■ Secundino SERRANO
MAQUIS
Histoire des guérillas anti-franquistes
Traduit de l’espagnol par Pierre-Jean Bourgeat
Nouveau Monde Éditions, 2021, 498 p.
Longtemps, l’histoire de la résistance intérieure au franquisme fut le fait d’historiens locaux attachés, en dehors des institutions universitaires, à décrire, à partir de matériaux forcément fragmentaires, l’état des forces et les activités combattantes de tel ou tel maquis arrimé à telle ou telle région d’Espagne. Et, pour cela même, elle fut jugée peu fiable pour faire historiographie au sens où l’on fait « science ».
Il convient d’abord de s’entendre sur ce que recouvre cette notion de résistance intérieure au franquisme en cernant ses contours au plus près. Elle est armée, plus campagnarde qu’urbaine – du moins jusqu’aux années 1950 –, animée par des guérilleros, pour la plupart anciens soldats de l’armée républicaine défaite, et bénéficie du soutien moral et logistique d’une partie de la population civile. Politiquement, elle est hétérogène – on y trouve des socialistes, des anarchistes et des communistes, même si, progressivement, l’appareil en exil du Parti communiste espagnol la contrôlera assez largement. Par référence évidente à la Résistance française, ce tout est englobé sous le terme générique de maquis, les autorités franquistes y voyant, quant à elles, un repaire de « bandits » et de « terroristes ».
Dans le désert de la production universitaire de la post-transition, les travaux pionniers de l’historien allemand Hartmut Heine sur le maquis galicien et de Secundino Serrano sur la guérilla du Léon ouvrirent à n’en pas douter une voie de recherche. Par la suite, Secundino Serrano deviendra l’auteur de la seule synthèse existante à ce jour sur l’histoire générale du maquis. Publiée en 2001 en langue espagnole, la voici disponible aujourd’hui en français, dans une traduction de Pierre-Jean Bourgeat, grâce à Nouveau Monde Éditions.
Dans une introduction [1] en forme de mise au point – « La mémoire clandestine » –, l’auteur met d’entrée de jeu les pieds dans le plat : « Cette histoire, écrit-il, est encore proscrite par l’historiographie académique sur la dictature franquiste. Elle demeure donc un souvenir clandestin dans la mémoire officielle des Espagnols. » Et il en donne la raison : « L’origine du malaise historique au sujet de la guérilla se situe certainement dans la transition, cette “fiction édulcorée”. […] Avec le temps, on ne peut que constater à quel point la transition est à la démocratie actuelle ce que le bras de sainte Thérèse fut à la dictature. […] On ne peut pas nier que l’histoire a énormément joué son rôle dans ce processus consistant à rendre les responsabilités équivalentes par la théorie du “50 %” (nous avons tous été responsables, au même niveau, de ce qui s’est passé). Cette escroquerie utilitariste s’est bâtie sur un sophisme : l’histoire ne doit en aucun cas être utilisée comme arme politique. […] Le corrélat est bien connu : la démocratie s’est établie sur deux bases, l’amnésie et l’impunité, délibérément confondues avec oubli et pardon. » Le ton est donc donné : ce livre, qui se veut une attaque en règle contre la « monoculture de la fausse mémoire », assume son parti-pris de ne pas cohabiter avec l’imposture. Dit par Secundino Serrano, ça donne ça : « Les guérilleros ont été victimes de la répression franquiste et, dans un certain sens, de la stratégie du PCE. Ils l’ont également été des inhibitions des partis républicains et de l’abandon des puissances occidentales. Mais il n’y a aucune raison pour qu’ils soient également victimes de l’histoire. »
Structuré en sept parties – « La résistance armée pendant la guerre civile (1936-1939) », « Fugitifs et guérilleros de l’après-guerre (1939-1944) », « L’exil français et les invasions pyrénéennes (1944) », « Les années décisives (1945-1947) », « Les “années noires” (1947-1949) », « La fin de la résistance armée (1949-1952) », « Les anarchistes catalans et la guérilla urbaine » –, cet ouvrage vaut évidemment pour la somme d’informations qu’il offre sur le mouvement guérillero à l’échelon du pays tout entier, mais aussi sur ses contradictions internes liées à des raisons évidemment politiques, mais aussi géographiques, climatiques et d’environnement. L’autre intérêt de l’opus tient à la manière dont l’auteur applique, comme l’a noté justement Mercedes Yusta, « à la guérilla espagnole des outils provenant d’autres historiographies nationales », notamment l’anglo-saxonne, et plus particulièrement des travaux d’Eric Hobsbawm « et de ses études sur les “rebelles primitifs” pour montrer que les répertoires d’action de la guérilla ne se limitaient pas à ceux, très codés, de la guérilla d’obédience communiste » [2].
Jusqu’en 1944, les rangs du maquis sont, pour l’essentiel, composés de « fugitifs », militants socialistes, anarchistes et communistes qui tentent d’échapper à la terrible répression qui s’est abattue sur l’Espagne après la victoire des nationaux-catholiques de Franco. La montagne est leur refuge : ils s’y cachent et, armés de leur artillerie, le plus souvent domestique, se défendent contre les incursions des fascistes. Nul plan préparé dans tout cela, peu de stratégie, sinon celle qui naît de la lutte pour la vie. Tous ces hommes et ces quelques femmes sont conscients que la mort rôde, mais sûrement moins qu’ils sont le germe d’une guérilla à venir.
Sous-utilisée pendant la guerre d’Espagne pour des raisons liées à la rapide militarisation – sous influence et direction communistes – des milices ouvrières et paysannes en armes des premiers temps de la révolution, la guerre de guérillas, cette guerre de pauvres par excellence, a pourtant marqué, depuis la défaite qu’elle a imposée aux armées napoléoniennes, la culture de résistance d’un pays où toute riposte à la guerre de conquête ou d’occupation participe d’une guerre de classe.
Faite d’attaques et de replis, de coups de main et de retraits, cette forme de guerre populaire est spontanément réinventée par la première résistance intérieure au franquisme. Pluraliste, et hors de contrôle direct des appareils politiques de l’anti-franquisme militant, qui ont tous gagnés l’exil, la guérilla tiendra le choc jusqu’en 1944, sans appuis de l’extérieur, sans ligne stratégique bien claire non plus. Ses zones d’influence sont vastes : la Galice, les Asturies, la Cantabrie, le Léon, le Pays basque, l’Aragon, le Levant, la Catalogne, l’Estrémadure, la Manche et l’Andalousie.
Le tournant intervient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un paysage géopolitique international entièrement remodelé par la défaite des nazis. L’auteur de Maquis chiffre à environ 10 000, ce qui n’est pas rien, le nombre d’anti-fascistes espagnols en exil qui, très tôt ou plus tard, participèrent à la Résistance française. Après l’invasion de l’URSS, en juin 1941, elle reçoit, en effet, dans le cadre de l’Union nationale espagnole (UNE), le conséquent renfort de communistes ou apparentés qui, après avoir mis du temps à digérer le coup du pacte germano-soviétique, la rejoignent en s’intégrant à des maquis FTP ou à des structures autochtones contrôlées par le seul PCE, comme le XIVe corps de guérilla, branche armée de l’UNE. À partir de 1944, cette influence communiste croissante modifie le rapport des forces internes à l’antifascisme espagnol combattant et, comme on le verra, aux maquis qui, de l’intérieur de l’Espagne et dans le désordre, ont fait front au franquisme.
Il faut bien sûr avoir à l’esprit que, si les combattants anti-fascistes espagnols en exil apportèrent un concours non négligeable à la victoire de la Résistance française, tous, quelle que fût leur appartenance idéologique, attendaient en retour une claire implication des Alliés, qu’ils avaient aidé à vaincre, dans le combat pour le rétablissement dans ses droits légitimes de la République espagnole. Ce fut là l’illusion majeure d’un temps d’imposture où, pour des raisons tenant aux égoïsmes nationaux et davantage encore au redécoupage du monde en nouvelles zones d’influences et d’intérêts, la liberté de l’Espagne comptait pour du beurre.
Les troupes de la Wehrmacht ayant évacué le midi de la France à l’été 1944, une opération militaire de grande ampleur, conçue, organisée et menée par les communistes, se met en branle, en octobre, dans le Val d’Aran. Baptisée « Reconquête de l’Espagne », elle doit signer, comme l’écrit Serrano, rien de moins que le « retour à Ithaque » dans l’enthousiasme général. Le bilan est désastreux. Repoussée par la Garde civile et des bataillons de l’armée franquiste, la « reconquête », qui a pourtant mis en branle environ 6 000 hommes en deux vagues, dure à peine dix jours. Son seul résultat concret sera d’accentuer une crise interne à la bureaucratie stalinienne où Santiago Carrillo, l’homme de Moscou, prit finalement le dessus sur Jesús Monzón, son grand rival depuis 1943. Voué aux gémonies, il sera expulsé du Parti et son nom rayé de l’histoire officielle du communisme espagnol. Drôle de drame interne, en somme, pour clore une reconquête aux piteux effets [3].
L’aventure du Val d’Aran eut néanmoins un double effet : renforcer en combattants les maquis d’Espagne en leur adjoignant nombre de soldats perdus de l’opération « Reconquête » et, ce faisant, les rallier à la nouvelle ligne du PCE de militarisation, sous son contrôle, des foyers de résistance existants. Avec pas mal de marques de défiance et de conflits internes, cela dit, tant certains maquisards autochtones, nous dit Serrano, socialistes ou anarchistes, se montraient « rétifs à tout type de discipline ». Il ne perçoit, semble-t-il, dans cette réticence que la forte emprise qu’exerceraient, au sein des maquis certaines formes de « féodalisme armé » quand on pourrait y voir surtout l’expression d’une certaine inadaptation espagnole à l’autorité imposée depuis l’extérieur. Cela précisé, la période 1945-1947 marqua bien, comme l’indique l’auteur, « l’apogée de la résistance armée en Espagne », mais elle préluda surtout à son effacement progressif. Et, en effet, toutes choses ayant une fin et la stratégie du PCE étant d’autant plus changeante qu’elle devait intégrer à son propre calendrier politique celui des intérêts supérieurs de la patrie des travailleurs sous férule de Staline, l’année 1948 fut celle du grand virage [4].
En octobre, sur ordre du même, le Parti rompt avec la ligne de lutte partisane pour adopter une stratégie de pénétration dans les syndicats franquistes et ses organisations de masse. Si ce brusque changement de ligne n’a pas d’effet immédiat sur l’organisation des maquis, la donne change radicalement à partir de 1952, date à laquelle le PCE ordonne à ses combattants d’évacuer immédiatement le terrain. Et, comme il sait le faire, ne transige pas sur la méthode quand certains d’entre eux rechignent à s’exécuter, même en connaissant l’alternative : la désertion ou la mort. L’atteste la lettre ouverte de Francisco Martínez López « Quico » à la direction du PCE, publiée en annexe de ce volume, où, en 2016, l’ex-guérillero dit encore attendre de son parti « qu’il reconnaisse publiquement les méthodes répugnantes auxquelles il a eu recours pendant les années de guérilla et qu’il réhabilite tous ceux qui les ont subies et particulièrement les victimes d’exécutions sommaires commanditées par la direction du parti ».
Les « années noires » qui suivront seront celles de la grande répression de l’État franquiste contre les derniers maquisards et leurs familles, celles aussi où apparaîtra une nouvelle catégorie de combattants : les « expropriateurs sociaux », pour reprendre la qualification de Hobsbawm. Agissant seuls, téméraires, rebelles à toute autorité, ils seront les marginaux légendaires de la légende des maquis et leurs noms se transmettront de génération en génération alimentant à jamais l’imaginaire populaire de résistance à l’oppression. Serrano les liste, en précisant que « les guérilleros catalans [anarchistes] José Luis Facerías et Francisco Sabaté, adeptes de la guérilla urbaine, peuvent également être classés dans cette catégorie », ce en quoi il n’a pas tort, même si, dans sa catégorisation, ce n’est pas forcément un compliment.
Honnête et documenté, le livre de Secundino Serrano n’en est pas pour autant exempt de faiblesses, notamment en ce qui concerne le rôle des combattants anarchistes dans la guérilla urbaine et les lâchages dont ils furent victimes. C’est sans doute qu’il a du mal à saisir le rapport complexe qui les liait à leur organisation-mère – la CNT en exil [5] –, et vice versa. Pour l’essentiel, cette forte dichotomie s’explique par le chevauchement de logiques internes parfaitement contradictoires : d’une part, celle des intérêts bien compris, et pour partie bureaucratiques, d’une organisation qui, légale et ayant pignon sur rue, ne voulait pas légitimer, aux yeux des autorités françaises, la réputation d’ « école du terrorisme » que lui avait faite l’État franquiste ; d’autre part, celle de combattants de l’Intérieur dont la seule raison de vivre était la lutte frontale contre le régime franquiste. À la différence des staliniens – dont Serrano critique le machiavélisme mais sans se départir d’une certaine fascination pour leurs capacités d’organisation –, il est probable que chaque militant de la CNT vécut intimement comme un drame cette contradiction. C’est même ce qui explique que, dans un premier temps, la direction de la CNT en exil sembla soutenir, jusque par voie de presse, la lutte armée de l’Intérieur sans pourtant se montrer capable de doter des moyens de la mener les combattants qui y engageaient leurs vies, et que, dans un second temps, elle finit par la condamner de la plus vile manière en rendant, par exemple, Francisco Sabaté, responsable de sa propre mort pour s’être mis, « par volonté irraisonnée et irraisonnable » en « rébellion ouverte contre les décisions de la CNT » [6].
Le portrait que dresse l’auteur de cette guérilla urbaine puise beaucoup aux livres d’Antonio Téllez, mais uniquement factuellement et sans en saisir les tenants, les aboutissants et les contradictions. Au point que ce chapitre, le dernier du livre, apparaît comme une sorte de pièce rapportée. Au vu de l’implication anarchiste dans la résistance armée, c’est sans doute là l’une des limites majeures d’un ouvrage qui fera date comme somme, mais sans parvenir toujours à se départir d’une vision de survol d’une résistance qui fut surtout une aventure humaine à multiples facettes.
Secundino Serrano fixe au final le nombre de combattants engagés dans la guérilla sous le franquisme à 5 000 ou 6 000, chiffre qu’il faut mettre en perspective avec les 60 000 « agents de liaison » qui, d’une manière ou d’une autre, furent leurs bases arrières, et comme tels, payèrent le prix fort de la répression.
Freddy GOMEZ