Né en 1972, tu aimes bien dire que tu as l’âge du Front national et du rapport Meadows [1]. C’est ton eschatologie à toi, le drame de ta petite destinée de Français issu du bas de la classe moyenne : une manière de dire que tu as grandi sous l’ombre métastatique du néofascisme et de la catastrophe environnementale. Et comme tu es homme à ne pas faire les choses à moitié, tu crèches dans les parages perpignanais, situation géographique qui donne à ce cauchemar grandissant une matérialité toute prégnante. Rappelons que, vice-président du RN, Louis Aliot, Loulou-la-Purge pour les intimes, est maire de Perpignan depuis 2020 et que les quatre députées du département des Pyrénées-Orientales sont toutes étiquetées RN. Rappelons aussi que ce même département subit depuis plus de deux ans une sècheresse historique : un des trois fleuves côtiers n’est plus qu’un sinueux pierrier et la guerre de l’eau a commencé entre agriculteurs aux abois et écolos voulant sauver ce qui peut l’être des écosystèmes fluviaux.
Quand ces deux calamités s’enfantent l’une l’autre ça donne les processions en l’honneur de Sant Galdric pour implorer la pluie où se réunissent illuminés de la Sainte-Croix et troupiers de la Lepénie. Ne riez pas : ces plâtres ésotériques qu’essuient actuellement le département des P.-O. ont vocation à s’étendre sur tout le territoire. Cela dit, rassurons les pessimistes : au cœur d’un territoire en pleine sahélisation, il est toujours légal de faire creuser sa piscine. Arroser ses plants de tomate est plus périlleux.
Tu aimes bien dire, aussi, que tu as grandi dans un milieu beauf totalement dépolitisé. Ton père était un brave type d’origine espagnole. Tu ne l’as jamais vu un journal à la main ni commenter autre chose que le football ou le cul des passantes. Sa famille aurait pu avoir des origines « républicaines espagnoles », cela t’aurait réconcilié quelque peu avec les dures lois de l’hérédité. Même pas. La seule fois où tu as pu le questionner sur les circonstances ayant amené les siens à débarquer en France, tu as compris qu’il s’agissait de réfugiés économiques plus proches du calot national-catholique que des poings levés cénétistes. Misère. Quant à ta mère, malgré le fait qu’une partie de sa famille – juive côté paternel – ait fini dans les fours nazis, elle a toujours eu la conscience politique d’une éternelle midinette. En 81, elle a voté Chirac parce que plus beau que son rival Mitterrand ; après quoi, elle a kiffé le Tapie politique des années 90, un marlou à belle gueule. Au fond, les seuls rudiments historico-politiques t’ayant été inculqués sont venus de ta grand-mère : une protestante nîmoise, fille d’un coiffeur communiste, mariée un temps avec un Juif d’origine allemande. Minot, la parpaillote te racontait comment elle avait aidé son mari à s’évader – à trois reprises ! – des griffes de la police française durant l’Occupation. Tu l’écoutais avec effroi et fascination.
Beaufitude ou non, tu as toujours estimé que ta famille était tout sauf raciste. Il y avait bien cette voisine qu’on appelait « l’Arabe » mais c’était là un attribut tout sauf péjoratif, puisque ladite Arabe voisinait avec « le Chômeur », « le Pied-Noir », « le Flic », « la Confiture ». Bref, chez toi, il y avait cette tradition popu de nommer les gens par un trait caractéristique autant sommaire qu’indiscutable. La seule fois où tu as entendu le mot « crouille » à la maison, c’était dans la bouche du petit ami du moment d’une de tes sœurs. Il y eut un silence gêné à table et tu as lancé un regard que tu espérais assassin au raciste. Plus tard, le type est devenu instructeur chez les CRS et, avant que ta sœur le largue, il lui a promis de te péter la gueule si vos routes se croisaient. Fort heureusement vous ne vous êtes jamais revus. Sauf une fois à la piscine mais tu étais méconnaissable à cause du bonnet et des lunettes. Ouf !
De manière assez énigmatique, s’est développé chez le jeune adulte que tu fus un genre de xénophilie. Les Noirs et les Arabes t’intriguaient et t’intéressaient. Dès que l’opportunité se présentait, vieux ou jeunes, garçons ou filles, tu essayais de te lier à eux. Tu voulais tout savoir de leur histoire personnelle et surtout comment eux, ou leurs parents, ou les parents de leurs parents, avaient atterri en France. Tu pensais alors, sommairement, que la tare première de l’individu raciste n’était pas tant son manque d’empathie mais de curiosité. Toi, tu voulais tout savoir de ces « étranges étrangers » vivant dans l’Hexagone. Un jour, par exemple, tu as demandé à Habib de quelle manière les Algériens moquaient les Français. Habib s’est marré et a dit que les Français avaient la réputation d’avoir le cul sale : plutôt que se torcher, les Algériens, eux, se lavaient. Tu as trouvé ça relativement pertinent. Une autre fois, tu regardais un jeu télévisé à prétention intellectuelle avec Bagdad et comme ce dernier répondait à toutes les questions tu l’as félicité. Bagdad, en plus de porter un blaze intimidant, était un colosse beau comme Brando et lettré comme un cruciverbiste. Il t’a sermonné : « À compétences égales, nous les Arabes on doit être deux fois plus forts que les Français pour être reconnus. » Tu te souviens aussi de Meriem, jeune femme très réservée, qui a fini, à force de discussions, par t’avouer sa gêne et sa honte d’être fille de harkis. Et que dire de Kenza, jeunette d’origine marocaine née en France, tiraillée entre ses deux assignations nationales car traitée de Française au bled et d’Arabe en France. Un jour, pour te moquer d’elle, tu lui as dit : « Au fond, tu es coincée sur le rocher de Gibraltar. » Sanguine et pas ravie d’échouer chez les Angliches, elle t’a envoyé bouler.
Ces récits singuliers, arrachements tissés de frustrations, de douleurs intimes et de projections équivoques, tu les as accueillis avec attention, persuadé qu’ils constituaient la trame universelle de la condition humaine, à savoir que sapiens n’aurait pas été sapiens s’il n’avait pas d’abord été un migrant. D’ « ici » ou d’ « ailleurs », la taxinomie ne servait en rien une prétendue ode à la différence puisque de cette loi tu devins de plus en plus sûr : tous les mêmes nous étions.
Le premier pas vers ta politisation s’est fait alors que tu devais avoir entre seize et dix-huit ans, assez tard donc. Tu as mis les pieds à une réunion de SOS Racisme. Tu ne te souviens absolument plus du discours de l’animatrice ; par contre t’étant royalement fait chier tu n’y es pas retourné. Puis un jour, tu es allé à une manifestation contre l’extrême droite. Disons que c’était au mitan des années 90. Tu as débarqué là seul, intimidé. C’était ta première manif : tu n’avais ni codes ni repères. Les drapeaux, inconnus pour toi, claquaient au vent, les tracts s’empilaient dans tes mains. Tu as fini par repérer un vieux prof de ta connaissance et décidé de cheminer à ses côtés. Il t’a montré les anars et t’a mis en garde : « Attention, eux là-bas ce sont les durs ! ». Méfiant, tu les as regardés de loin avec un mélange de trouille et de curiosité.
C’est par le biais d’une rencontre fortuite, une amitié encore solide aujourd’hui, que tout s’est joué. Chez ce copain rieur et patient, ce grand frère, tu as découvert Charlie Hebdo, Le Monde libertaire et d’autres publications du même acabit. Tu as commencé à discuter sérieux. À découvrir les côtes accidentées du continent de l’Anarchie. L’histoire secrète de la révolution libertaire espagnole – car le copain venait de cette famille-là. Ce fut une affaire longue où, voulant rattraper ton vertigineux retard culturel, tu es devenu un boulimique de lecture. Plus tard, sur le terrain de Montsé [2], paumé en pleine Salanque, deux vieux renards de la CNT t’ont gentiment cuisiné pour savoir qui tu étais. L’un avait l’accent catalan, l’autre parigot, leurs mots charriaient la fresque inépuisable de la lutte et de l’exode des perdants magnifiques. Tu as décidé de t’encarter. Tu t’es senti investi et gonflé par quelque chose de plus grand que toi : l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire. Des mots techniques et froids auxquels tu ne comprenais pas grand-chose mais qui ouvraient sur une perspective qui t’enflammait le palpitant : la révolution.
Bien sûr, tu n’as jamais été un révolutionnaire. Tu n’as jamais rien sacrifié, ni de ta vie ni de ton petit confort, pour la Cause. Mais tu as milité et vraiment cru à la tangibilité de l’horizon libertaire. Et, incidemment, beaucoup appris de tous ces fils et filles de la Retirada à qui tu dois une grande partie de qui tu es aujourd’hui.
Le 1er mai 2002, tu as trente ans et tu es au sommet de ta forme cénétiste. Plus d’un million de Français marchent dans les rues du pays pour signifier leur rejet viscéral du Borgne, présent au second tour des présidentielles face à Chirac. On te voit courir dans la manif, drapeau et mégaphone en main. Tu grimpes en haut des marches du palais consulaire de Perpignan et harangues la foule. L’Histoire s’accélère et tu écrases le pédalier. C’est à cette occasion que te repère, depuis le cœur du cortège en fusion, celle qui deviendra ta compagne.
Les chances que le Borgne pose son cul à l’Elysée sont quasi nulles mais tu observes que, chez les anars, c’est panique à bord et énième crise de scissionnite entre ceux qui appellent à voter pour « faire barrage » et ceux qui continuent à appeler au boycott des élections. Autour de toi, des camarades s’engueulent. Tu restes en périphérie de la pétaudière, ne sachant pas trop où te situer.
Au final, Chirac est élu avec un score de république bananière. Quant à toi, tu tombes amoureux et prends le large. Bye-bye militance ; un cycle s’est épuisé. Quelques années plus tard, tu te reconvertis dans le journalisme de critique sociale. Une façon pour toi de continuer à vivre et faire vivre certaines de tes convictions. L’expérience est tout autant gratifiante (intellectuellement parlant car tu ne touches pas un radis) que stimulante. La marée brune, elle, ne désenfle pas. Au contraire. En 2012, tu as quarante piges, deux fils, un boulot stable et con comme la lune et Le Pen rassemble 3 834 530 de voix. Cinq ans plus tard, sa fille en grattera quasiment le double avec 6 421 426 suffrages. Cinq ans encore après, soit en 2022, tu fêtes ton demi-siècle et 8 millions de tes « chers compatriotes » filent leur voix à la fille du Borgne. Si on rajoute à ce marigot les 2,5 millions de voix pour Zemmour, on arrive à ce chiffre hallucinant de plus de dix millions d’électeurs roulant pour l’extrême droite. Tu comprends désormais que la question n’est plus « si » mais « quand ».
Le sentiment qui te domine aujourd’hui n’est pas tant la colère ou la tristesse que l’aigreur. Car si un coche a été loupé pour faire mentir ce sombre pronostic, c’est celui des Gilets jaunes. S’il est bien un mouvement social ayant réussi à foutre la trouille à la grande bourgeoisie et ses fondés de pouvoir politiques, ce furent les fluos ayant ouvert une brèche dans laquelle tous les militants de l’émancipation auraient dû s’engouffrer. Tu en veux à certains de tes anciens camarades de ne rien avoir compris à ce qui se jouait sur les ronds-points. Le journaliste Daniel Schneidermann, pas forcément le premier des gauchistes, a été un des rares à traduire avec des mots simples un des enjeux de ce soulèvement inédit et à le voir comme un « sas de délepénisation ». Et si Schneidermann l’a théorisé, toi tu l’as vécu en direct live. Tu les as vus ces instants de fraternité entre « blancos » des périphéries urbaines et chauffeurs poids lourd d’origine maghrébine. Tu les as vus, ces anciens pieds-noirs ou prolos ayant vécu au Maroc taper sur l’épaule d’un forçat de la route en se rappelant des souvenirs communs : tel quartier de Sidi Bel Abbès ou tel bout de plage de Casablanca où on tapait le ballon. Tu les as vus ces pugnaces rebeus Gilets jaunes dynamiter les manifs et prendre dix fois plus de risques que toi, le « révolutionnaire » professionnel. Pas pour leur communauté mais pour tous les galériens du pays. De quoi faire perdre son latin racialiste à Bouteldja. Tu as vu, de tes propres yeux, la force rassembleuse des espérances soudain communes ! Aux chiottes de l’Alma mater les micros-récits de la postmodernité ! La Cause du peuple est à l’image de la République même faisandée : une et indivisible.
Si l’aigreur ne te quitte pas, c’est que tu savais, au plus profond de toi, que l’échec de ce soulèvement hors les clous et hors norme amènerait un terrible retour de bâton fascisant. Tu appelles ça le balancier de l’Histoire. Le retour de la férule despotique une fois les espoirs d’émancipation piétinés. Vilipendés et matraqués par la Macronie, snobés par la gauche, délégitimés par les centrales syndicales, bestialisés par la caste médiatique, quel espace d’expression politique restait-il à des manifestants à nouveau relégués dans leur friche urbaine ou rurale ? Bien sûr, tu en connais, certains sont restés ancrés à l’extrême d’une gauche combative mais combien ont été prêts à alimenter le fonds de commerce de la pire des forces politiques pour signifier leur détestation définitivement achevée de la Macronie ?
Tu l’as compris tardivement : l’historique tour de force de la bourgeoisie a été de dissimuler ses intérêts de classe derrière le paravent œcuménique et bien commode de l’ « intérêt général ». Que l’édifice de sa fiction libérale tremble soudain – à cause de trop violentes contractions de flux capitalistiques ou d’un ferment insurrectionnel s’emparant soudain des masses, et le Pouvoir se pinochétise.
Si Perpignan fut un laboratoire pour le RN alors, ne pas oublier que, lors des municipales de 2020, la bourgeoisie catalane a choisi son camp. Mais pas que. On vit aussi des ghettos de pauvres et une partie de la communauté gitane donner ses suffrages au RN. Les jours suivant les municipales, tu te souviens avoir croisé une copine militante au NPA. Tu l’avais écoutée déplier l’habituel argumentaire gauchiste contre le « fascisme » avant de lui dire que ça ne marcherait pas. « Qu’est-ce qui ne marchera pas ? » t’avait-elle coupé soudain sur le qui-vive. « Aliot le facho, ça ne marchera pas », avais-tu répondu. Avant de poursuivre : « Le fascisme historique est mort avec les années 30. Aliot n’a pas besoin de sortir les chemises brunes pour mener à bien sa politique. Il sera un pur gestionnaire, histoire de faire de Perpignan une vitrine pour le RN et ses ambitions nationales. » De fait, à part ouvrir des comicos, sabrer quelques subventions bien senties et continuer à tomber des immeubles du vieux centre-ville, le vieux loup RN n’a eu qu’à poursuivre et tendre un peu plus la politique antisociale et flicardière de son prédécesseur avec lequel il partageait un même fonds de commerce : celui d’une droite dure nostalgique de l’Algérie française. Ce que tu voulais dire à la copine du NPA, c’est qu’on ne combat pas le RN avec des slogans éculés du style « No pasaran » parce que, comme le disait Sangénis [3], un vieux compagnon anarcho-syndicaliste avec un sourire d’éternel dragueur : « Han pasado ». Ils ont fini par passer. Le RN c’est d’abord sur le terrain de la question sociale qu’il se combat. C’est-à-dire en démontant le leurre qu’il s’applique à être en se présentant comme le porte-voix des classes populaires. C’est peu dire qu’à Perpignan, ville socialement dévastée, le défi est immense. Mais c’est pourtant de là qu’il faut partir – et pas de broderies spéculatives sur le retour de la bête immonde qui n’intéresse que l’entre-soi militant.
Bien sûr, tu n’imaginais pas que les choses iraient aussi loin. Notamment dans l’usage infâmant et toujours aussi dévastateur du stigmate « antisémite ». Fin stratège, Aliot avait déjà compris depuis longtemps que le plafond de verre que son parti devait percer pour s’emparer du pouvoir serait la question juive. C’est ainsi qu’en octobre 2022, il remettait la médaille de la ville à Serge Klarsfled ; deux ans après, en plein carnage gazaoui, il pilotait une exposition perpignanaise odieusement intitulée : « 60 ans après, l’Histoire se répète. FLN et Hamas : mêmes méthodes, même stratégie ». Un temps bref, tu as imaginé une énergique riposte du genre : « 60 ans après, l’Histoire se répète. Empire colonial français et état ethno-nationaliste d’Israël : mêmes méthodes, même stratégie ». Mais de tes ruminations personnelles, le réel s’en battait la race.
On te le reproche souvent : tu n’as jamais brillé par ton optimisme. Quand la discussion s’enflamme et que ta réserve s’efface, tu as du mal à cacher que, face au très lourd qui s’annonce et se met en place, les carottes sont cuites. Et c’est là tout le paradoxe de ta situation : être à la fois conscient que la révolution ne se produira pas et continuer à croire en un agir révolutionnaire seul capable de ployer la sinistre courbe de l’Histoire. À défaut de casser des briques, la dialectique a cette étonnante propriété de maintenir les sens en alerte. Inépuisable carburant qui te pousse à ne jamais autant croire en la victoire que quand tout semble foutu.
Sébastien NAVARRO
Ta vie en charnière