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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Dans l’attente de la prochaine explosion...
À contretemps, n° 11, mars 2003
Article mis en ligne le 8 août 2005
dernière modification le 17 mars 2015

par .

Jean-Pierre LEVARAY
APRÈS LA CATASTROPHE
Montreuil, L’Insomniaque, 2002, 92 p.

D’abord, c’est le cœur qui parle, le reste viendra après, et ce ne sera pas simple. Quand la nouvelle tombe d’une explosion à Toulouse, en ce 21 septembre 2001, on pense aux copains mutés, aux collègues rencontrés en stage ou au cours d’une manif. On pense à eux, aux morts, aux blessés, à leurs familles. On pense à soi aussi, et c’est normal parce qu’à AZF ou à la Grande-Paroisse, on est tous salariés de TotalFinaElf, cette saleté de firme qui est de tous les coups tordus. On pense et puis on a peur. Peur qu’un jour, ici aussi, sur ce site classé « Seveso 2 », comme AZF, un grand feu réduise des vies à néant. Pour le Capital, c’est-à-dire pour rien.

Cette usine de la Grande-Paroisse, on la connaît depuis que Jean-Pierre Levaray – qui y travaille – nous l’a racontée dans Putain d’usine [1]. La suite, là voilà. Aussi forte, humaine, complexe. Elle nous y ramène en plein choc, entre compassion et prise de conscience, entre silence et colère. La catastrophe, c’est ce qui rapproche. Dans un premier temps, du moins.

On le sait, dans ces cas-là, ce qui sauve, c’est la solidarité, ce sentiment d’appartenance à un groupe ou à une famille, cette commune fraternité qui naît de l’épreuve. Cette solidarité, c’est l’abri, le refuge, cet être ensemble qui met à part, en excluant les autres. Pour les salariés d’AZF et des autres filiales de TotalFinaElf, explique Levaray, il s’est passé quelque chose de cet ordre. Une résistance à l’opprobre. Un refus d’être perçus comme pestiférés. Un retour au bercail. Un dévoiement, sans doute. À la mesure de la solitude éprouvée quand tout écrase et culpabilise. Des causes à tout ce gâchis, il y en a, et celle-ci d’abord : quand « le présent est devenu catastrophique et le futur s’ouvre sur le vide », l’union sacrée est une des fuites en avant possible.

Le premier grand mérite d’Après la catastrophe, c’est de décrire par le menu et sans emphase ni moralisme les sentiments contradictoires que déclencha l’explosion d’AZF dans les usines du groupe. Cette sincérité qui s’en dégage – entre exaspération et compréhension – fait de ce livre un indispensable témoignage sur la complexité et l’ambivalence du monde du travail. Car Levaray ne juge pas, il dit ce qu’il en est du fatalisme qui le gagne, des illusions qui perdurent, des faux combats qu’il s’invente pour vaincre l’angoisse du chômage. Il ne cache rien de la « fierté machiste » qui l’habite et de l’ « esprit de corps » qui le hante, mais il le fait de l’intérieur, en y étant, avec le désir de comprendre et de jouer son rôle, non d’éclaireur, mais de révélateur, de contradicteur, d’empêcheur. Le sentiment de classe, chez lui, ouvre sur une permanente dualité : en être et fuir, sur le fil entre appartenance et marginalité, entre enracinement et déracinement, entre amitié et déception. C’est précisément de là que son récit tire sa force, de cette tension intimement vécue qu’aucun sociologue ne rendra jamais.

À lire Après la catastrophe, on en apprend aussi beaucoup – et c’est là son second mérite – sur la capacité d’une multinationale pourvoyeuse de pétrole et de mort à créer d’étranges solidarités avec ses salariés. Pour y parvenir, elle joue de tout, du chantage et du corporatisme, de la menace et de la bienveillance, de la division et de la démagogie. Et elle a du métier, la garce. « Les cadres de Total ont tellement bien travaillé, écrit Levaray, ont tellement bien fait passer leurs valeurs que lorsqu’il était proposé aux ouvriers de porter plainte contre Total pour le préjudice, tous réagissaient en disant qu’ils faisaient partie de Total, que Total les aidait… et, même, que Total c’était eux. » Servitude volontaire éternellement retissée par les puissants. « Nous » contre les autres. Total contre ses détracteurs. Quand il fonctionne – et il fonctionne – le piège est redoutable, car, pendant qu’il édifie la fausse connivence d’intérêts, la roue tourne, incessamment, opposant entre elles les victimes d’une délirante et dévastatrice logique industrielle qui précarise et dévalorise toute activité humaine. En attendant la catastrophe, la prochaine.

L’explosion d’AZF et ses suites illustrent assez bien cette « guerre de tous contre tous » que l’organisation capitaliste du monde porte en elle. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le beau témoignage de Florence Salvès, publié en annexe du livre de Levaray, qui se conclut sur ces mots : « AZF a tout cassé. AZF a cassé des maisons, des voitures, des vitres, des cloisons. AZF a cassé des vies, des corps, des esprits. Mais AZF a aussi cassé des liens sociaux entre des corps, des vies et des esprits. Pour des milliers de familles, la vie s’est considérablement alourdie depuis un 21 septembre… »

… Et de penser à la chanson : « Quand tous les pauvres s’y mettront… »

Gilles FORTIN