« La CNT ne comprenait rien à la politique... »
Horacio Prieto, El anarquismo español en la lucha política
César M. LORENZO
LE MOUVEMENT ANARCHISTE EN ESPAGNE
Pouvoir et révolution sociale
Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2006, 560 p.,
format 21 x 29,7, 32 p. d’illustrations hors texte.
Quand parut, en 1969, Les Anarchistes et le pouvoir, César M. Lorenzo, la trentaine à l’époque, déclencha une petite tempête dans le Landernau anarchiste. Et c’était somme toute normal. Son livre s’attachait, en effet, à démontrer que, prise dans la nasse de ses propres contradictions et soumise aux dures réalités d’une guerre sans merci, la CNT n’aurait eu d’autre alternative, en juillet 1936, que de se débarrasser au plus vite de ses oripeaux idéologiques pour avoir quelque chance de peser sur le cours de l’histoire. Autrement dit, cette révolution authentiquement libertaire aurait mis de facto les anarchistes au pied du mur, les obligeant à penser la question du pouvoir et, ce faisant, à se défaire, sur-le- champ, de leur traditionnel apolitisme. Ultime conséquence d’un processus de maturation, l’entrée des anarchistes au gouvernement central de la République n’aurait eu le tort, pour Lorenzo, que de trop tarder. Loin de mériter le dédain qu’elle s’était attiré, cette révision des principes opérée à chaud par le mouvement libertaire espagnol constituait, à ses yeux, le signe d’une maturité politique enfin assumée et, accessoirement, ouvrait quelques perspectives d’avenir à un socialisme libertaire repensé.
Inchangé quant à ses conclusions, c’est sous un nouveau titre et dans une version augmentée et remaniée [1] qu’est réédité cet ouvrage, épuisé depuis longtemps.
Il faudrait, bien sûr, davantage que quelques feuillets pour analyser par le menu une étude riche d’informations, parfois de première main, sur l’histoire du mouvement libertaire espagnol. De la constitution de la Fédération régionale espagnole de l’Internationale, en 1870, à celle de la CNT, en 1910, des luttes des années 1920 à la grande confrontation de juillet 1936, des temps de la grande défaite aux heures illusoires de la reconstruction post-franquiste, c’est, en effet, un vaste tableau de l’anarchisme espagnol que nous dresse Lorenzo. Sans rien dissimuler, ou presque, des débats, parfois violents, qui l’agitèrent – entre collectivistes et anarcho-communistes, trentistes et faïstes, politiques et apolitiques, officiels et rénovés – et des impasses où, tour à tour, il s’engagea – terrorisme, possibilisme, néo-bolchevisme, aventurisme, repli sectaire –, la fresque restitue, dans ses moindres détails, les avancées et les reculs d’un mouvement complexe en éclairant quelques-unes de ses zones d’ombre.
On soulignera, pour mémoire, l’intérêt que revêt l’approche de Lorenzo sur des questions comme la porosité (ou la résistance) de la CNT aux influences extérieures – le syndicalisme révolutionnaire français et le « forisme » argentin –, l’attrait-répulsion qu’exerça sur elle la révolution russe, la « gymnastique révolutionnaire » des années 1930 conçue comme stratégie de déstabilisation de la naissante République, les spécificités régionales de l’anarcho-syndicalisme espagnol, le rôle de la « militancia », perçue comme « avant-garde entreprenante » des militants, relais du « faïsme » et « direction non institutionnelle » de la CNT. Sur chacun de ces points, sur d’autres encore, Lorenzo sort des sentiers battus pour apporter un point de vue original et fouillé, s’appuyant sur une connaissance très précise des mécanismes internes de la CNT d’Espagne.
À l’occasion de la parution de la première version de son ouvrage, il fut beaucoup reproché à Lorenzo, dans les milieux de l’exil libertaire espagnol, d’avoir servi de porte-voix aux thèses de son père, Horacio Prieto [2], dont le révisionnisme revendiqué en matière de doctrine avait le don d’exaspérer les passions mal éteintes. Pris dans le contexte d’une époque lourde de dogmatisme, le reproche valait, c’est sûr, condamnation. Aujourd’hui que ce temps suspicieux est passé, il ne reste qu’une évidence, éclatante à la lecture de cette somme : Horacio Prieto, personnage central de cette histoire, a trouvé en César Lorenzo un ardent exégète. Quand on sait l’oubli où il était tombé, c’est assurément une bonne chose. Pour l’histoire, s’entend.
Hormis les qualités déjà évoquées, l’intérêt de cette étude tient surtout, on l’aura compris, à l’éclairage tout à fait particulier qu’elle donne de la participation des anarchistes à la guerre civile espagnole, éclairage qui mérite quelques développements.
La thèse de Lorenzo repose sur un axiome : prise de cours et débordée par l’ampleur et la portée du mouvement révolutionnaire qui se mit en branle, le 19 juillet 1936, principalement en Catalogne, la CNT n’aurait eu de cesse, dès les premiers instants, d’en canaliser les énergies [3]. Dès lors, son histoire se confondrait avec la mission qu’elle se serait donnée : faire en sorte que le nouvel ordre antifasciste, né de l’explosion de juillet, ne se retournât pas contre la révolution elle-même. Ce serait, donc et essentiellement, pour transformer en conquêtes définitives les acquis de juillet – l’autogestion industrielle et la collectivisation des terres – que la CNT, nous dit Lorenzo, enverra, deux mois plus tard, quatre ministres au gouvernement de la République. Avec raison, d’après lui, et ce d’autant que, localement ou régionalement, elle intégrait déjà, depuis deux mois, aux côtés des autres forces de gauche, les divers comités, conseils, juntes et « autorités parallèles » surgis du processus révolutionnaire. « La participation de la CNT au gouvernement républicain, conclut Lorenzo, ne fut pas le résultat d’un bond formidable, d’un reniement idéologique brutal s’apparentant à une trahison, mais le dernier degré d’une lente escalade » (p. 286).
À vrai dire, l’idée d’une continuité – et d’une cohérence – entre la participation des libertaires aux divers organes de pouvoir locaux issus de la révolution et leur intégration future à un appareil d’État reconstitué, semble peu convaincante. Dans un cas, la révolution imprime son cours aux événements, devant lesquels la CNT improvise ; dans l’autre, l’État est sur le point de reprendre ses prérogatives et, pour ce faire, il a besoin de l’appui de la CNT. Entre ces deux phases, la logique de guerre a bouleversé les enjeux en substituant la légitimité démocratique antifasciste au nouvel ordre révolutionnaire. Autrement dit, rien n’est encore perdu, mais tout se complique.
Aux dires de Lorenzo lui-même, et c’est une remarque d’importance, l’euphorie révolutionnaire de juillet n’aurait pas atteint, dans les mêmes proportions, la base de la CNT et certains de ses « leaders », dont Horacio Prieto. Pour preuve, celui-ci, recevant une délégation de militants catalans, s’inquiétera, en effet : « Vous êtes allés trop loin et nous allons le payer très cher » [4]. Un mois plus tard, il devenait secrétaire de la CNT et négociait avec Largo Caballero l’entrée des anarchistes au gouvernement. Il est fort à parier que Prieto ne fut pas, alors, le seul à s’inquiéter de la tournure que prenaient les événements révolutionnaires en Catalogne et en Aragon et à penser qu’il fallait, d’une façon ou d’une autre, y mettre un frein [5].
Loin de nous l’idée d’induire une quelconque dichotomie entre une « base » cénétiste portée, par nature, à la ferveur révolutionnaire et une « direction » acquise, par fonction, au compromis [6], même s’il est clair que les responsabilités que tel ou tel « leader » occupait dans l’organisation modifièrent souvent la façon de percevoir le déroulement de la lutte. Tant chez Prieto que chez García Oliver, l’autre personnage central de ce livre, l’histoire s’écrivait, dès le commencement, dans une autre durée et selon d’autres schémas stratégiques que ceux que percevait, dans l’exaltation d’une apparente victoire, le combattant anonyme. Ce n’est faire injure à personne que de le constater.
Dès lors qu’en Catalogne, la CNT choisit, autant par peur du vide que par conscience de ses propres faiblesses, de ne pas pousser plus avant son avantage, elle s’engagea de facto dans une voie médiane entre le tout pour la révolution et le tout pour la guerre. Cette voie, celle que traça le Comité central des milices antifascistes de Catalogne (CCMA), n’était tenable qu’à la seule condition de garder ce cap. Il fut vite infléchi.
Marquant une authentique inversion du processus révolutionnaire, la dissolution du CCMA intervint en parallèle des négociations ouvertes entre Horacio Prieto et Largo Caballero et devait aboutir, en septembre 36, à l’historique décision de l’entrée des anarchistes au gouvernement de la République.
Ramener cette décision aux nécessités imposées par la guerre, tout en lui attribuant une portée symbolique forte – l’inscription des conquêtes de juillet dans le marbre de la loi –, constitue, pour l’essentiel, à quelques nuances près, l’argumentaire pragmatico-opportuniste adopté par les instances d’une CNT en voie de métamorphose. Si ce passage de l’anti-étatisme viscéral à l’étatisme circonstanciel suscita, ici ou là, quelques débats de forme, il s’opéra généralement sans grands heurts ni déchirements. L’abandon – extrêmement rapide – des positions traditionnelles de l’anarcho-syndicalisme militant ne fut pas, c’est l’évidence, la seule résultante d’un débat politique relatif aux circonstances – indiscutablement inédites – qui caractérisaient l’époque. Il correspondit également à un changement de nature substantiel dans le mécanisme de prise de décision d’un mouvement libertaire où, pour la première fois de son histoire, les instances de représentation fonctionnaient en roue libre, sans contrôle aucun de leur base. Ainsi, l’indéniable métamorphose politique que connut alors la CNT demeure intrinsèquement liée à la disparition de ses anticorps – la démocratie ouvrière et le fédéralisme organique –, que la guerre avait engloutis aussi vite que l’utopie porteuse de juillet. Trop occupé à déceler les preuves de l’émergence d’une rationalité « socialiste libertaire » dans ce qui ne fut que le triomphe d’une logique bureaucratique séparée, Lorenzo se garde bien d’étudier cette aveuglante concomitance.
L’argumentaire « circonstancialiste » fonctionna très largement sur le registre de la culpabilisation. Refuser d’intégrer l’appareil d’État, c’était s’isoler des lieux de pouvoir réel, se priver de la possibilité d’obtenir des armes et se condamner à végéter. Les adversaires du compromis se virent ainsi stigmatisés, vilipendés, minorisés, réduits à remâcher leur impuissance. Ils s’organisèrent comme ils le purent, plutôt mal, formant quelques poches de résistance, surtout du côté des Jeunesses libertaires, au sein d’une organisation passive. Largement ouverte aux cénétistes de la dernière heure, adhérents volatiles et peu regardants, la CNT changea de nature, subrepticement. C’est sur cette masse informe que surfa l’élite, résolument enferrée dans ses certitudes du moment, mais malhabile en politique. Car il fait peu de doute, aujourd’hui, qu’elle s’était fait posséder, et dans les grandes largeurs, par plus malin qu’elle. Comment, en effet, maintenir, à l’heure des bilans, qu’il n’y avait, pour la CNT, d’autre alternative que celle-là et qu’elle en aurait tiré avantage ?
Quel avantage ? Progressivement dépossédée de tous ses atouts par un appareil d’État qu’elle avait contribué à renforcer, la CNT n’eut, le temps passant, d’autre choix que d’adhérer, de gré ou de force, à la défense de la légalité républicaine, en misant sur une hypothétique victoire de l’antifascisme pour reprendre son envol. Brinquebalé de tranchée en tranchée, le milicien libertaire devenu soldat n’en fut pas mieux armé, mais il dut subir, en prime, l’incessante pression des nouveaux galonnés d’une Armée populaire de plus en plus noyautée par les staliniens. Le front d’Aragon continua de stagner dans la désespérance, les yeux fixés sur Saragosse et sur ses illusions perdues. Mai 37 sonna le glas d’une révolution dévorée par la compromission. Ses derniers partisans assistèrent, impuissants, au pathétique spectacle d’une CNT, jadis glorieuse, appelant, par la bouche de ses ministres, au cessez-le-feu, puis ils peuplèrent les geôles d’une République qui se déshonora de compter plus de prisonniers antifascistes que fascistes. Quel avantage, alors, y eut-il à se perdre dans un tel marais, à se lier les mains à ce point, à mutiler le rêve libertaire au nom d’une sinistre realpolitik ? Aucun, le désastre fut à la mesure de l’entêtement de ses responsables, définitif et complet.
Il faut, sans doute, avoir un lien très particulier avec cette histoire, pour se livrer à une défense aussi vigoureuse du « ministérialisme » anarchiste que celle qu’entreprend, contre la raison commune, Lorenzo. Non que ses arguments soient tous mauvais, mais ils sont souvent datés, idéologiques et intemporels. Comme s’il importait avant tout d’admettre la pertinence historique d’une démarche dont l’homme lige reste Horacio Prieto, qui poussa la logique jusqu’à prétendre transformer le circonstanciel en permanent, en entraînant l’appareil de la CNT-FAI dans la voie de l’abandon définitif de l’anti-étatisme. Lorenzo ne nous épargne, d’ailleurs, rien des tenants et des aboutissants de ce révisionnisme galopant qui s’empara, le temps d’une guerre, des « cadres dirigeants » de la CNT-FAI. « Seuls capables, nous dit Lorenzo, de concevoir une stratégie à long terme fondée sur une juste appréciation des rapports de force politiques et de la conjoncture internationale » (p. 497), ils firent de leur présence au pouvoir « un atout précieux » (p. 344). Gloire aux chefs, en somme !
Face à cette « politisation effective » (Horacio Prieto) de l’anarchisme espagnol, on ne s’étonnera pas que Lorenzo, qui en est le dernier idéologue, tienne pour dérisoire tout autre alternative. Lui dire qu’il a tort ne servirait à rien, tant l’homme est bardé, sur ce point, de certitudes. Et pourtant, l’examen simplement critique de cette triste période de son histoire prouve que le mouvement libertaire balança, de fait, le bébé avec l’eau du bain, sans en retirer le moindre avantage.
« Avec ses 200 000 hommes armés et près d’un million d’affiliés organisés dans les centres de production, écrivit José Peirats, l’anarchisme représentait un pouvoir économique formidable et une force de dissuasion non moins respectable. S’employer à conserver cette force, l’articuler, la renforcer face à la guerre, face à l’État agressif et face à la révolution nous aurait rendus imbattables, et notre service à l’antifascisme aurait été en même temps plus efficace » [7]. On peut le penser, en effet, comme on peut penser que, quitte à faire de la politique – et probablement le fallait-il dès lors que la révolution n’était plus à l’ordre du jour –, le mouvement libertaire espagnol eût été mieux inspiré de négocier, non son entrée au gouvernement, mais sa neutralité vis-à-vis des institutions républicaines, en faisant valoir, en échange, ses revendications en matière de gestion ouvrière et d’obtention d’armes.
À terme, c’est sûr, le cours des choses n’eût pas été changé. La guerre aurait de même dévoré la révolution. Sauf que, perdue pour perdue, elle aurait laissé à d’autres la responsabilité du déshonneur, ce qui n’est pas rien, reconnaissons-le.
José FERGO