A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Blues d’un bouche-trou de l’Éduc. Nat.
Article mis en ligne le 30 octobre 2023

par F.G.


■ Nedjib SIDI MOUSSA
LE REMPLAÇANT
Journal d’un prof (précaire) de banlieue

L’Échappée, 2023, 212 p.


PDF

Empirique est un drôle d’adjectif. En consultant le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert), on y apprend que le mot qualifiait à l’origine, soit vers le XIVe siècle, la pratique médicale. On parlait à l’époque de « médecins empiriques », du grec empeirikoi signifiant « qui se dirige d’après l’expérience ». Au XVIIe siècle, le mot vire sa cuti et devient péjoratif du fait que la pratique des toubibs médiévaux « se réduisait le plus souvent à une expérience personnelle informulable ». Que doit-on comprendre ? Que les carabins d’alors usaient de potions et techniques qu’ils étaient incapables de rationaliser et donc de théoriser et transmettre ? Nous ne devons pas être loin du vrai puisque le sens aujourd’hui courant de l’adjectif sert à qualifier « ce qui reste au niveau de l’expérience commune et n’a rien de rationnel ». Quelque chose bute cependant : pourquoi une expérience dite commune ne serait pas rationnelle ? Où est l’obstacle ? Une des nombreuses définitions fournies par Le Larousse nous aide à y voir plus clair : « qui s’attache exclusivement à l’observation et au classement des données sans l’intervention d’un système ou d’une théorie a priori. » En clair, l’empirique fait le pari d’une démarche singulière et boude, par défi ou ignorance, les lois générales.

Pourquoi ce préambule farci d’arguties étymologiques ? Tout simplement parce que le dernier bouquin de Nedjib Sidi Moussa recèle sa part de démarche empirique. Alors que l’auteur de l’ouvrage Le Remplaçant : journal d’un prof (précaire) de banlieue sait le monde dans lequel il vit, l’expérience d’enseignant précaire qu’il nous livre est un vécu au ras des affects. Nedjib Sidi Moussa est un type à l’armure poreuse. Il a beau tenir la distance entre lui, le prof, et eux, les élèves, ses terminaisons nerveuses entrent vite en surchauffe à la moindre émotion heureuse ou malheureuse. Aussi quand la quatre de couv’ parle de rire et de larmes, de compassion et de révolte, cela n’a rien d’un plan com’ destiné à séduire le chaland gauchisant. Que quelque gamine de sa classe le traite de BG aux beaux yeux et v’là notre prof déclassé tout chamboulé dans son tréfonds. Souvent, il attend d’être seul pour exploser tranquillement de rire suite à la vanne pourrie d’un élève. Et quand des étudiants le remercient pour la qualité de son enseignement, l’« algéro-déprimé », comme il se définit, en chiale des « larmes de raki » dans son salon.

Rectitude morale

Docteur en sciences politiques et essayiste, Nedjib Sidi Moussa est pourtant conscient de n’être qu’un des nombreux bouche-trous d’une Éducation nationale mise à sac par plusieurs décennies de politique néolibérale. Un tâcheron destiné à panser les ulcères d’un mammouth tellement dégraissé qu’on lui voit les côtes sous la fourrure. Alors que son barda universitaire l’aurait logiquement destiné à une fonction de maître de conférences, le voilà écartelé entre un poste de remplaçant dans un collège de la banlieue nord parisienne et un autre de vacataire dans une fac de banlieue ouest. Le sorbonnard quadragénaire a beau savoir les dessous faisandés de la fable méritocratique, la digestion de son « échec » s’étale sur une longue « décennie d’incertitude professionnelle ». La leçon, quoi que redoutée, est rude : l’Alma Mater, sous les seins de laquelle il aurait été juste qu’il trouve à dispenser son savoir, a plus à voir avec une mère maquerelle qu’une mère nourricière. Un « milieu hostile aux rejetons des classes laborieuses » constate l’auteur, a fortiori quand on porte un blaze nord-africain. Et d’ailleurs, avec son costard, son doulos et sa gueule d’arabe, ne le prend-on pas pour un parangon de « prof de techno » ?

Avec un tel tableau, on aurait pu s’attendre à ce que Nedjib Sidi Moussa s’offre une posture ironique et surplombante. Que, du haut de son perchoir sur l’estrade, il surfe sur le sentiment d’une aigreur distanciée par laquelle il signifierait, tant à ses élèves qu’à ses lecteurs, qu’il n’est pas dupe de son déclassement. Et puisque le système se fout de sa gueule et de ses diplômes dans les grandes largeurs, puisqu’il n’est qu’un rouage malgré lui d’une entreprise de sabordage du bien public, il s’acquitte d’un service, et donc d’un investissement, minimal. Après tout l’école n’est-elle pas, en régime capitaliste, à côté de ses nobles missions de transmission des savoirs, une taule à formater les gosses et à garantir la reproduction des inégalités sociales ? Mais Nedjib Sidi Moussa n’est pas François Bégaudeau signant Entre les murs. Il ne se demande pas s’il faut dézinguer l’école obligatoire. Il essaie juste de gérer au mieux son spleen de « célibataire endurci, binational déchu, enseignant précaire, révolutionnaire désenchanté » et de faire correctement le boulot pour lequel il est rétribué. Après tout, ces élèves, qu’il aime, n’ont pas demandé à être parqués comme des prolos à l’usine, le gosier distendu parce que les connaissances ça s’avale et qu’au bout du tunnel doit germer la graine d’un citoyen doté d’esprit critique.

Quand on enseigne, il est difficile de ne pas adhérer, du moins en façade, au récit frelaté de l’école émancipatrice. Instruire donc tout en étant attentif, sensible dirions-nous dans le cas de Nedjib Sidi Moussa, à ce que la majorité des têtes blondes et brunes assises soit en capacité d’écoute et de compréhension. Il y a là, pour le professeur, le gage d’un minimum de rectitude morale. Nedjib Sidi Moussa a peut-être des coups de blues mais il n’a rien d’un blasé. L’idée étant de ne pas rajouter une couche de malheur au futur déjà bien encombré et hypothéqué des générations à venir. C’est là tout le drame d’un révolutionnaire privé de révolution : tout alourdi de rêveries mélancoliques, il conserve malgré lui une incurable foi dans l’avenir. La projection utopique n’est pas forcément un puits à sclérose idéologique. L’écrivain italien Erri de Luca, par exemple, considère l’utopie non comme un point d’arrivée mais comme un « point de départ ». Chez Nedjib Sidi Moussa, elle sert d’aiguillon moral. Citons in extenso cet extrait du prologue : « Quand bien même il faudrait en finir avec le capitalisme, l’État et les institutions qui lui permettent de perdurer, cela ne réglerait pas pour autant le problème de l’éducation, pas plus que ceux de l’air que l’on respirerait ou du pain dont on se nourrirait dans une société délivrée des affres de l’exploitation et de l’oppression. Car il reviendra aux générations montantes de pallier aux manquements de leurs prédécesseurs – en exerçant, au besoin, leur droit d’inventaire avec l’objectivité nécessaire. Mais il incombe d’abord aux adultes de notre temps, par-delà les membres de la “communauté éducative”, d’y engager leur responsabilité tout entière puisqu’il s’agit moins de s’interroger sur le monde que nous laisserons à nos enfants – et non à notre seule progéniture – qu’au sujet des enfants que nous laisserons au monde. » Faire cours donc, coûte que coûte, tout en gérant le caïd es bordélisation de la classe et les fleurs énamourées d’une mouflette sous le charme : « M. Sidi Moussa, je tenais à vous dire que vous êtes le meilleur professeur ! ».

Le pot-aux-roses du couscous

Le Remplaçant est un journal de bord. Observateur du réel et des petites passions quotidiennes, Nedjib Sidi Moussa a tenu un carnet qui s’étale de janvier à juillet 2022. Un semestre hautement secoué par les actualités nationales et internationales : guerre en Ukraine, réélection du boucher des Jaunes pour cinq ans de présidence, soixantième anniversaire de l’indé-pendance algérienne, pour ne citer que les plus emblématiques. Nedjib Sidi Moussa a beau avoir fait le choix de ne pas laisser l’actu politique interférer avec ses cours, il n’est pas en capacité d’empêcher les remugles du dehors d’infiltrer l’enceinte scolaire. Lors du cirque électoral, il finit par céder et donner la parole à une élève se présentant comme membre d’un « nous, les musulmans » et voulant partager avec la classe ses conclusions sur le taulier de LFI. À savoir que la bande à Méluche ne serait que des fieffés racistes prêts à parquer et à expulser les musulmans du pays une fois au pouvoir. Face à un prof médusé par une telle analyse, elle explique avoir découvert le pot-aux-roses avec le couscous. « Le couscous ? Mais c’est quoi le rapport ? », demande prof Sidi Moussa. « Ben dès qu’il a dit que le couscous était le plat préféré des Français, j’ai compris tout de suite l’embrouille. Nan mais monsieur, c’est pas sérieux comme argument ! Il se fout de notre gueule, on est d’accord ? », explique la future analyste politique. Quant au venin zemmourien et à sa médiatique fixette sur l’état-civil de l’immigration extra-européenne, l’inquiétude est vite tournée en dérision grâce au site vitemonprenom.com permettant de blanchir n’importe quel blaze à consonance par trop mahométane. Bienvenu en France, monsieur Nestor Sidi Moussa !

Qui dit journal dit intime. Et Le Remplaçant ne déroge pas à la règle. Brodant sur la mélancolie propre à tout déraciné – « En fait le doux pays de mon enfance a sans doute plus à voir avec ce que d’aucuns appellent la Françalgérie, ce territoire imaginaire peuplé de gens humbles, généreux, maladroits, géniaux, fous, créatifs, méprisés, sublimes, tiraillés entre deux nationalismes dont il faudra bien se libérer pour donner au mot “indépendance” toute sa force » –, Nedjib Sidi Moussa n’hésite pas à livrer des bribes de son intimité : son goût pour le cinoche et les séries amerloques, son retour – malgré son techno-scepticisme – sur les réseaux sociaux, la mise à jour régulière de son site Internet, ses nuits blanches shootées au Red Bull (sans sucre) pour terminer son dernier manuscrit, les souvenirs de son enfance à Valenciennes et puis cet héritage familial de l’exil messaliste qu’il porte en lui comme un feu qui le nourrit et le dévore. L’indépendance algérienne telle un filigrane d’espérances et de malheurs ; les messalistes en dignes « perdants de l’histoire, contrairement aux vainqueurs du FLN, et cela même s’ils ont contribué par leurs engagements divers, bien avant le 1er novembre 1954, à la réalisation de cet objectif jugé insensé par les assimilationnistes ou modérés de tous poils ». Mais les messalistes aussi inscrits au sein d’irréductibles « dissidences inter-nationales (Sinn Féin, Bund, FAI et POUM pour ne citer qu’eux). » On aurait pu rêver pire compagnonnage.

Péché originel

C’est un fait, Nedjib Sidi Moussa n’a rien d’un dilettante ; c’est un bosseur jusqu’à l’épuisement, un forçat de la cause, un stakhanoviste toujours prêt à faire juter sa cervelle. Cours, livres, articles : soumise à un rendement de tous les instants, sa pensée ne semble jamais au repos. Lui, le fils de prolo, est devenu un vrai intello qui se réveille avec France Culture et s’endort quand ses neurones lèvent le drapeau rouge. Un psy trouverait sûrement à interpréter ce surmenage cérébral mais on n’est pas là pour gratter la psyché de l’écrivain. Même si, au fil des pages, le poids d’un péché originel se devine. La Fabrique du Musulman, paru en 2017 chez Libertalia, fut son premier essai [1]. On peut dire que le bougre fit fort. En pleine montée des fièvres identitaires, Nedjib Sidi Moussa dénonçait cette pente prise par une partie de l’extrême gauche consistant à s’approprier les mots et stigmates véhiculés par l’extrême droite pour défendre les minorités « racisées ». « Au raidissement qui, sous couvert de “laïcité”, propage dans toute la société un discours xénophobe via les médias de masse, a répondu une attitude défensive chez une certaine gauche incapable d’articuler anticapitalisme, antiracisme et anticléricalisme. Comme s’il fallait éviter de froisser la “susceptibilité culturelle” d’une population exposée à un racisme débridé – qu’on ne saurait nier surtout quand on le vit au quotidien – mais qui est aussi travaillée depuis plusieurs années par des forces obscurantistes et réactionnaires », résumait-il brillamment dans l’introduction. Des années plus tard, on apprend que l’intelligentsia progressiste ne lui a jamais pardonné l’affront. Promouvoir la défense d’un prolétariat uni plutôt que son émiettement à la sauce décoloniale ; en un mot, continuer à défendre cette vieille idée d’une universelle émancipation, a pesé de tout son poids dans sa mise au rebut par les instances universitaires. La postmodernité est une douce furie qui ne supporte que ses propres allégeances. Telle est la leçon que médite avec lucidité celui qui juge sa vie comme « un immense malentendu ».

Sébastien NAVARRO


Dans la même rubrique