (de joie) d’une époque où s’inventaient mille manières d’en exercer, en actes, la critique – la psychanalyse, les avant-gardes littéraires et artistiques, le bolchevisme –, il avait souhaité en éprouver l’incandescence tout en refusant d’y perdre la raison. Ce mouvement – d’envol et de chute – est au cœur de son récit, infiniment répété. « Le souvenir, écrit-il magnifiquement, c’est ce qui s’est déposé et déjà incrusté, ce qui a grandi en vous comme une entaille, cerne après cerne, au long des années. » Quand il revient, ce souvenir, quand il s’impose, quand il exige qu’on s’y replonge, la question qu’il suscite est toujours la même : quel sens tout cela a-t-il eu ? Pour Jung, ce sens, seule l’écriture peut le révéler. À l’heure des comptes. Comme un dernier battement d’ailes avant la chute finale.

C’est à la fin des années 1950, alors qu’il est installé aux États-Unis, que Jung entreprend la rédaction de cette autobiographie. Il le fait avec suffisamment de distance sur l’événement et sur lui-même pour éviter les pièges du genre. Au point que certains, perplexes devant tant de sobriété et de détachement, lui reprocheront son penchant pour l’auto-dénigrement. Comme si le refus du lyrisme nuisait au récit de ces « années rouges », dont le culte continue, en ces temps d’infortune, d’attiser le mythe révolutionnaire. Jung, il est vrai, ne joue pas le jeu de l’émotion, ni aucun autre d’ailleurs, il s’en tient à réactiver, « quel que soit son éloignement » dans sa mémoire, « ce qui est resté présent », « fourvoiements » compris, en indiquant bien que cela ne l’ « amuse guère », pas plus que ne l’amusent les « regrets faciles » du témoin ou la prédisposition classificatrice de l’historien. On pourra y voir une forme de pose, mais on passera à côté de l’essentiel : cette façon de dire sans pathos, cette manière de tenir le « vécu personnel » à bonne distance de l’émotion pour qu’il gagne « en intérêt, en couleur, en ironie et… en ambiguïté morale ». De ce point de vue-là, Jung est un maître.



Tout commence à Neisse, une ville de garnison de Silésie. Jung y naît, en 1888, d’une mère modiste et d’un père admirateur de Nietzsche et exerçant le noble métier de maître horloger. De ce temps étrange de l’enfance, Jung ne garde que peu de souvenirs, comme s’il l’avait subi, entre désespoir et indifférence. « Pour les parents, écrit-il sobrement, l’enfant est un membre de la famille et, en tant que tel, il appartient à ce réceptacle de la vie qu’est un foyer. Simple élément, il peut être placé ici ou là et dirigé à l’avenant : c’est ce qu’on appelle, pour l’essentiel, l’éducation. » Ces parents, il dit ne les avoir « pas compris ». Et c’est à peu près tout ce qu’il en dit. Ponctuant le poids des jours – « ce que nous nommons habituellement le bonheur, dans notre pauvre langage » – suintent quelques blessures secrètes et affleure le sentiment tenace d’une relégation.

Ses études le conduisent à Leipzig, à Breslau et à Iéna. Il s’essaye au droit, à l’art, à l’histoire des religions, à l’économie et à la musique. Surdoué mais inadapté, Jung en tire quelques minuscules gloires, un certain épanouissement intérieur et un fort goût de la contradiction. « Le rythme, écrit-il, c’est la vie même ». La sienne prend bientôt des allures débordées. En 1911, il s’installe à Munich, où il termine un doctorat d’économie tout en s’essayant à la littérature et commence à fréquenter la bohème littéraire et artistique locale, dont le café Stéphanie fait office de quartier général. Là, il se lie d’amitié avec le poète anarchiste Erich Mühsam, le dessinateur Henry Bing et surtout le psychanalyste libertaire Otto Gross, qui deviendra son intime. « La bohème artistique, écrit-il, avait déjà été aspirée par les remous de la crise générale de la société qui caractérisera tout le siècle, et c’est la psychanalyse freudienne qui a joué le rôle le plus important dans la critique sociale et la désagrégation du “bon vieux temps”. »

Précieuses sont les pages que Jung consacre à cette bohème munichoise. Il en explore les arcanes, tout en en pointant les faiblesses : les luttes intestines entre ses diverses coteries et l’esthétisme sans cause de certains de ses hérauts. Pour ce qui le concerne, c’est vers le groupe anarchiste Die Tat – fondé par Mühsam et fédéré au Sozialistischer Bund de Gustav Landauer – que le portent ses sympathies. Il y fréquente des artistes – comme le peintre Georg Schrimpf – et des écrivains – comme Oskar Maria Graf et Karl Otten –, mais aussi des prolétaires. Ces anarchistes, dont il est sans en être, Jung les trouve « animés du désir nostalgique d’une morale qui guiderait l’individu et l’humanité tout entière ». « Naïfs et modestes », ils n’en demeurent pas moins, à ses yeux, des « gens merveilleux », ce qui, dans la froideur de sa prose, signe un authentique compliment. De cette époque datent la publication de son premier livre, Das Trottelbuch  [2], et sa collaboration à Der Sturm et à Die Aktion.

En 1913, Jung se retrouve à Berlin, où il va s’illustrer dans la campagne pour la libération de son ami Otto Gross, expulsé vers l’Autriche, puis interné, à la suite d’une dénonciation par son juge d’instruction de père comme psychopathe dangereux. À cette occasion, Jung s’exerce, avec talent et constance, à la riposte. Cette campagne – que Jung considère comme un « tournant » dans sa vie – conduit, en mai 1914, à la mise en liberté de son ami [3]. Quelques mois plus tard, c’est la guerre. Jung, qui traverse une crise sentimentale aiguë, rejoint la garnison de Spandau. En décembre, il déserte et, juste retour des choses, demande à son ami Gross, qui réside en Autriche, de le planquer. Ce qu’il fait. Comme il fera le nécessaire quand, expulsé puis interné à l’asile de Berlin-Wittenau, Jung aura besoin de son expertise psychiatrique pour en être libéré.

Sur ce temps de la grande boucherie, c’est une fois de plus la retenue qui prime. Là encore, là surtout, l’amateur d’envolées lyriques en sera pour ses frais. « Notre existence, écrit Jung, avait de plus en plus le caractère d’une double vie. » D’un côté, la guerre – « comme en marge » – et les affaires plutôt florissantes qu’elle génère – et qui lui permettent de devenir rédacteur en chef de l’ Industrie Kurier ; de l’autre, une activité intense d’écriture, de collaborations diverses au mouvement internationaliste et d’édition de la revue Die Freie Strasse. Avec, de surcroît, la certitude, intimement vécue, « d’être devenu adulte, après le feu d’artifice des années précédentes ».



Ce qui fait, bien sûr, le sel de ce livre, c’est sa valeur extraordinairement documentaire sur ces « années rouges » (1918-1922) qui concentrèrent, en une courte unité de temps, la force du rêve révolutionnaire et son irrémédiable déclin.

Toute rupture révolutionnaire, nous dit Jung, relève d’un « mécanisme organique ». Elle vient « de l’intérieur ». « Ce n’est pas seulement de la rage et de la haine – que l’on pourrait encore dominer –, c’est la panique, la panique intérieure inhérente à l’existence, immanente à chaque individu, qui peut être longtemps contenue mais qui un jour s’épanouit et rompt toutes les digues. » « Et chacun sait, ajoute-t-il, le bien que cela fait. » Cette rupture qui, en Allemagne, va ouvrir la voie à la République, mais aussi à la révolution des conseils ouvriers, Jung la voit venir. Elle se profile dans l’accroissement soudain du nombre de déserteurs, dans l’éclosion spartakiste, dans la sécession esthétique du mouvement Dada – auquel il participe. Attisée par le souffle d’Octobre, elle attend son heure pour occuper la rue. Pour Jung, elle sonne le 9 novembre 1918, à Berlin, quand il prend naturellement la tête d’un cortège d’insurgés occupant l’agence télégraphique Wolff. Ce fait d’arme, il le raconte sans passion, comme le reste, déjà tout occupé à voir son envers, « l’autre face de la révolution, ce courant de fond qui se transforme si facilement en contre-courant ». Car, pour lui, il fait peu de doute que c’est là que s’est nouée la suite tragique de l’histoire. L’effondrement rapide d’une révolution hasardeuse – qui ne troubla jamais sérieusement l’ordre, nous dit-il, à l’exception du « court épisode de la République des conseils de Munich » – ouvrit la voie à la germination de l’ignoble. « Ce sont les ultimes tressaillements de cette révolution, insiste-t-il, qui ont amené Hitler au pouvoir. » Qui lui donnerait tort ?

Au sortir du maelström, Jung est membre d’un KPD déjà perclus de discipline et vérolé de bureaucrates. Il n’y reste que le temps de le quitter pour rejoindre le KAPD [4], sa dissidence. « Pour des centaines de milliers de gens, qui auraient eu un rôle important à jouer, écrit-il, la Russie a représenté le modèle et l’idéal d’une foi fanatique. » Quand, après en avoir débattu beaucoup, le KAPD décide d’y envoyer une délégation pour juger en connaissance de cause des avancées du socialisme, Jung se porte volontaire. Accompagné de Jan Appel et de Hermann Knüfken, il débarque à Moursmank, le 1er mai 1920, après avoir détourné un chalutier en mer Baltique.

L’expérience soviétique de Jung n’aura pas le charme de la brièveté. Il y fera deux longs séjours : le premier de six mois, en 1920 ; le second de deux bonnes années, entre 1921 et 1923. Assez longs, en tout cas, pour se faire une idée précise de la vie des prolétaires dans la « patrie des hommes » sous férule bolchevique. Ses premières impressions sont, à vrai dire, mitigées. Débordant du bonheur simple d’ « être là » et de « participer », son premier séjour se borne à l’observation, ce qui ne l’empêche pas de constater que « la masse tant célébrée des ouvriers, des paysans et des soldats, armée de sa conscience de classe, n’exist[e] que dans l’imaginaire politique ». Son second séjour, en revanche, est d’une autre nature. « La tâche qui m’attendait, écrit-il, consistait à prendre pied en Russie et à m’y intégrer au peuple russe et au processus d’édification sociale. » Il ne sera pas déçu…

Les quelque cinquante pages de cette autobiographie que Jung consacre à son immersion en Terra Sovietica foisonnent de détails sur sa chaotique administration par le Parti bolchevik. Tour à tour employé au service de presse du Komintern, chargé de mission au Secours ouvrier international, responsable d’une usine d’allumettes à Tchudovo (Novgorod), puis de l’usine métallurgique Ressora (Petrograd), Jung – qui est, insistons sur ce point, du bon côté du manche, celui des nouveaux maîtres – se trouve aux premières loges pour assister aux intrigues des petits chefs du parti, mesurer leur arbitraire et saisir l’immense apathie qui s’est emparée des prolétaires. Ce « régime léniniste finissant » auquel il est venu prêter concours, Jung en perçoit vite la perverse et parasitaire logique bureaucratique. À terme, puisque rien ne marche, il faut bien trouver des coupables d’une telle incurie. C’est encore le rôle du Parti et de sa machine à terreur : la victime expiatoire est toujours au coin de la rue, il s’agit de la débusquer, de l’accabler de tous les maux, de la liquider et de passer au point suivant de l’ordre du jour. Quand Jung sent que son tour est venu, il ne fait ni une ni deux. Au pays du grand mensonge, la désertion est l’avenir de l’homme. C’est en détournant un bateau qu’il était entré au pays des Soviets, c’est à fond de cale qu’il le quitte, en fuyard. « C’était la fin d’un long voyage, écrit-il. Un retour à la maison… ou plutôt à ma case de départ. »



À l’instant du doute, et quand, de surcroît, le moteur de l’histoire tourne à vide, Jung ne connaît de remède que dans la solitude. Il se terre et plonge en lui-même. « Jusqu’à la désagrégation », note-t-il, avant d’ajouter : « Certains, qui me regardaient peut-être encore avec quelque bienveillance mais n’auraient pas osé intervenir pour m’aider, décrivent aujourd’hui mon état en disant que les démons avaient pris possession de moi. » Noyé dans les vapeurs d’alcool, il cherche une issue à sa chute. Une fois de plus, il la trouvera du côté de la littérature, et plus précisément de l’écriture théâtrale, seule capable alors de transformer ses questions en cris. Deux de ses pièces – Der verlorene Sohn (Le Fils prodigue) et Arbeiter Thomas (Thomas, un travailleur) – ne tarderont pas à être montées par le très brechtien Erwin Piscator, pour qui Jung ne manifeste aucune sympathie et dont il précise, avec un évident sens de la perfidie, qu’il n’avait qu’un « seul admirateur sincère » : Joseph Goebbels.

Pour Jung, la période qui s’ouvre – les « années grises » (1923-1943) – débute dans l’ambivalence. Si le fond de l’air est lourd de menaces, il ne les perçoit qu’abstraitement, tout occupé qu’il est à remonter la pente. La représentation de ses pièces a tourné au fiasco. Il continue d’écrire, renoue avec l’avant-garde intellectuelle, crée une revue – Der Gegner (L’Opposant) –, fréquente Wilhelm Reich, mais n’envisage aucune nouvelle plongée en politique. « Chez moi, écrit-il, la résistance contre l’appareil des partis s’était amplifiée outre mesure, jusqu’à devenir un insupportable fardeau psychologique. Les colonnes du SPD et du KPD défilant au son des fifres, les poings brandis au cri de “Front rouge !” étaient des gestes vides ne parvenant pas à dissimuler la panique qui s’était emparée des partis socialistes. »

Très vite, cependant, Jung comprend que l’intérêt bien compris de l’Union soviétique conduira Staline à conclure une alliance avec Hitler. Il en perçoit les signes avant-coureurs, il en accumule les preuves, il en explique la logique. Sans convaincre quiconque, bien sûr. L’heure est bien à la panique et à la confusion. Sans vaciller, le KPD applique les consignes de Moscou qui font de l’ouvrier socialiste l’ennemi principal, avant de s’effondrer sans combat devant les nazis. Le 1er mai 1933, communistes et sociaux-démocrates manifestent ensemble, pour un dernier et hallucinant tour de piste, sous les drapeaux à croix gammée du futur Reich millénaire. « Parmi ceux qui défilaient, écrit Jung, un très grand nombre avaient la veille fait en secret, à leur bistrot habituel, leurs adieux au syndicat, au parti et au socialisme avec de la bière et du schnaps, et ils en ressentaient maintenant les effets. Grelottants de froid, les participants à la fête ne purent se retenir plus longtemps : ça leur coulait dans les pantalons et les bottes, au son des tambours et des flûtes, des chalumeaux et des flûtes à bec… Sieg Heil ! Heil Hitler ! » Le lendemain de ce sinistre 1er Mai, les syndicats libres sont interdits.

Entrant dans la clandestinité, Jung fonde alors, avec des anciens du KAPD, le groupe des Rote Kämpfer (Combattants rouges), qui sera démantelé par la Gestapo trois ans plus tard, en novembre 1936. Arrêté, il est libéré quelques mois plus tard. Le temps de la fuite est de nouveau venu. Son existence s’apparente désormais à l’errance des vaincus : Prague, Vienne, la Suisse, la Hongrie. D’étape en étape, il arpente ce « chemin vers le bas » qui mène de l’espoir terrassé au désarroi sans nom.

L’avant-dernière station de son parcours – celle qui précédera l’émigration définitive aux États-Unis – est italienne. « C’est là, écrit-il, entre Pise et Livourne, que je me suis familiarisé avec le scarabée-torpille : non seulement, je l’ai vu, mais j’ai aussi pu m’entendre avec lui. » C’est encore là qu’il s’est forgé son théorème, en forme de morale définitive. Une dernière fois, écoutons Jung : « Et le scarabée-torpille se remet à bouger… Bien que sérieusement touché, il soulève ses ailes. Il commence à se raidir et va derechef s’élever… malgré tout ! Personne ne peut l’en empêcher. Pas même vous. »

Arlette GRUMO