Le texte de Frank Mintz que nous publions ici est la version très abrégée d’une longue étude initialement insérée dans le numéro 138 (novembre 1992) de la revue catalane Anthropos, entièrement consacré à Diego Abad de Santillán. Pour de vulgaires mais évidentes raisons d’espace, cette traduction partielle est très loin de rendre compte de l’original. Par ailleurs, un des points importants de l’étude de F. Mintz – la question du rapport d’Abad de Santillán à la violence révolutionnaire –, trop complexe pour être résumée, fait ici totalement défaut. C’est pourquoi, nous ne saurions que conseiller à nos lecteurs hispanophones de se reporter à l’original.
Une lecture attentive des principaux textes théoriques de Santillán révèle, à l’évidence, une conception vivante et contrastée de l’anarchisme, souvent faite de ruptures et parsemée de contradictions. C’est à ce cheminement intellectuel en constante évolution, fondé sur une sorte de doute méthodique, que nous nous intéresserons ici.
Éloge du « finalisme » révolutionnaire
Durant les années 1920, l’anarchisme de Santillán s’incarne dans la Fédération ouvrière de la région argentine (FORA Ve congrès), où il milite et dont il dirige le quotidien, La Protesta. Sa méfiance du syndicalisme révolutionnaire – dont il critique le « neutralisme » – et de l’anarcho-syndicalisme – dont il conteste la prétention à « régir toute la vie sociale » – colle parfaitement au « finalisme » révolutionnaire « foriste », qui n’attribue au syndicalisme qu’un rôle défensif et prône sa disparition avec l’abolition de la société de classe et l’instauration du « communisme anarchiste » [1]. Le « forisme », pour Santillán, c’est l’anarchisme même. Il en a une interprétation strictement anti-autoritaire, fort éloignée, par exemple, de l’anarchisme d’un Malatesta, dont il désapprouve la conception programmatique. Pour lui, aucun programme anarchiste ne devrait excéder un point unique : la conquête de la liberté. Exposé dans La Protesta, son point de vue est limpide : « La révolution sociale n’a aucun programme à réaliser, elle doit faire émerger des masses travailleuses les aspirations réprimées par des siècles d’esclavage et d’ignorance. » Aucun choix tactique, donc, n’est retenu ; aucune préparation technique n’est nécessaire pour faire la révolution : « C’est la vie même qui organisera l’économie du futur ; les hommes ne se laissent mourir de faim que lorsque s’exerce le principe d’autorité ; quand la liberté est là, quand la vie peut réclamer ses droits, ils ne tardent pas à trouver eux-mêmes des solutions à tous leurs problèmes. » L’Ukraine libertaire demeure, pour le Santillán de La Protesta, la seule leçon de choses à retenir. Que Makhno et ses camarades se soient beaucoup préoccupés de tactique n’entame en rien son penchant pour le spontanéisme. Sous son impulsion, et celle de son ami López Arango, le « forisme », jusqu’alors limité à l’Argentine, va acquérir une certaine notoriété en Espagne. Porté au rang de modèle supérieur [2] dans un livre cosigné par Santillán et López Arango et édité à Barcelone en 1925 – El anarquismo en el movimiento obrero –, le « finalisme » révolutionnaire se pose en alternative à l’anarcho-syndicalisme de type « cénétiste » accusé de tous les maux, et principalement de faiblesse théorique et de fonctionnarisme.
Dès cette époque, cependant, Santillán semble hésiter, se chercher. Il peut, par exemple, dans le même temps, louer le « forisme » et prévoir pour les années à venir un amoindrissement de son influence – que l’histoire confirmera. Il peut aussi s’en prendre au réformisme de la CNT espagnole, principalement représenté par Pestaña et par Peiró, tout en reconnaissant que, hors les périodes de changement révolutionnaire, l’anarchisme ne peut pas faire fi des circonstances et doit s’organiser en conséquence. Il peut encore souligner que la révolte ne naît pas de la propagande, mais de l’exploitation, tout en se faisant inlassable propagandiste de l’anarchisme. Il peut, enfin, se moquer des économistes – « soporifiques », précise-t-il – tout en étudiant de très près leurs thèses. Contradictoire, la pensée de Santillán épouse les convulsions d’une époque où le capitalisme industriel entre en crise et où la révolution, écrit-il en 1929, ne relève désormais ni de la « magie » ni de la « spontanéité des masses ». La passivité et la cécité dont fait preuve la FORA lors du coup d’État militaire de 1930 achèvent de le séparer d’un modèle qu’il a beaucoup promu et l’entraînent vers d’autres horizons.
Du « forisme » à l’anarcho-syndicalisme
La rupture de Santillán avec le « forisme » date de La bancarrota del sistema económico y político del capitalismo, brochure publiée en 1932. Il s’y livre à une analyse de la crise du capitalisme et s’oriente vers une réévaluation de l’anarcho-syndicalisme. Reconstrución social, co-écrit avec Juan Lazarte, qui paraît l’année sui-vante, achève cette mutation. À travers ces deux textes, Santillán s’applique à définir une ligne stratégique et programmatique pour une révolution sociale qui ne saurait se passer d’une vision claire de l’organisation de l’économie post-capitaliste. Ce Santillán-là est très éloigné de celui qui, quelque dix ans auparavant, se méfiait des programmes anarchistes. De son expérience argentine, il a tiré quelques leçons et acquis, en tout cas, la certitude que, spontanément, les masses ne font pas la révolution.
Quand, en janvier 1934, Santillán s’installe à Barcelone, c’est désormais l’Espagne qui porte, pour lui, l’espoir révolutionnaire. Si l’anarcho-syndicalisme l’incarne, il doit, cependant, jouer son rôle d’ « avant-garde » et d’éclaireur des masses. Il doit, encore, définir ce que sera cette révolution – seule alternative au fascisme, précise-t-il – et comment elle sera faite, tâche à laquelle Santillán s’attelle dans la revue Tiempos Nuevos et, bien évidemment, dans El organismo económico de la revolución, ouvrage qu’il publie en mars 1936. Ce livre, Santillán le présentera plus tard [3] comme une tentative de définition d’une « voie pratique de réalisation immédiate » d’un socialisme libertaire fondé sur le syndicat et la fédération d’industrie, par opposition à « l’utopisme paradisiaque » d’un certain anarchisme reposant, lui, sur la « commune libre ».
Si l’ouvrage de Santillán suscita assez peu d’échos au sein de la CNT [4], on peut, néanmoins, avancer l’hypothèse qu’il ne passa pas tout à fait inaperçu, du moins dans les hautes sphères de l’anarcho-syndicalisme, et ce, pour une raison essentielle : El organismo económico de la revolución, sans évoquer la guerre à venir, anticipe, par certains côtés, l’attitude du mouvement libertaire au cours du processus révolutionnaire espagnol. Ainsi, il justifie par avance la ligne tactique d’unité antifasciste – le « circonstancialisme ». De ce point de vue, El organismo… – réédité en 1937 et 1938 – servira souvent d’argumentaire, pendant la guerre civile, aux instances dirigeantes de la CNT et de la FAI pour légitimer leur ligne de conduite. Nul doute que Santillán le regretta plus tard quand, au lendemain des événements de mai 1937, il procéda à une remise en cause lucide et sincère de ses propres errements.
Deux discours pour une révolution
Juger de l’influence de Santillán pendant la révolution espagnole n’est pas chose aisée, on le verra. S’il est un fait incontestable, cependant, c’est que les textes qu’il publia entre 1937 et 1939 – La revolución y la guerra en España, Por qué perdimos la guerra et ses articles dans la revue Timón – sont d’une importance majeure pour étudier la période.
Entre juillet 1936 et mai 1937, Santillán participe à la révolution avec le souci constant de transiger. Le 20 juillet, il assiste à l’entrevue avec Companys, président du gouvernement catalan, puis devient l’un des pivots du Comité central des milices antifascistes, où il est en charge de l’infrastructure militaire comme représentant de la FAI. À partir du 11 août, il est le délégué de la FAI au Conseil de l’économie, fonction qu’il semble avoir occupée jusqu’au 17 décembre, date où il devient conseiller (c’est-à-dire ministre) de l’Économie au gouvernement de la Généralité, représentant, cette fois, la CNT. Il y reste jusqu’au 4 avril 1937. Au cours des événements de mai, son principal rôle sera de négocier le cessez-le-feu, au nom du comité régional de la CNT. Pendant toute cette période, donc, l’attitude de Santillán coïncide avec celle que le comité péninsulaire de la FAI a adoptée dès le début du processus révolutionnaire et qui peut se résumer ainsi : renforcer le bloc antifasciste et différer la révolution.
Par un curieux effet de dédoublement, cependant, le même Santillán qui cosigne un rapport auto-justificateur de la FAI [5], en septembre 1937, rédige, parallèlement, La revolución y la guerra en España [6] – première ébauche de Por qué perdimos la guerra –où il adopte un point de vue radicalement différent sur les événements. Sur deux points essentiels, par exemple – la collaboration au gouvernement et Mai 1937 –, l’opinion de l’auteur Santillán diverge totalement de celle du Santillán membre du comité péninsulaire de la FAI. La collaboration au gouvernement, écrit Santillán, fut un « mauvais choix », tout en précisant que son jugement ne repose sur aucun « doctrinarisme sectaire » [7]. L’erreur, ajoute-t-il, fut d’oublier que « l’appareil d’État, parce qu’il sera toujours l’expression politique des privilèges d’une classe, est incompatible, rigoureusement incompatible, avec les intérêts d’une révolution sociale ». Quant aux événements de mai 1937, l’autocritique est claire : « Nous pensions avoir agi comme nous devions le faire ; aujourd’hui, après quatre mois d’amères expériences, on peut sans doute émettre un autre avis. Supposons que nous n’ayons rien fait pour arrêter les combats [à Barcelone]. Le contrôle de la ville eût été chose relativement aisée pour les nôtres… Nul doute que l’ennemi aurait, alors, profité de la situation pour renforcer ses positions et que la guerre civile à l’intérieur du camp républicain aurait provoqué la défaite de la cause antifasciste. Cela dit, à l’heure présente, on peut se demander si cette fin-là n’eût pas été préférable à la défaite qui se profile à l’horizon après avoir docilement obéi aux ordres d’un gouvernement, dont la responsabilité est écrasante dans la perte du nord de l’Espagne et qui nous conduit à la reddition. » [8]
Dans Por qué perdimos la guerra, Santillán livre, enfin, cette confession : « Nous savions que la révolution ne pouvait pas vaincre si nous ne parvenions pas d’abord à gagner la guerre, mais pour gagner cette guerre nous sacrifions le reste, et la révolution même, sans nous douter qu’en la sacrifiant, nous sacrifions également tout espoir de gagner la guerre. » Au fond, la clef du dédoublement de Santillán est peut-être là, dans cette tragique prémonition de l’inéluctabilité de la défaite. Dès avril 1937, et de lui-même, il prend du recul, s’écarte du flot courant des événements, s’isole. Il n’est sans doute pas loin de penser alors que le mouvement libertaire court à sa perte et qu’il n’est pas d’issue possible. Mai 1937, c’est l’instant paroxysmique de la contradiction : d’un côté, un peuple libertaire prêt à se battre – et à mourir – pour défendre sa révolution ; de l’autre, ses représentants prêts à tout pour que le feu cesse. Au cœur de l’événement, Santillán comprend ce soulèvement, mais le sens des responsabilités le rattrape et, une fois de plus – la dernière –, il bascule du côté du compromis, mais il le fait sans trop y croire, mal assuré, car, au fond, il sait que la dernière barricade de la révolution va tomber.
On peut raisonnablement penser que, pour Santillán, Mai 1937 fut l’instant où tout bascula, une sorte de point de non-retour. Dès lors, partagé entre le désir de dire sa vérité sur le cours des événements et la crainte que celle-ci puisse être utilisée par l’ennemi, il adopte une ligne de conduite qui relève pour beaucoup de l’improvisation. Sans cesser de participer au comité péninsulaire de la FAI – qu’il alimente en rapports circonstanciés contre Negrín et l’influence des staliniens –, il cherche à prendre du champ, à trouver son propre espace pour dire, en solitaire, son refus d’un antifascisme construit sur « l’écrasement des aspirations révolutionnaires » [9] et dénoncer ce « divorce [qui s’est instauré] entre les dirigeants et les dirigés » [10] au sein du mouvement libertaire. Pour l’essentiel et jusqu’à la fin de la guerre d’Espagne, il ne déviera plus de cette tâche, convaincu qu’après, rien ne sera désormais comme avant [11].
La revue Timón – qu’il lance en juillet 1938 et dont il publie six copieux numéros mensuels – l’aidera à survivre dans un paysage dévasté. Elle est, en tout cas, parfaitement révélatrice de l’état d’esprit de Santillán. Attachée à l’analyse et ouverte à la discussion, Timón aborde aussi bien les questions politiques et stratégiques que pose cette guerre qu’elle accorde la parole à Horacio Prieto pour exposer sa théorie du parti libertaire ou à Augustin Souchy pour revendiquer les aspects constructifs de la révolution. À travers Timón, il s’agit, pour Santillán, de ressourcer l’anarchisme, de le libérer aussi du poids de cette guerre où il s’est un peu perdu.
Dans le parcours intellectuel de Santillán, la « tragédie espagnole » clôt un cycle. Si l’œuvre accomplie par la révolution de juillet 1936 mérite d’être pleinement assumée, l’anarchisme, lui, n’en sort pas indemne. Il reste, donc, à faire le bilan de cette période, à en tirer les leçons et à définir ce socialisme qui, écrit-il en 1948, « demeure la seule alternative », un socialisme du possible, évidemment libertaire. Cette tâche, Santillán va s’y livrer avec plus ou moins de bonheur et dans l’isolement, en ce Buenos Aires qu’il rejoint aux premiers jours de l’exil et qu’il ne quittera définitivement qu’une quarantaine d’années plus tard pour venir mourir en terre d’Espagne.
« La barricade a rempli sa mission… »
On l’a vu, le principal mérite de Santillán fut sans doute de n’avoir pas reculé devant l’autocritique en se livrant très tôt, dans Por qué perdimos la guerra [12], à une courageuse remise en cause de la ligne – entre pragmatisme et opportunisme [13] – adoptée par les instances dirigeantes du mouvement libertaire espagnol pendant la guerre civile. L’évolution postérieure de sa pensée a partie liée avec cette dure leçon espagnole. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un environnement désormais hostile à l’anarchisme, pointe chez lui la préoccupation de fixer les contours de ce socialisme du possible déjà évoqué et qu’il appelle de ses vœux.
C’est ce qu’il entreprend pendant les années 1950, et plus encore lors de la décade suivante, à travers une collaboration régulière au journal Reconstruir [14] et à la revue Comunidad Ibérica [15]. Reposant sur quelques idées-forces – l’évolution positive du capitalisme, la modification des structures de classe au détriment du prolétariat, la primauté de la lutte contre l’État et le totalitarisme –, ses textes [16] prônent alors un réformisme ouvert. « La vraie révolution d’aujourd’hui, écrit-il à la fin des années 1960, c’est la réforme. Désormais, la barricade a rempli sa mission… » Convaincu que la défaite espagnole a tourné la page de l’anarchisme révolutionnaire et que – contrairement à l’étatisme marxiste-léniniste et au « caudillisme » tiers-mondiste – la pseudo-liberté capitaliste offre au moins la possibilité d’exister, Santillán s’en tient à cette position et, pour la première fois de sa vie, n’en change plus. Après l’espérance révolutionnaire déçue des années 1920, incarnée par la FORA, et celle des années 1930, portée par l’Espagne libertaire, Santillán substitue progressivement la réforme à la rupture et le réalisme à l’utopie. Si l’on peut parler d’impasse, c’est uniquement parce que la synthèse qu’il tente entre anarchisme et réformisme social est, de fait, inopérante et utopique. Il n’en demeure pas moins vrai que, même vouée à l’échec, cette tentative – et c’est précisément en ce sens qu’elle pose question [17] – indique encore l’indéfectible attachement de Santillán à l’anarchisme comme valeur éthique et à sa fonction libératrice.
Au fond, sa vie durant, Santillán s’est posé, en tant qu’anarchiste, la question de la corrélation entre la théorie et la pratique, cherchant toujours le point d’équilibre entre l’une et l’autre. D’où cette permanente adaptation de sa pensée à une réalité mouvante et complexe. D’où, aussi, les nombreuses contradictions et changements de cap que révèle, indubitablement, son parcours intellectuel. S’il est un point, pourtant, où Santillán n’a pas varié, c’est sur l’éthique anarchiste, et ce, tant sur le plan militant que sur le plan personnel. De lui-même, il pratiqua la mise à distance et ne marqua aucun goût pour le carriérisme bureaucratique. À aucun moment, il ne se servit de ses évidentes capacités intellectuelles pour réussir. Inlassable travailleur, il méprisa l’argent et les honneurs.
De ce point de vue, son existence témoigne, elle, d’une parfaite cohérence et c’est sans doute pourquoi ce fils d’émigrants pauvres arrivé en Argentine en 1905 pour fuir la misère termina sa vie en 1983 dans une modeste résidence pour vieux de Barcelone, entouré de quelques amis. Très peu.
Frank MINTZ