« Démasquer les ennemis d’hier
peut nous aider à démasquer ceux d’aujourd’hui,
à les reconnaître, à les désigner, condition première pour les combattre. »
Andrés Devesa,« Espagne 36 : le fantôme de la révolution conjuré ».
Au lendemain de la mort de Franco, la « transition démocratique » naquit d’un pacte négocié par une gauche institutionnelle soucieuse d’entrer dans le jeu politique et par une droite toujours franquiste, mais désireuse de ne pas en sortir. Fondée sur l’idée de convivencia – le vivre ensemble –, cette transaction s’accompagna d’amnisties partielles successives et aboutit à la ratification, par référendum, d’une Constitution [1] dont l’adoption présupposait la non-remise en cause du système de développement économique en vigueur, l’acceptation de la monarchie juan-carliste [2] et l’engagement de tirer un trait sur le passé répressif du franquisme. Réconciliés, les Espagnols – y compris ceux d’entre eux que la dictature avait dépossédés de tout – furent ainsi priés de s’insérer résolument et sans rancune dans la belle modernité démocratique du Grand Marché. Deux ans à peine après la mort de Franco, les commentateurs fascinés du modèle espagnol pouvaient ainsi s’extasier : la guerre était enfin terminée. Et de fait, elle l’était, ce pacte impliquant, sinon le silence, comme on l’a dit abusivement, du moins l’oubli des anciennes querelles et, plus encore, du côté des historiens, une approche résolument objectivée de l’histoire contemporaine de l’Espagne.
« Plus jamais ça » : histoire et légitimation
Vint alors le temps de la pacification. La réussite de l’opération reposait sur quatre conditions : qu’elle s’accompagnât d’une marginalisation des dissidences politico-syndicales ; qu’elle fût portée par la gauche – cette gauche que la vox populi voyait comme l’héritière du camp des vaincus, alors qu’elle n’était que le produit de ses propres renoncements ; qu’elle eût suffisamment de relais dans l’Alma Mater, ce ministère de la vérité par excellence ; que celui-ci opérât jonction avec le monde des médias, grand ordonnateur du prêt-à-penser moderne.
La marginalisation des dissidences fut menée à son terme sans grande résistance [3]. La gauche institutionnelle se prêta au jeu avec la certitude d’aller dans le sens de l’Histoire, qui s’identifiait désormais avec la réconciliation nationale [4]. L’Université lui fournit son contingent de surdiplômés, provenant dans une large mesure de la zone d’influence du PCE. Quant aux médias, ils ouvrirent abondamment leurs colonnes, leurs ondes et leurs écrans à ces « experts » en vérités historiques, dont certains en devinrent des collaborateurs permanents et appointés [5].
Le discours dominant sur la guerre civile, celui qui se mit en place en ces années d’après-franquisme, naquit d’une authentique collusion d’intérêts. Pour les nouveaux maîtres, les élites du savoir et la caste journalistique, issus d’une même matrice, il s’agissait de réexaminer l’histoire du conflit fondateur pour y puiser des raisons d’enraciner les valeurs de base du mythe démocratique en formation dans un passé débarrassé de ses outrances. Si la République de 1931 n’avait plus sa place dans le décor – et pour cause, la républicaine gauche s’était très largement convertie au juan-carlisme [6] –, le souvenir de certains de ses « grands hommes » et de quelques-unes de ses réalisations pouvait encore servir. On le cultiva, donc, à l’excès, tirant, par exemple, de l’oubli la triste figure d’un Manuel Azaña ou encore le statut d’autonomie accordé à la Catalogne et au Pays basque en des temps de jacobinisme républicain assumé. C’est que l’un – qui avait ordonné et couvert la tuerie de Casas Viejas [7] – représentait d’abord, aux yeux de ses nouveaux propagandistes, une certaine conception de l’autorité de l’État et que l’autre inscrivait dans une utile continuité historique la solution apportée par la transition démocratique à la montée en puissance des micro-nationalismes périphériques : l’État des autonomies. Ainsi, calibré et normalisé, le passé revivifié, conçu par les professionnels comme un instrument de légitimation du présent et de concorde civile, devait donner sens à l’imaginaire pacifié de l’Espagne post-franquiste.
Logiquement, tout ce qui risquait, a contrario, de perturber ce bel ordonnancement se trouva, sinon nié, du moins dévalorisé ou rejeté dans la catégorie de l’archaïsme, voire de la déraison politique. La passion révolutionnaire, l’énergie créatrice dont fit preuve, dans les années 1920-1930, un prolétariat sous influence libertaire, la violence d’une époque qui en regorgea, l’imaginaire utopique furent ainsi rangés au musée des horreurs comme autant de preuves de la folie des anciens. Au risque de rendre incompréhensible une guerre civile dont aucune lecture ne saurait se priver de ces clés, l’histoire officielle – car il s’agissait bien d’en écrire une – tria le bon grain de l’ivraie avec une rare constance et la ferme volonté de définir un corpus de références convenant à l’Espagne moderne : démocratie, pardon et paix des braves. Ainsi, l’historiquement admissible rejoignait le politiquement correct, mesuré à l’aune du nouvel ordre constitutionnel, celui-là même que José Manuel Naredo définit justement comme un « despotisme rénové par le simulacre électoral » [8].
De l’exorcisme comme fonction à l’insignifiance comme perspective
Dérisoire, la tentative de golpe entreprise, le 23 février 1981, par un quarteron de nostalgiques du franquisme, rendit un fier service à la transition. En transformant, ex abrupto, le monarque en garant hypermédiatisé d’une démocratie soudainement menacée par la réactivation du souvenir des horreurs passées, ce faux pronunciamiento contraignait, de facto, son peuple, jusque-là passif, à choisir enfin le camp d’une modernité radieuse, dont la social-démocratie ne tarda pas à se proclamer l’authentique porte-voix. Avec 60 % des sièges aux Cortès, elle s’installait au pouvoir, en 1982, et pour longtemps [9].
Cette grosse décennie – quatorze années – de gestion des affaires par un PSOE dominateur eut, sur le plan politique et social, les conséquences que l’on sait. Le cambio (changement) qu’il prétendait incarner se mua vite, selon le vieux principe du Prince, en son contraire – entrée de l’Espagne dans l’OTAN, boom spéculatif, démantèlement industriel, précarisation de l’emploi, dérive mafieuse, scandales financiers, mainmise sur les médias, criminalisation des dissidences, sale guerre contre le terrorisme de l’ETA. Au point que le « felipisme » [10] restera, pour les observateurs politiques, un modèle de « machiavélisme bricoleur » : il ouvrit, sans heurts majeurs, la voie à « cette société froide, égoïste et désabusée » [11] que la droite post-franquiste rêvait d’instaurer sans en avoir les moyens et qu’elle reçut, en héritage, en 1996, après s’être payé le luxe de mener campagne contre l’immoralité « socialiste ».
L’arrivée au pouvoir du PSOE, interprétée ici et là comme le signe évident d’une transition réussie, s’accompagna, sur le plan du rapport à l’histoire de la guerre civile espagnole, d’un glissement progressif vers la desmemoria, ou amnésie volontaire. Autrement dit, c’est un parti de gauche, historiquement lié à l’anti-franquisme, qui se chargea de « forcer l’oubli de la guerre civile » [12] au nom de la pacification des esprits. Ainsi, le cinquantième anniversaire de l’événement fut marqué, le 18 juillet 1986, par une déclaration du gouvernement socialiste évoquant, dans un parfait parallélisme, le souvenir des vaincus et celui des vainqueurs. Cinquante ans après, il ne s’agissait pas, aux yeux du pouvoir en place, de commémorer un affrontement qualifié de « fratricide », mais de contribuer à « scelle(r) définitivement la réconciliation de tous les Espagnols » [13]. Reprise dans toute la presse [14], cette déclaration solennelle fut, de fait, le point d’orgue d’une patiente stratégie de légitimation d’une Espagne moderne et démocratique enfin libérée de ses vieux démons, entreprise depuis quelque dix ans. Sans vainqueurs ni vaincus, cette guerre avait en somme pour seul inconvénient d’avoir existé.
On aurait, cependant, tort de croire que, pris dans la spirale de la nécessité de détacher le présent de cet arrière-fond traumatique et émotionnel qu’aurait représenté la guerre civile – nécessité communément admise par les politiques et les historiens –, l’histoire se serait, pour un temps, désintéressée de cet objet d’étude. Paradoxalement, il suscita, au contraire, de nombreuses productions.
Ce fait mérite d’être souligné, et d’abord pour contrebattre l’idée, furieusement gauchiste, d’un complot contre l’histoire tramé dans les hautes sphères d’un pouvoir, sinon absolu, du moins absolument capable de décréter la norme en matière de recherche. Avancer une telle hypothèse, c’est, en vérité, ne rien comprendre à l’imaginaire d’une époque où s’exprima d’abord, du côté du pouvoir et de ses alliés, une évidente volonté d’auto-normalisation politique et culturelle. Désormais désireuse de ne se distinguer en rien d’un monde où montait l’insignifiance, pour reprendre l’expression de Castoriadis, la démocratique et néo-libérale Espagne y gagna naturellement sa place, mais aussi la réputation d’avoir su entrer, de plain-pied, dans l’ère de l’éternel présent. En se débarrassant non seulement de ses encombrants cadavres, mais aussi des placards qui les y enfermaient.
Sans obtempérer à l’ordre d’un quelconque deus ex machina, mais à leur manière et bien en phase avec leur temps, les historiens les plus en vue assumèrent donc le rôle qui leur était imparti, celui d’observateurs détachés d’une guerre civile qu’il s’agissait non tant de comprendre mais d’exorciser. Comme le rappelle avec à-propos François Godicheau dans un récent petit ouvrage, la narration historique acquit, alors, « un caractère surtout descriptif » et devant « servir à la distribution la plus “objective” des responsabilités » dans le but de « mettre fin aux polémiques » [15].
Fin du consensus et irruption mémorielle
Parallèlement à cette approche historiographique dominante dont il fallait, bien sûr, se faire le fervent disciple pour avoir quelque chance d’accéder aux chaires universitaires et aux grands médias, c’est, sans doute, à la marge, et d’abord localement, que la recherche historique opéra, au cours de ces années, d’importantes avancées. L’ouverture des archives – dont celles relatives à la répression – et l’intérêt porté à l’histoire locale par de jeunes historiens relativement éloignés des sphères d’influence universitaires et des réseaux de légitimation nationaux, permirent, ainsi, l’éclosion d’une multitude d’études et de monographies originales sur des aspects peu connus, ou dérangeants, de la guerre civile. De la même façon, un mouvement de remise en cause des « vérités » abondamment véhiculées par l’histoire officielle prit corps, à la fin des années 1980, et s’amplifia considérablement à l’occasion de la sortie en Espagne, en 1995, du film de Ken Loach Land and Freedom, qui marqua une date importante dans le retour du refoulé. Pour une nouvelle génération d’Espagnols née dans la démocratique Espagne, en effet, le film fit événement : cette guerre civile, découvrirent-ils, avait aussi ouvert la voie à une révolution – et majeure –, dont personne ne parlait plus.
Se déroulant dans un tout autre contexte politique que le cinquantième anniversaire, le soixantième fut géré, plutôt discrètement, par une droite revenue aux affaires, en mars 1996 [16]. Divers colloques et manifestations commémoratives occupèrent, un bref instant, le devant de la scène, modestement relayés par une presse très majoritairement acquise à l’idée qu’il était grand temps, désormais, de tourner la page. C’était, de fait, ne rien saisir à ce qui était en train de se passer dans les profondeurs d’un pays en proie à une soudaine irruption mémorielle.
Adepte, s’il en fut, d’une transition raisonnable et oublieuse, Santos Juliá [17] eut le mérite de percevoir, alors, ce qu’allait provoquer de dérèglements, dans le dispositif général du traitement de la guerre civile – mais aussi de ses antécédents (la Seconde République) et de ses conséquences (la dictature franquiste)– la mirada del nieto, le regard porté par la seconde génération sur l’histoire de leurs grands-parents, mais aussi sur une transition – désormais achevée – qui en avait fait sa part maudite. Et, en effet, la décennie 1990 fut celle de l’émergence d’une mémoire longtemps contenue, mais aussi d’une remise en cause de l’histoire comme entreprise de falsification.
Il fallait, sans doute, du temps pour qu’apparaissent, dans toute leur clarté, les tenants et les aboutissants d’une transition beaucoup moins exemplaire que ne le prétendirent ses panégyristes distingués [18]. Il fallait aussi que s’estompent les illusions démocratiques qu’engendra la fin de la dictature et que s’usent au pouvoir ceux qui, à droite et à gauche, s’entendirent pourtant sur l’essentiel : l’intégration à la sphère capitaliste mondialisée d’une Espagne présentable et policée. Il fallait, enfin, que les derniers vaincus de la guerre civile rejoignent cette catégorie abstraite de la mémoire que la mort physique transforme en légende. Pour le meilleur et pour le pire. Vingt-cinq ans après la mort de Franco et à l’entrée d’un nouveau siècle, nous y étions.
L’éternel retour d’une histoire sans fin
Le mouvement de récupération de la mémoire promue par diverses associations depuis le début des années 2000 eut certainement l’effet bénéfique de faire exploser le cadre, étroitement contrôlé, du débat historien sur la guerre civile. Par un juste retour des choses, l’ancienne mémoire, reprise comme flambeau par les petits-fils des vaincus, réinvestissait, avec la volonté d’être entendue et prise en compte, l’espace protégé des garants du savoir normalisé. Ce faisant, elle changea la donne, du moins en apparence, les meilleures intentions cachant parfois de pauvres desseins.
Occupée à retrouver les clandestins ossuaires franquistes, ces cimetières sous la lune d’un temps où le crime était résolument collectif, pour donner sépulture à leurs ancêtres, la nouvelle génération offrit, sans toujours le vouloir, une occasion de se ressaisir à une gauche très largement discréditée. Passée à l’opposition, elle allait s’en emparer, sans scrupules, pour redorer son blason. On vit alors ceux-là mêmes qui avaient justifié leurs abandons au nom d’une raison d’État imposée par une transition négociée, manier la truelle symbolique pour déterrer des cadavres jusque-là passés par pertes et profits. Car il fallait en être de ce mouvement mémoriel, de cette histoire lacrymale où se rejouait, sans risque, l’antifascisme moderne.
Hésitante, la droite au pouvoir choisit, dans un premier temps, l’apaisement [19], avant de retrouver sa vraie nature d’héritière bâtarde du franquisme. Privée de soutiens de poids dans l’Alma Mater, elle choisit alors d’entrer dans le jeu du revival idéologico-mémoriel, côté poubelles, en se cachant derrière les médiocres travaux de quelques plumitifs néo-franquistes habités du viril désir de terrasser l’hydre rouge renaissante [20]. En face, les nobles et académiques adeptes du « ¡ No pasarán ! », soudain tirés de leur sommeil et des douteux compromis transitionnels, montèrent en chaire pour livrer une héroïque résistance à des suppôts de la vieille Espagne tout étonnés d’une si subite notoriété.
Il y aurait, en somme, de quoi rire si n’apparaissait, en filigrane de cette nouvelle bataille (éditoriale) de Madrid, toute la misère d’un affrontement historiographique aussi pipé que daté. Car il y a, on l’avouera, quelque étrangeté à s’en tenir, aujourd’hui comme hier, à cette double vision d’une guerre civile perçue, par les uns, comme lutte de la civilisation contre le communisme et, par les autres, comme opposition entre démocratie et fascisme. Sauf à penser qu’une telle dichotomie, périodiquement auto-alimentée, aurait, comme les faux débats, une précieuse utilité, celle de masquer ce qui fit, précisément, la spécificité de cette guerre civile : la claire conscience, un temps exprimée avec force par ses combattants les plus aguerris, que fascisme et République devaient être balayés pour que tombent leurs chaînes.
À parcourir la récente et copieuse production bibliographique parue, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la guerre civile, dans une Espagne de nouveau régentée par le PSOE, version zapatériste, c’est encore, et précisément, cette révolution qui est absente. Comme si le pacte consensuel adopté au lendemain de la mort de Franco, et fort écorné depuis, gardait encore – sur ce terrain-là, du moins – sa valeur d’occultation.
En Espagne comme ailleurs, l’histoire demeure, en ces temps d’ignorance enseignée, un enjeu majeur. Pour ce qu’elle dit et pour ce qu’elle tait. Pour ce qu’elle éclaire et pour ce qu’elle ignore. De gauche dans leur majorité, ses praticiens d’aujourd’hui – dont la carrière a souvent débuté sous la transition et en a épousé les dits et les non-dits – ont de cette guerre civile une idée bien arrêtée, la seule qui puisse cadrer, au demeurant, avec leur imaginaire de citoyen : la Seconde République espagnole, qui incarnait le droit, fut victime de la montée des extrêmes. De variation en variation, c’est cette même idée, simple et fausse, qui revient, infiniment déclinée, où l’anarchiste fait figure de complice objectif du fasciste, où les héros s’appellent Azaña et Negrin, où le stalinisme est blanchi de ses crimes pour avoir restauré l’autorité de l’État républicain, où le rêve émancipateur n’est que passion destructrice.
Infiniment, de livre en livre, comme vérités premières savamment énoncées. Pour que disparaisse, enfin, l’idée que cette guerre civile fut d’abord une guerre sociale.
Freddy GOMEZ