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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Exégèse de la médiocrité contemporaine
À contretemps, n° 31, juillet 2008
Article mis en ligne le 17 mai 2009
dernière modification le 4 décembre 2014

par .

Jean-Luc DEBRY
TOUS PROPRIÉTAIRES !
Du triomphe des classes moyennes

Préface de Michel Legris
Paris, Homnisphères, 2008, 176 p.

Ces gens-là ont conservé d’une balzacienne époque ce mépris que les bourgeois réservaient à la piétaille. Sauf qu’ils président désormais, du haut de leur suffisance médiatique, aux seules destinées d’une classe « moyenne en tout », que l’histoire, farceuse, renvoie parfois dans les cordes de son néant. Tel fut sans doute le cas, ce jour de 2005, où, contre leurs consignes, le « oui au oui » à une Constitution européenne dont ils avaient tant uniment vanté les mérites se mua en un « non » qui les fit saliver de hargne. Les « julyesques » et « colombaniennes » éructations que ce plébéien refus suscita, jusqu’à l’obscène, chez les éditorialistes du consentement, révélèrent un colossal dépit. Comme si leur parole, forcément sans égale, ne supportait, par avance, aucun désaveu.

Pour Jean-Luc Debry – « employé modèle » et auteur de récits historiques de qualité [1] –, cet épisode eut valeur de déclic. Il y vit à l’œuvre, et jusqu’à l’écœurement, ces officiants de la « démocratie-marketing » glavioter leur mépris sur des électeurs qui n’en méritaient sans doute pas tant, quand on sait que, deux ans plus tard, partie d’entre eux accordèrent une confortable légitimité électorale à un petit chef de bande qui, sitôt devenu néo-président, contourna tranquillement l’obstacle référendaire de 2005. C’est que le bonhomme sut incarner l’extrême médiocrité d’une époque où se rejoue, en boucle et devant les yeux vides des spectateurs modernes, cette Noce chez les petits-bourgeois que Bertold Brecht voulut intemporelle et qui, de fait, est plus actuelle que jamais.

Dédié à un autre Germain, l’ouvrier Georg Elser, dont l’acte solitaire faillit coûter la vie, le 8 novembre 1939, au petit-bourgeois de Bavière devenu chancelier du Reich [2], Tous propriétaires – sous-titré Du triomphe des classes moyennes – se veut une réflexion sur ces temps désastreux où, « selon le principe bien connu de l’acculturation, on assiste à un petit embourgeoisement de l’ensemble du corps social. Ou à tout le moins des esprits ». Partant de là, Jean-Luc Debry se livre, de « considérations socio-historiques » percutantes en « observations psycho-géographiques » pertinentes, à un décryptage en règle de cette basse époque où l’idéologie de nos petits-bourgeois brechtiens a fini par gagner l’ensemble du corps social et à s’imposer comme son indépassable vérité.

N’en doutons pas, le voyage de Debry en médiocrité contemporaine est passionnant de bout en bout. Et d’abord parce qu’il décrit en belle langue cette époque où le déparlé – incarnation postmoderne de la parole aliénée qu’Armand Robin [3] pointa en son temps – s’est vu hisser « au stade le plus parfait de la fausse conscience », ponctuant de lieux communs « un néant bavard et futile tourné uniquement sur lui-même ». Tenir la langue – qui est l’exact contraire de tenir sa langue –, c’est donc résister, au mot près, à l’envahissement du métalangage dominant dont se pare, désormais, la servitude volontaire et qui fait dire à l’ « acculturé atone » de nos cités radieuses qu’il ne veut pas « se prendre la tête », lui qui a perdu jusqu’à l’idée même qu’elle pouvait être déjà prise – et irrémédiablement – dans les filets du spectacle. Désalphabétisé comme jamais, le petit-bourgeois noceur d’aujourd’hui répète à l’envi les mots du pouvoir comme si, incapable d’en comprendre d’autres, il n’avait de cesse de se convaincre que la pire des aliénations est la plus désirable des libertés.

Dans sa belle préface en forme de lettre à Debry, Michel Legris [4] revient sur cette question du délabrement de la langue en l’inscrivant dans son cadre anthropologico-social, d’où émerge la « figure du consommateur » comme élément de base d’un « mouvement général d’infantilisation » de la société. « L’idée, prévient-il, que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement au moyen de mots qui viennent aisément, loin d’être une remontrance, a désormais l’allure d’une utopie. » Car l’ « omniprésente publicité » est, pour sûr, en passe de réaliser son rêve d’ « implosion symbolique » de la langue par l’entremise de ses enfants perdus que le spectacle a dressés, depuis leur plus jeune âge, à fétichiser la marchandise. Il suffit, en somme, d’arpenter, l’œil neutre, nos tristes territoires urbains pour s’en convaincre : le désastre s’y affiche, à chaque coin de rue, dans le sourire béat de ces néo-jeunes éternellement connectés au néant de leur quotidien falsifié et bredouillant des pathétiques « t’es où ? » à l’usage d’on ne sait qui.

Car la nouveauté est là, et c’est précisément cette nouveauté – l’adhésion d’une grande partie de la jeunesse aux conditions de sa propre aliénation – qui réduit souvent, par désespoir, la pensée critique à cette « répétition circulaire du blâme généralisé », que dénonça Debord [5]. Loin de nous l’idée de ranger le livre de Debry dans cette catégorie littéraire – dont d’autres auteurs ont fait leur fonds de commerce –, même s’il se dégage de ses pages un évident pessimisme quant aux possibilités de retournement d’un monde tragiquement soumis à l’imaginaire marchand. Et comment n’y point céder, sauf à ignorer cette spécificité d’époque pour s’en tenir, comme c’est souvent le cas du côté de la critique sociale, à d’anciennes conceptualisations du monde et de son devenir. La lucidité analytique – que Debry pousse aussi loin que possible – ne saurait constituer, en aucune manière, un empêchement à la subversion ; elle procède simplement d’un salutaire refus de l’illusion lyrique.

Ainsi, au risque de désespérer ceux qui, d’émeute en émeute, s’acharnent à théoriser l’embrasement de Babylone, Debry s’inscrit en faux : « Aussi loin que se porte notre regard, nous ne voyons rien qui semble un tant soit peu en mesure de générer les prémices d’une résistance. » Et il précise : si « les situations de rupture, et les violences qui les accompagnent, du style de celles qui agitent sporadiquement les banlieues, portent, dans une certaine mesure, la marque d’un désir de détruire un ordre social honni », elles révèlent aussi, et surtout, « un désir profond de communier au grand festin de l’illusion groupale qui se manifeste dans la jubilation de consommer (des marques de préférence) ». Autrement dit, se référant aux mêmes valeurs et codes que le système dominant – le goût du simulacre, le désir de pouvoir, la négation du social et le culte de l’ego –, ces révoltes tendraient davantage, nous dit Debry, à l’inclusion qu’à la rupture. Là encore, on ne saurait lui donner tort, même si, dans les plis du social, naissent encore quelques formes inattendues de résistance – comme le mouvement anti-CPE du printemps 2006 –, dont le principal mérite, et non le moindre, est sans doute de redonner ses lettres de noblesse à la lutte collective. Ne serait-ce que pour un temps.

Car Debry a raison : ce « petit embourgeoisement » général qui caractérise l’époque a été précédé – dans ces années où la « gauche » s’occupa, avec succès, de « changer la vie » – d’une « ringardisation » systématique de la « culture de lutte et de résistance » incarnée par le mouvement ouvrier. « Méprisée, annulée, voire ridiculisée », cette culture, « qui fut aussi une pratique sociale avec ses codes de camaraderie, ses solidarités et ses fragilités, ses rêves de justice et de bonheur, ses valeurs et ses croyances », devint soudainement obsolète, et non pas seulement du fait de l’évolution des conditions d’exploitation ou de l’inversion du rapport de forces entre capital et travail. Elle ne devait plus être, cette culture, et progressivement elle cessa d’être. Devenu opérateur, l’ouvrier se fit employé, ralliant désormais, au nom d’une obligatoire modernité, les rangs d’une « classe unique », définie non pas par sa place dans l’appareil de production, mais par sa structure idéologique.

Au nombre des références que cite cet ouvrage – Anders, Mauss, Ellul, Debord, Agamben –, on retiendra le pertinent rapprochement opéré par Debry entre La Noce chez les petits-bourgeois, déjà citée – mais aussi Le Roman des Tuis, du même Brecht – et le remarquable essai de Siegfried Kracauer, Les Employés, rédigé en 1929. Quand Brecht décrit un « monde d’apparence » où s’agitent des personnages « aux prises avec leur propre vacuité », Kracauer dresse un portrait saisissant de cet univers d’employés condamnés à vivre – « spirituellement sans abri » (Kracauer) – dans le tragique huis clos d’un ego oscillant « entre le désir de rien et l’envie de tout ». Résolument prémonitoire, ce tableau évoque – du jeunisme à la fausse convivialité, de la répétition du lieu commun à la soumission librement consentie à la hiérarchie – tout ce qui fait la singularité d’une époque, la nôtre, où les petits-bourgeois de Brecht et les employés de Kracauer sont désormais devenus les figures dominantes du corps social.

Tous propriétaires, donc, ou tous voulant l’être ! Ivresse de l’enfermement. Car, dans ce cri de ralliement, tout s’équivaut, le château et la maison pavillonnaire, celle du maître et celle de l’employé. « Posséder sa maison, écrit justement Debry, c’est se posséder soi. […] C’est pouvoir construire, dans l’ordre du besoin et de la marchandise, des limites qui situent le sujet dans un espace, à défaut pour lui de pouvoir se vivre dans l’ordre du désir. » C’est s’abstraire, dans la fausse appartenance à « la communauté des propriétaires », d’un monde « plein de menaces, de dangers, de maladies, de Nègres sans papiers, de terroristes, de jeunes illettrés assoiffés de sang ». Logiquement, le lieu commun idéologique rencontre le non-lieu (commun) géographique, cet espace « sans mémoire, sans passé et sans doute sans futur » où triomphent l’artifice, le simulacre et l’imitation.

Ces non-lieux, Debry les parcourt en conscience, mais écœuré. De l’autoroute – où « tout est fait, organisé, pour que nul hasard ne vienne contrarier la trajectoire » – à l’aire d’autoroute – où se vend « le temps de pisser et de boire ce qu’une machine distribue ». De la chaîne hôtelière – où « jamais, dans l’histoire de l’humanité, le sens du mot vulgaire n’avait atteint un tel degré de perfection » – au centre commercial – où « tous croient à la marchandise comme signe extérieur de bonheur ». De la rue piétonne – où s’exprime parfaitement « la volonté d’ordonner » – au village témoin – où « l’idéologie petite-bourgeoise met en scène le passé tel qu’elle l’a vidé de sens ». Pénible voyage dans un monde où « l’esprit nomade est purement déclaratif », où l’on n’a « le temps de rien », où la bougeotte a remplacé l’errance et où « l’hygiène et la sécurité sont désormais élevés au rang de dogme ». Pénible voyage, vraiment, qui incite à chercher ailleurs que dans ces non-lieux mortifères du premier monde des raisons, sinon d’espérer, du moins de tenir.

Ces raisons, Debry les cherche, en conclusion d’ouvrage, du côté des marges de l’Empire, en ces territoires où la marchandise n’a pas encore anéanti tout à fait la perspective d’un avenir possible. Comme si nos consciences délabrées et nos imaginaires vaincus pouvaient encore vibrer d’espoir aux milongas de Buenos Aires et aux corridos d’Oaxaca, ces lieux où s’élaborent, nous dit justement Debry, de nouvelles formes de révoltes fondées sur l’autonomie. C’est peut-être de là, après tout, que soufflera le vent salutaire…

Freddy GOMEZ


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