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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le chemin jusqu’à Saragosse
Article mis en ligne le 4 février 2019

par F.G.

■ MYRTILLE, giménologue
Les chemins du communisme libertaire en Espagne, 1868-1937
L’anarcho-syndicalisme travaillé par ses prétentions
anticapitalistes, 1910 - juillet 1936
(deuxième volume)
Paris, Divergences, « Imaginaires subversifs », 2018, 400 pages.



Le premier volume des Chemins…, intitulé Et l’anarchisme devint espagnol, s’ouvrait sur la fondation, en 1870, de la Fédération régionale espagnole (section espagnole de l’AIT) et se refermait sur celle de la CNT, quarante ans plus tard. Ce deuxième opus, qui sera suivi d’un troisième, débute par un bref panorama du mouvement anarchiste dans le monde avant la Première Guerre mondiale et s’achève sur le Congrès de la CNT à Saragosse, en mai 1936, où fut adoptée la célèbre motion sur « la conception confédérale du communisme libertaire ».

Une économie archaïque

Au tournant du XXe siècle, bien que le démarrage de son industrialisation remonte à 1830 (environ 80 ans après l’Angleterre), l’Espagne demeure un pays essentiellement agricole. En 1910, elle produit vingt fois moins d’acier que la France. Environ 60% des actifs travaillent dans le secteur primaire [1], 20 % dans le secondaire [2] et autant dans le tertiaire [3] (contre respectivement 40 %, 28 % et 32 % en France). La propriété du sol témoigne d’une société quasi féodale : 0,28 % de latifundios (de 500 à plusieurs dizaines de milliers d’hectares) accaparent 43,7 % des surfaces et 98,1 % de minifundios (moins de 10 hectares) en occupent 35,7 %. Les indigents représentent 15 % de la population et les illettrés 60 %.

Vingt ans plus tard, en 1930, les statistiques n’ont que peu évolué. La demande de main-d’œuvre des îlots industriels du Nord n’absorbe pas la croissance démographique, l’une des plus élevée d’Europe (de 18,6 millions en 1900 à 23,6 millions en 1930). La paysannerie reste dominante (45 % de la population active) et la répartition des terres agricoles quasiment inchangée : 98 % des propriétés couvrent moins de 10 hectares et représentent 36 % des surfaces. Condamnés par le développement de la mécanisation, ces minifundios disparaissent peu à peu et leurs propriétaires vont rejoindre la masse des travailleurs journaliers (2 millions de « sans-terre ») ou s’exilent en ville pour chercher du travail. Le pays compte 600 000 chômeurs. Huit millions d’Espagnols sont considérés comme indigents et le taux d’illettrisme reste très élevé, à 44 %.

La proportion des actifs travaillant dans le secteur secondaire avoisine les 30 % (dont 20 % dans l’industrie), bien en deçà des autres pays d’Europe occidentale. En outre, la grande majorité des ouvriers est employée dans de petites firmes. C’est, pointe Myrtille, que le capitalisme espagnol en est encore au stade de la « subsomption formelle du travail » [4] où les artisans, « regroupés dans les manufactures, détiennent toujours leur savoir-faire et disposent d’une certaine autonomie dans leur travail ». Seules quelques filières industrielles (textile, construction navale, mécanique), principalement en Catalogne, sont parvenues à un stade d’industrialisation plus avancé, mais toujours inférieur à celui des autres grands pays européens.

En dépit d’une embellie durant le premier conflit mondial – fruit de la neutralité espagnole – et d’une autre pendant la dictature de Primo de Rivera [5], à laquelle met fin la crise mondiale, l’économie espagnole reste sous-industrialisée et peu productive. Le faible rendement de son agriculture plombe le développement de son industrie.

Terre et liberté

La société espagnole des années 1930 se caractérise par la grande pauvreté des masses populaires, l’extrême opulence d’une minuscule oligarchie et la faiblesse des classes intermédiaires. Peu nombreux sont les paysans « moyens » : moins de 2 % des propriétaires. Quant au secteur des services qui occupe un gros quart des Espagnols, il compte plus de vendeurs à la sauvette et de religieux que d’ingénieurs.

Pour les paysans pauvres d’Espagne, rien ou presque n’a changé depuis des siècles : leur espérance de vie reste limitée à 50 ans, ils demeurent comme autrefois soumis aux aléas climatiques et aux épidémies, ils se nourrissent, s’habillent, se déplacent de la même façon qu’au Moyen Âge et vivent dans des masures semblables. Les réformes agraires annoncées à grand bruit n’aboutissent jamais [6]. Les pouvoirs, les partis politiques, les syndicats, les délaissent. Pour expliquer son déficit d’implantation dans les masses paysannes, la CNT dit se heurter à leur « retard culturel, instinct de propriété et individualisme égocentrique » [7].

À Barcelone, les ouvriers ont investi des quartiers anciens du centre ville, les barrios, où ils sont la proie des marchands de sommeil. Ils y côtoient un lumpenprolétariat composite : vendeurs ambulants [8] et autres métiers de la rue, intermittents du travail, chômeurs, délinquants, prostituées… Cette population qui développe des systèmes d’entraide parallèles et tend à déserter le salariat échappe aux radars de l’État. La bourgeoisie voudrait déloger tout ce monde afin de « normaliser matériellement et moralement Barcelone », mais elle se heurte à la résistance farouche des habitants qui refusent l’atomisation de leur communauté au service de la production. Les hausses de salaires [9] ne profitent qu’aux plus qualifiés des ouvriers et ne compensent pas l’absence de droits sociaux, ni le sentiment d’aliénation.

Ouvriers ou sous-prolétaires, la majorité des travailleurs des villes sont des urbains de fraîche date. Beaucoup regrettent, note Myrtille, « les valeurs morales liées au fait de vivre de la terre », la liberté du cultivateur dans son champ, la communauté du pueblo et « l’esprit d’entraide, de solidarité, d’égalitarisme qui y régnait ». Cet « idéal ruraliste » ancré dans le prolétariat ouvrier jouera un rôle majeur dans l’expérience communiste libertaire pendant la guerre civile.

La galaxie anarchiste

Le premier volume des Chemins… décrivait l’éclosion et l’enracinement de l’anarchisme parmi les masses paysannes de l’Andalousie et au sein du prolétariat barcelonais naissant. Déjà se dessinaient deux grands courants antagonistes, l’ « anarchisme collectiviste » et le « communisme anarchiste ». Ce volume-ci retrace leur évolution face au développement de l’industrialisation et de son corollaire, le syndicalisme (la CNT compte 800 000 adhérents en 1919) : l’ « anarchisme collectiviste » se mue en anarcho-syndicalisme, pour lequel le syndicat représente « la base organisationnelle du communisme libertaire », et le « communisme anarchiste » se retrouve dans le « communalisme ruraliste » des héritiers de Malatesta qui voient au contraire dans le syndicat un avatar de la société industrielle qu’ils rejettent. « Nous proposons au monde ouvrier le retour à un point de départ perdu : la “commune libre” », proclament-ils.

Mais les impératifs de la lutte éclipsent le plus souvent les débats théoriques qui agitent l’anarchisme espagnol. Après la grève générale avortée de 1917, menée en commun par la CNT et l’UGT (socialiste), puis la grande grève de La Canadiense de Barcelone en 1919, une « guerre sociale de basse intensité » oppose pendant trois ans les pistoleros du patronat aux « groupes d’action » anarchistes, faisant environ 700 morts pour la seule Catalogne, jusqu’à l’instauration de la dictature de Primo de Rivera (1923-1930).

Puis, les organisations politiques et syndicales étant interdites sous la dictature, l’anarchisme investit le champ culturel. Dans l’Espagne des années 1920, corsetée d’églises et de couvents, l’esprit libertaire irradie la société bien au-delà de la militancia : émancipation des femmes, mouvements d’éducation populaire, Ateneos, littérature et presse populaire, associations de naturistes, de végétariens… Première organisation spécifiquement anarchiste créée depuis la disparition de la Fédération des travailleurs de la région espagnole en 1883, la FAI (Federación Anarquista Ibérica) – qui s’était constituée dans la clandestinité en 1927 – sort de l’ombre après la chute du dictateur. Organisée en « groupes d’affinité » de trois à dix membres, elle a pour objectif principal de « chapeauter » la CNT et d’en écarter bolcheviques et réformistes.

La CNT, puissante mais divisée

Sortie elle aussi de la clandestinité à l’avènement de la Seconde République, la CNT redevient aussitôt la principale force syndicale d’Espagne (elle retrouve son niveau de 800 000 membres dès la fin de 1931 [10]) et la lutte entre syndicalistes « possibilistes » et anarchistes « faïstes » pour la contrôler éclate au grand jour.

Les premiers, partisans d’un syndicalisme révolutionnaire à la française, celui de la Charte d’Amiens, et qui veulent soustraire la CNT à l’influence des anarchistes « purs », l’emportent dans un premier temps mais sont exclus [11] en août 1931 sous la pression des « faïstes » qui imposent la trabazón (l’interpénétration entre la CNT et la FAI). Suit une période pendant laquelle, sous leur influence, la CNT déclenche à plusieurs reprises des soulèvements dans les régions où elle dispose d’une base de masse. C’est aussi l’époque où des groupes clandestins –souvent constitués d’anciens des « groupes d’action » – que leurs détracteurs qualifient d’« anarcho-bolchevistes », pratiquent la « gymnastique révolutionnaire » et tentent de hâter la révolution en créant un cycle « attentats/répression ». Cette stratégie est abandonnée peu après l’échec de la grève générale révolutionnaire d’octobre 1934.

La victoire électorale du Front populaire en février 1936 avec l’appui de la CNT laisse présager un coup d’État des forces réactionnaires. En prévision de l’affrontement, le syndicat décide de serrer les rangs, de réintégrer les « trentistes », de se doter d’une stratégie d’alliances révolutionnaires et de préciser son projet de société. Ce sera l’objet du Congrès de Saragosse où sera adoptée la motion sur « La conception confédérale du communisme libertaire », dix semaines avant le déclenchement du putsch militaire.
Inter Le chemin du communisme libertaire jusqu’à Saragosse
Le fil conducteur de l’ouvrage, c’est le cheminement du projet communiste libertaire dans et en dehors de la CNT. Au fil des débats entre syndicalistes, anarcho-syndicalistes et anarchistes « purs », celui-ci se précise.

Historiquement, rappelle Myrtille, dans le mouvement ouvrier anarchiste, « […] la dignité était attachée au fait de refuser et de combattre le salariat, et non de travailler dans et pour le capitalisme ». La question de la « valeur travail » était laissée de côté. Pendant la dictature et la clandestinité, les dirigeants « possibilistes » de la CNT, pour qui le syndicalisme constituait « une idéologie complète et indépendante », entreprirent de remettre en question l’abolition du salariat, au moins pendant une période transitoire, et de rompre avec le principe anarchiste d’une révolution « par le bas » en intronisant le syndicat comme base organisationnelle de la société post-révolutionnaire.

Au premier rang de leurs adversaires, dits « anarchistes communalistes », se trouvait Abad de Santillán, alors exilé en Argentine. Celui-ci considérait le communalisme et le syndicalisme comme « antithétiques ». Le syndicat n’étant pour lui qu’un moyen de défense adapté à l’organisation capitaliste de la production, il ne pouvait être un élément pour la reconstruction de la société future. Il concluait : « Le conserver comme structure après la révolution reviendrait à conserver ce qui l’a engendré : le capitalisme. » Antiproductiviste mais ne refusant pas la technique, Abad de Santillán rejetait la centralisation industrielle en prônant la relocalisation de l’économie. « La garantie d’un non-retour au capitalisme, écrivait-il en 1927, réside dans une vie industrielle décentralisée, une vie économique agricole et industrielle disséminée sur toutes les communes, grandes et petites. » Plutôt que de préparer une révolution violente à l’issue plus qu’incertaine, il appelait à la commencer « aujourd’hui, tout de suite » et à « refuser la prestation directe ou indirecte de services pour le capitalisme et pour l’État » afin de « conquérir la liberté de vivre notre vie ».

Le premier « programme » communiste libertaire, dont les douze points de base sont résumés dans le livre, fut rédigé par le militant Isaac Puente à la demande de la FAI. Il reprenait pour l’essentiel les principes anarchistes avec, souligne Myrtille, deux prises de position fortes dans le débat idéologique : d’une part, « il [rompait] de manière explicite avec le calcul du temps de travail des hommes, source de la valeur capitaliste » ; d’autre part, il proposait un compromis entre communalistes ruralistes et syndicalistes en donnant autant de place à la commune qu’au syndicat dans l’organisation sociale.

Le courant communaliste porteur du projet communiste libertaire en gestation subit un rude coup lorsque Abad de Santillán revint d’Argentine en 1933. Témoin de l’écrasement du mouvement anarchiste dans une Argentine alors plus industrialisée et plus riche que l’Espagne, Abad de Santillán avait perdu confiance dans « l’action spontanée des masses » et défendait à présent la conception anarcho-syndicaliste de la révolution avec autant d’ardeur qu’il en avait mis à la combattre. « À l’instar des marxistes de son temps, le futur ministre de l’Économie de l’État catalan [12] invitait désormais les prolétaires à s’identifier à l’appareil productif existant, à se soumettre au rythme de l’industrie moderne et à son organisation scientifique du travail pourtant directement issus du processus de subordination (ou subsomption) du travail vivant à la logique d’accumulation du capital […] », écrit Myrtille.

Le Congrès de Saragosse

Le camp des communalistes intransigeants arriva donc affaibli à Saragosse, et c’est pourquoi la fameuse motion sur le communisme libertaire surprit si désagréablement les dirigeants de la CNT. Ils la trouvèrent par ailleurs inopportune dans un contexte où la guerre civile pouvait éclater d’un jour à l’autre. Myrtille relève néanmoins les lacunes de ce texte : en dépit d’une phraséologie faisant la part belle « au fond individualiste et communaliste du mouvement », il ne contient de référence explicite ni à l’abolition du salariat, ni à celle de l’échange de valeurs calculées sur le temps de travail.

Les témoignages cités révèlent le peu d’intérêt des leaders anarchistes pour cette motion. García Oliver fustige a posteriori une « tambouille ridicule » qui, selon lui, n’avait « pas beaucoup d’importance […] quand l’heure était aux préparatifs pour faire front au coup d’État militaire qui s’approchait ». César Lorenzo vilipende « […] un programme idyllique […] où les puérilités et l’utopie se donnaient libre court ». Quant à Abad de Santillán, il brocarde « […] les idylliques communes libertaires de nudistes et de pratiquants de l’amour libre ».

À Saragosse, la CNT prit d’autres résolutions : outre la réintégration des « trentistes » et un projet de pacte avec l’UGT socialiste, elle rappela la nécessité de rallier les masses paysannes, préconisant « une solution radicale au problème agraire », et celle de se préparer en vue d’un putsch militaire. Le soulèvement de juillet 1936 ne lui en laissa pas le temps.

Des idées et des hommes

Comme le précédent volume, celui-ci est construit sur une alternance de récits – la vie du peuple, les luttes sociales, les affrontements entre activistes anarchistes et pistoleros du patronat – et de présentations ou d’analyses des débats théoriques, de façon à faire le lien entre le combat acharné mené par les militants libertaires, leurs échecs, leurs succès, et les enseignements qu’ils en tiraient.

Les éléments théoriques du projet communiste libertaire sont expliqués avec clarté. La critique de l’industrialisation, la démonstration de son lien organique avec le capitalisme, ou encore la remise en cause de la « valeur travail » sans laquelle l’abolition du salariat serait un leurre, forment un ensemble cohérent, et l’on comprend bien où se situe le hiatus entre ce projet de rupture radicale et la solution « transitoire » pour laquelle optera la direction de la CNT après l’échec du putsch. Une annexe signée d’un autre Giménologue poursuit la réflexion en s’appuyant sur la « critique du travail » du philosophe Jean-Marie Vincent et montre en quoi le stade de développement économique de l’Espagne en 1936 – celui du stade formel de la subsomption du travail sous le capital – explique qu’une partie du prolétariat industriel et agricole qui formait la base de la CNT, s’opposa après le 19 juillet à la nouvelle organisation du travail que celle-ci préconisait.

Comme dans les autres ouvrages des Giménologues, le récit chronologique va à l’os de l’histoire, collant au plus près de la vie et des luttes du peuple. Un émouvant hommage est ainsi rendu aux combattants de l’ombre du mouvement anarchiste dans une annexe de 50 pages qui « donne à voir un peu du parcours des hommes et femmes des groupes d’action […] » en dépit de la rareté des sources. La plupart sont très jeunes, beaucoup ont été tués dans des affrontements, tantôt avec la police, tantôt avec les pistoleros du patronat, ou bien assassinés après leur arrestation, ou encore exécutés par garrote vil. Certaines notices tiennent en une ligne, d’autres s’achèvent par une interrogation (« Est-ce le même qui fut arrêté par les staliniens en mai 37 ? ») et d’autres enfin s’interrompent brusquement lorsqu’un combattant ou une combattante soudain sorti de l’anonymat y retourne tout aussi subitement.

François ROUX

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