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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Heurs et malheurs d’un travailleur de la nuit
À contretemps, n° 32, octobre 2008
Article mis en ligne le 22 septembre 2009
dernière modification le 7 décembre 2014

par F.G.

Jean-Marc DELPECH
ALEXANDRE JACOB, L’HONNÊTE CAMBRIOLEUR
Portrait d’un anarchiste (1879-1954)

Lyon, Atelier de création libertaire, 2008, 544 p., ill.

Convenons-en d’entrée, cette somme sur Alexandre Jacob renvoie au magasin de l’accessoire les précédentes biographies consacrées à l’anarchiste cambrioleur. C’est que, là où ses prédécesseurs – Alain Sergent, Bernard Thomas et William Caruchet [1] – avaient, chacun à sa manière et avec son style propre, dressé le portrait fasciné d’un délinquant sublime, Jean-Marc Delpech s’attache, quant à lui, à le démythifier pour le confronter à l’histoire de son temps et à celle du mouvement – anarchiste –, auquel il s’identifia sa vie durant. Ce faisant, J.-M. Delpech [2] sort Jacob du folklore journalistique – ce Lupin d’avant l’autre dont on nous rebat régulièrement les oreilles -– pour lui redonner place entière – et quelle place ! – dans cette guerre sociale menée au nom de l’Idée anarchiste à une époque qui ne fut belle que pour les idéologues salariés du progrès triomphant.

Que les inconditionnels se rassurent, cependant : le Jacob qui pointe sous la plume de l’historien – car ce livre est le produit d’une thèse doctorale – ne perd ni en vigueur ni en créativité délinquante. Au contraire, il y gagne d’autant que ce roi de la cambriole est aussi montré comme un irréductible anarchiste, dont la pratique de l’illégalisme s’inscrivait, nous dit J.-M. Delpech, dans « une problématique simple : celle de la lutte des classes envisagée dans un rapport individuel entre le dominé prolétarisé et le dominant propriétaire ».

En arrière-fond des faits et gestes de l’illégaliste, c’est aussi un tableau tout à fait vivant des milieux libertaires de l’époque que nous offre l’auteur. Le pluriel s’impose, en effet, tant est grande, à le lire, l’impression de fragmentation, de pluralité, de divisions aussi, qui naît de sa description de l’espace anarchiste. Pour J.-M. Delpech, sa belle vitalité d’alors tient pour beaucoup, d’ailleurs, de cette diversité d’expressions et de pratiques que l’anarchie non seulement permet, mais encourage.

Cet espace, Jacob le fréquente, dès l’âge de dix-sept ans, plutôt sur ses pentes individualistes, dont L’Agitateur est le porte-voix marseillais. De l’individualisme à l’illégalisme, le passage s’opère d’autant plus naturellement que le plaisir s’en mêle et qu’il n’en est de plus aigu, pour le jeune en- dehors, que de voler pour l’anarchie. Il fait ses classes dans la fabrication d’explosifs et la rapine de bas étage, se retrouve en prison à Aix et à Toulon, puis décide de se consacrer corps et âme et à grande échelle à sa nouvelle vocation.

La pince-monseigneur comme bistouri social

En argot, « voleur » se dit « travailleur ». Jacob et sa bande seront donc des « travailleurs de la nuit ». Infatigables artisans de la reprise individuelle, ils reconnaîtront avoir commis cent cinquante cambriolages entre 1900 et 1903. Au point que le président du tribunal d’Amiens, où ils seront jugés en mars 1905, admettra derechef, et vaguement admiratif : « Vous n’aviez pas souvent le temps d’aller au café ! »

Cette bande, recrutée par Jacob, constituait un groupe mouvant et hétéroclite, dont J.-M. Delpech a pu repérer trente-six participants. Elle alla probablement bien au-delà et prit une réelle ampleur quand les « travailleurs de la nuit » s’installèrent à Paris, au début de l’année 1901. Sa constitution répondait à la conception que Jacob se faisait de sa besogne. Pour cet « entrepreneur de démolition » sociale, « voler devient une pratique politique à part entière » devant s’inscrire dans la durée et exigeant une mise en commun de spécialités diverses : relations publiques, fabrication d’outils, logistique, etc. Conçu de manière « raisonnée, structurée, presque scientifique », le vol à grande échelle – « industriel », écrit J.-M. Delpech -– que pratiquent les « travailleurs de la nuit » n’a de sens que si partie de son produit est redistribuée aux œuvres de propagande anarchiste. Car il est un moyen de subvertir l’ordre social, jamais une manière de s’enrichir.

Bien sûr, ce genre d’entreprise —– et, pour le cas, c’en fut vraiment une ! – ne va jamais sans générer quelques contradictions entre les nobles postulats qui la fondent et la réalité des pratiques qu’elle engendre. L’histoire du mouvement anarchiste révèle quelques déplacements de perspective de ce genre. Autrement dit, il n’est pas rare qu’on commence, sur ses marges, à voler pour la Cause et qu’on finisse par faire du vol sa propre cause. Comme J.-M. Delpech le rappelle opportunément, tous les « travailleurs de la nuit » n’avaient pas, par exemple, le même point de vue que Jacob sur la nécessaire redistribution -– 10 % des produits de chaque larcin —– à la presse anarchiste et aux compagnons emprisonnés ou miséreux. Preuve que l’argent corrompt aussi les adeptes de la reprise individuelle.

Minutieuse, documentée, savante, cette étude accorde une place importante aux débats que suscitèrent, dans les rangs de l’anarchie, les aventures de Jacob et de sa bande. Si Germinal, journal de combat amiénois créé à l’occasion du procès des « travailleurs de la nuit », les soutiendra avec une belle ardeur, y compris dans le choix de leurs méthodes, on ne peut pas en dire autant de toute la presse libertaire. Ainsi, imaginant, dans les colonnes du Libertaire, une entrevue avec Jacob, au lendemain du procès d’Amiens, Victor Méric, qui prend quant à lui fait et cause pour les « travailleurs de la nuit », évoque les réticences éprouvées par bien des compagnons à l’égard de l’illégalisme et leurs doutes quant à sa « concordance avec les principes anarchistes ». Sous la plume de Méric, Jacob en tire les conclusions suivantes : « La leçon n’aura pas été comprise ? J’ai voulu donner un exemple ; j’ai voulu montrer à ces foules de travailleurs stupides qui font la richesse et la puissance de leurs maîtres par leur labeur et leur soumission, que la désertion de l’atelier était le seul acte de révolte lucide et logique. J’ai voulu montrer aux camarades que le seul moyen de lutte efficace était celui qui consistait à attaquer à l’endroit sensible : le coffre-fort. […] Et voici qu’au moment où je succombe, il se trouve des gens graves, très graves, trop graves pour condamner ma “méthode” au nom de principes […]. » [3] Limpide est l’allusion au directeur des Temps nouveaux -– Jean Grave –, mais le pluriel déborde le cadre étroit de l’hebdomadaire de la rue Mouffetard pour viser plus largement, comme le précise Méric dans la suite de l’article, les « pontifes » de l’anarchie. « Je vois très bien aujourd’hui, fait dire Méric à Jacob, que je m’étais trompé. […] La prochaine fois, je prierai ces messieurs de se réunir et de se prononcer. Et je n’agirai que lorsque la certitude que les principes dont ils sont les dépositaires ne courent pas le risque d’être outragés. » [4] La question ne se posera pas, car il n’y aura pas de « prochaine fois ».

Un prisonnier de guerre sociale

Après trois années de flamboyance illégaliste, c’est dix-neuf ans de sa vie que Jacob va passer aux îles du Salut. Le 13 janvier 1906 commence, alors, un nouveau combat pour le matricule 34 777, ce condamné à perpète que les autorités jugeront comme étant « un des plus mauvais sujets du bagne », un combat contre la mort lente.

J.-M. Delpech nous conte par le menu les divers épisodes de cette longue lutte contre l’administration pénitentiaire. Elle sera incessante et sans pitié. Les nombreuses lettres de Jacob à sa mère attestent de sa force de caractère et de sa volonté de résistance. Elles constituent également un matériau de première main sur la vie au bagne, cette machine totalitaire inventée pour briser les plus récalcitrants. Pour se soustraire à l’écrasement, Jacob tisse des liens de solidarité et d’entraide entre bagnards anarchistes, mais il comprend vite que toute confrontation directe avec le système concentrationnaire est vouée à l’échec. Pour tenir, pour avoir quelque chance de gripper la machine, il faut ruser. L’enfermement incline au pragmatisme. Jacob se lance, alors, dans une stratégie de harcèlement épistolaire des autorités pénitentiaires. Pour ce faire, il se mettra au droit, dont il finira par être un éminent spécialiste. Il écrira aussi des nouvelles, dont un truculent Le Procureur de SA république  ; il inondera sa mère de lettres codées – qui serviront de base à l’organisation des diverses campagnes entreprises pour sa libération – ; il perfectionnera, par la lecture, sa connaissance des théoriciens de l’anarchie ; il tentera, enfin, quelques « belles » -–- entre quinze et dix-huit, tout de même ! Mauvais sujet, rétif à la réinsertion, pinailleur devant l’éternel, le roi de la cambriole devra attendre quatorze ans avant de pouvoir accéder au statut envié de forçat de « première classe », catégorie permettant de travailler comme domestique chez des particuliers. Dès lors, ses dons pour la débrouille et son intelligence naturelle pour saisir les rapports de force le placeront dans le sens de la sortie. Le soutien que lui apportera Louis Rousseau, médecin débarqué à Cayenne en juillet 1920, et la campagne orchestrée en France par Le Peuple, organe de la CGT, à partir de février 1925, y seront pour beaucoup. Le 18 octobre 1925, sa peine est commuée et l’indomptable bagnard se voit renvoyé à la prison de Saint-Nazaire, puis à Fresnes. Deux ans plus tard, le 30 décembre 1927, il est enfin libéré.

« Marius le forain » ou la vie comme elle vient

Après un séjour parisien où il travaille chez Marivaux, fabricant d’articles de décoration d’intérieur, Jacob – devenu « Marius le forain » – quitte la capitale pour parcourir les routes du Val de Loire et de la Touraine. Au gré des foires et marchés, il installe son barnum et déploie un bagou à toute épreuve pour fourguer ses articles de lingerie et de bonneterie à la gente féminine locale. Le négoce durera de 1931 à 1950. « Ce n’est pas beau l’âme d’un camelot, écrira-t-il ; il est vrai que le commerce n’est pas affaire de sentiment mais de profit. Il y a tout de même la manière. [5] » La sienne rejoint cette ancienne prédisposition des anarchistes pour une profession qui permet une certaine liberté de mouvement et le travail à son compte et au grand air. En 1939, il s’installe à Reuilly (Indre) avec Marie Jacob -– cette « mère sublime », qui fut toujours au côté de son fils et qui mourra en 1941. En 1940, il épouse Pauline Charron, avec qui il vivra dix ans, jusqu’à ce que la mort les sépare.

On aurait tort de croire, cependant, que, vieillissant, Jacob se serait peu à peu rangé des voitures. On lui prête même quelques velléités de se ressaisir de la pince-monseigneur. Le bonhomme demeure, en tout cas, anarchiste jusqu’à la moelle. Il entretient des contacts serrés avec les camelots de son espèce, fréquente assidûment son voisin libertaire d’Issoudun, Pierre-Valentin Berthier, maintient des relations suivies avec Pierre Besnard, secrétaire de la CGT-SR. Recommandé précisément par Pierre Besnard, on sait, enfin, sans connaître hélas les détails de cet épisode, qu’il entra en contact avec la CNT-FAI, au lendemain de la révolution espagnole de 1936, pour lui fournir des armes.

Sur les divers aspects de la vie de Jacob, le précieux livre de J.-M. Delpech fourmille de renseignements, ouvre de nombreuses pistes et s’emploie, avec pertinence, à défaire certaines légendes qui courent encore sur son compte. Le résultat est d’autant plus épatant que, malgré son caractère savant et universitaire, l’ouvrage restitue, page après page, cette dimension particulière de l’anarchisme -– que Jacob incarna jusque dans son suicide, après avoir vécu une dernière et fabuleuse histoire d’amour avec Josette Passas -–, dimension qui relève d’un imaginaire entièrement fondé sur une conception irréductible de la liberté.

Sur ce point, avec Jacob, on est servi.

Marcel LEGLOU