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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Une communauté humaine en devenir
À contretemps, n° 36, janvier 2010
Article mis en ligne le 14 janvier 2011
dernière modification le 21 mars 2015

par F.G.

Gustav LANDAUER
LA COMMUNAUTÉ PAR LE RETRAIT ET AUTRES ESSAIS
Textes traduits et présentés par Charles Daget
Paris, Éditions du Sandre, 2008, 298 p.

Gustav Landauer (1870-1919) est peut-être l’auteur anarchiste dont la lecture est la plus difficile. On lui a d’ailleurs souvent reproché, dans le mouvement anarchiste allemand, de se montrer trop exigeant à l’égard de ses lecteurs. À ces critiques il répondait, avec un sérieux qui frisait parfois la rigidité, en disant que son anarchisme ne se laissait pas réduire à quelques slogans d’agitation. Et que, s’il attendait des anarchistes de grands efforts sur le plan culturel et moral, c’est précisément parce qu’ils étaient – ou devaient être – des anarchistes et non pas de simples partisans de l’anarchisme, comme on pouvait l’être, par exemple, de la social-démocratie. Cela ne l’a pourtant pas empêché de se plaindre de temps à autre, quoique toujours confidentiellement (en particulier dans sa correspondance avec Max Nettlau), de la faiblesse des échos que rencontraient, en Allemagne et surtout à l’étranger, les conceptions particulières qu’il se formait de l’anarchisme. Aucune des œuvres majeures de Landauer, lui qui a été un excellent traducteur et un grand passeur d’idées anarchistes en Allemagne, n’a été traduite en langues étrangères de son vivant – si on laisse de côté les extraits de La Révolution, traduits en yiddish par Rudolf Rocker, qui ont paru dans la presse anarchiste juive de Londres.

La raison de cette indifférence des anarchistes étrangers pour ses idées venait de ce que l’« anarchisme mystique » de Landauer – que ses origines allemandes faisaient regarder comme une curiosité, quand elles ne le faisaient pas soupçonner de « déviations » individualistes – se conciliait assez mal avec le courant internationalement dominant de l’époque qu’inspirait le communisme anarchiste, plus rassurant, de Pierre Kropotkine. Mais cela tenait aussi, et plus encore, à l’extrême difficulté de traduire des écrits où, dans un style très littéraire et volontairement ramassé, s’exprime une pensée originale qui refuse de faire système. Landauer avait conscience du problème : pour traduire ses œuvres en français, il avait notamment songé à Henri-Albert [Henri-Albert Haug], un des grands traducteurs de Nietzsche en France.

On ne pouvait a priori que se réjouir d’avoir enfin accès en français à différents aspects d’une œuvre importante, multiple et dispersée. La Communauté par le retrait rassemble une vingtaine d’essais tirés, entre autres, des deux recueils que Martin Buber avait fait publier après la mort de Gustav Landauer, Der werdende Mensch (1921) et Beginnen (1924). Passe encore que la sélection des textes traduits ne soit nulle part justifiée ou tout simplement expliquée. Passe encore, à la limite, que dans certains des textes pullulent fautes et coquilles (orthographie des noms propres !). Mais que penser d’une traduction qui fourmille de contresens assez peu excusables et où, très souvent, la pure fantaisie vient au secours de l’à-peu-près ? Il serait fastidieux d’égrener la liste de toutes les erreurs qui parsèment le texte. Car il ne s’agit pas de quelques choix ponctuels de traduction qui seraient mauvais ou discutables, mais de passages entiers – certes complexes – que le traducteur a adaptés comme il a pu, avec une rare désinvolture, précisément parce qu’il en devinait vaguement le sens plutôt qu’il ne les comprenait réellement. Même sans connaître un mot d’allemand, cela saute aux yeux dès la lecture du premier texte, celui qui par son importance donne son titre au recueil. Si gravement corrompus par la mauvaise traduction qui en est donnée ici, ces textes de Landauer ne pourront évidemment pas être évalués pour ce qu’ils sont par le malheureux lecteur français. La précipitation dont le traducteur a fait preuve dans son travail est d’autant plus étrange que cette traduction ne semble pas avoir été une commande ; et l’on se doit de souligner, dans cette affaire, le manque de sérieux proprement incroyable de l’éditeur qui n’a visiblement pas jugé utile de faire lire le manuscrit avant sa parution [1]. On ne cachera donc pas que la déception est immense. Landauer méritait mieux. Il reste à espérer qu’on ne le rendra pas responsable de toutes ces inconséquences.

Contrairement à ce qui est négligemment affirmé dans la présentation du livre, au demeurant très moyenne et au ton savoureusement doctoral eu égard à la qualité de la traduction – « Il convient ici de suivre attentivement le mouvement de sa pensée [celle de Landauer] afin de ne pas commettre de contresens » (p. 18) –, Gustav Landauer n’a pas eu à rompre avec le Parti social-démocrate puisqu’il n’en a été ni membre ni même sympathisant. 1892 est une année charnière dans sa vie. Il décide de sortir de la communauté religieuse juive ; il abandonne ses études universitaires pour s’établir comme écrivain, avant d’être officiellement exclu – l’année suivante – de toutes les universités prussiennes « pour manque de moralité » (activités politiques subversives, dans le jargon policier). Ayant rejoint – en février 1892 – l’Union des socialistes indépendants qui avait été fondée, quelques mois auparavant, par un groupe de militants exclus du Parti social-démocrate au congrès de Erfurt [2], il en vient dès cette époque à développer une critique radicale du « marxisme ». De plus, la violence haineuse avec laquelle la social-démocratie condamne, pour des raisons qui tiennent autant de l’idéologie que de l’opportunisme, les émeutes de chômeurs qui éclatent à Berlin au même moment, fait naître en lui une aversion profonde et durable pour tout socialisme de parti. De fait, en son temps et en Allemagne, Landauer est un des rares anarchistes qui n’aient pas emprunté le chemin de la social-démocratie. Ce qui l’a plongé dans la révolte, rappellera-t-il plus tard dans un texte autobiographique, ce n’est pas le combat de classe ou la compassion sociale, mais « le heurt continuel de la nostalgie romantique contre les étroites barrières du philistinisme » [3]. Or ce n’est pas là un détail sans importance : pour les anarchistes de sa génération, il a fallu, en général, un long travail intellectuel pour se libérer définitivement des conceptions qu’ils avaient assimilées, dans une période de répression et avec tout l’enthousiasme de la jeunesse, au sein du mouvement social-démocrate. Rudolf Rocker, par exemple, gagné à l’anarchisme au début des années 1890, raconte dans ses Mémoires que c’est seulement en étudiant la Révolution mexicaine et le mouvement zapatiste vers 1910-1911 qu’il va se détacher complètement de l’évolutionnisme social-démocrate et envisager la possibilité du socialisme libertaire dans des pays qui ne connaissent pas (ou guère) la grande production industrielle [4].

À la fin du siècle commence, pour Landauer, une série de malheurs personnels et de revers politiques. Il est tenu d’admettre que le projet anarchiste qu’il nourrit depuis près d’une décennie a échoué. En 1899, Der Sozialist, l’ancien organe des « socialistes indépendants » qu’il avait largement contribué à orienter vers l’anarchisme après qu’il en eut pris la rédaction en février 1893, doit cesser sa parution, ne trouvant presque plus de soutiens parmi les travailleurs anarchistes d’Allemagne. C’est que Landauer, pour qui le prolétariat ne peut venir à bout du Capital et de l’État qu’en s’abolissant lui-même comme classe et « en entrant dans d’autres relations » [5], est amené à s’opposer à l’aile ouvrière – et majoritaire – du Sozialist. Laquelle décide, alors, de s’organiser indépendamment, en publiant son propre journal, dans le but de développer un « anarchisme ouvrier de masse » (elle donnera naissance, quelques années plus tard, à la Fédération anarchiste allemande). Il va de soi, pour Landauer, que l’anarchisme ne peut devenir un mouvement de masse que s’il cède à la facilité démagogique, en faisant miroiter aux yeux des masses le mirage du pouvoir.

L’heure est au bilan. À la suite de l’Affaire Ziethen – qui n’est pas une « version allemande de l’Affaire Dreyfus » et qui ne sensibilise évidemment pas Landauer au problème de l’antisémitisme (p. 9), l’accusé Ziethen n’étant pas juif – au cours de laquelle il obtient avec force, à la manière de Zola, la révision du procès d’un condamné qu’il croit innocent, Landauer est lui-même condamné à six mois de prison pour outrages et diffamation, n’ayant pu se défendre en raison de la mort soudaine de Moritz von Egidy, ami intime et principal témoin à décharge. C’est au cours de cet emprisonnement (du 18 août 1899 au 26 février 1900), qui marque un tournant dans son existence, que s’ouvrent à lui de nouveaux horizons anarchistes. À partir des travaux philosophiques de son ami Fritz Mauthner – travaux qu’il s’est proposé de réviser en vue d’une publication – et des écrits de Maître Eckhart qu’il traduit du moyen-haut-allemand, il développe les grandes idées qui seront exposées, pour la première fois, dans la fameuse conférence qu’il prononce, le 18 juin 1900, devant la communauté d’artistes « Neue Gemeinschaft » : Durch Absonderung zur Gemeinschaft (La communauté par le retrait, ou plus exactement par la séparation).

Dans ce texte, Landauer cherche à dépasser la conception bourgeoise de l’individu en exprimant dans son langage ce que Marx ou Freud – deux pensées que, par ailleurs, il rejetait en bloc – ont dit chacun dans le leur, à savoir que, à un certain point de vue, l’homme ne s’appartient pas : « … mais le temps est maintenant venu de réaliser que l’individu n’existe pas, que seules existent des appartenances et des communautés » [6]. Il rend compte de son itinéraire politique et tire les conséquences de son échec. Pour lui, il n’est désormais plus question de descendre vers le peuple, mais de le précéder. Or, par un paradoxe apparent, quand on veut précéder les masses, il semble qu’on doive d’abord s’en écarter. C’est qu’il faut, dit-il, se séparer des communautés autoritaires du monde social pour retrouver au plus profond de soi-même, par une sorte d’introspection mystique, la communauté primitive, l’expérience collective de l’espèce humaine. Landauer distingue, en effet, trois types de communauté : la communauté de l’individu avec l’« univers infini » (« genre humain », « espèce » ou « fleuve de l’âme »), dont il n’est qu’une « forme d’apparition » ; les communautés autoritaires du monde commun ou social (l’État et le Capital) ; la « communauté humaine », celle « qui doit encore venir ». Selon lui, seuls ceux qui auront découvert les « reliques paléontologiques » de l’espèce qui continuent de vivre en eux seront en mesure de créer les institutions de la communauté humaine. Ils chercheront, alors, à s’associer pour fonder des communautés solidaires autarciques qui, en prêchant par l’exemple, transformeront le monde de proche en proche.

C’est cette vision de l’association humaine qui dirige et soutient Landauer jusqu’à la fin. À tel point qu’elle semble parfois même prendre le pas sur la critique qu’il fait de la civilisation capitaliste et de l’idéologie du progrès. Il aimait à dire, par exemple, que la seule publication officielle dont il s’autorisait la lecture, c’était l’indicateur des chemins de fer qui lui permettait de voir les progrès annuels de l’unification humaine. Et, dans son célèbre texte intitulé Le message du Titanic, il en vient à faire l’apologie des nouveaux moyens de communication qui ont fait ressentir aux hommes du monde entier la même chose au même moment – en leur apprenant simultanément la nouvelle du naufrage du Titanic –, ce qui, selon lui, aurait éveillé en eux le sentiment de la communauté humaine.

Gaël CHEPTOU