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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Écrire avec honnêteté
À contretemps, n° 23, avril 2006
Article mis en ligne le 24 avril 2007
dernière modification le 27 novembre 2014

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Sous le titre « Mit mir nicht » (Pas avec moi !) parut, dans Die Tageszeitung (Berlin), le 7 juin 1986, un article-entretien du journaliste Peter Mosler avec Georg K. Glaser, dont nous avons sélectionné, traduit et annoté de larges extraits. Intéressants à plus d’un titre, les propos de Glaser le sont d’autant qu’ils éclairent, sur bien des points, des épisodes racontés dans Secret et Violence.

En 1935, Georg K. Glaser est parti en France – il était recherché, pourchassé, en cavale. À Berlin, les logements de ses amis étaient vides. Ils semblaient avoir été victimes d’un départ précipité. Glaser arriva à Paris avec des connaissances insuffisantes en français ; il ne connaissait personne dans la capitale française mais, comme Sarrois, il obtint le droit d’asile et un permis de travail. « En France, j’ai effectué plusieurs apprentissages et passé quelques examens pour obtenir un permis de travail ; j’ai ensuite travaillé aux chemins de fer, dans les grands ateliers ferroviaires sur la ligne Paris-Cherbourg. Là, pour ainsi dire, un rêve évanoui depuis longtemps s’est réalisé : les travailleurs des chemins de fer nous accueillirent comme des victimes du fascisme qui méritaient leur solidarité. Les équipes ont fait des collectes et nous ont habillés de la tête aux pieds – c’était comme l’illumination du paradis dont nous avions rêvé. »

On devait, quelques décennies plus tard, conférer au réfugié l’ordre du Mérite. Celui-ci répondit : « J’accepte de le recevoir, mais seulement dans mon atelier. » Le préfet et sa suite ont fait le déplacement à l’atelier d’art de Glaser, dans le Marais, pour lui remettre cette distinction. Glaser avait prévu de servir du vin de Guntersblum à ses invités. Lors d’un toast, le préfet sortit le document officiel et se mit à le lire. Il était question de nommer Glaser chevalier de l’ordre du Mérite parce qu’il était un « monument historique ».

La ville de Spire dans le Palatinat voulait faire amende honorable en faisant d’un juif, d’un tsigane et d’un militant politique ses citoyens d’honneur. Le militant, ce devait être Glaser. Mais celui-ci répondit : « Pas avec moi ! » – pas de blanchiment.

Qui est donc Glaser : ce fils d’ouvrier, pupille de l’Assistance publique, anarcho-syndicaliste, membre du KPD, déchu de sa nationalité sous le IIIe Reich, réfugié politique, écrivain, chevalier de l’ordre du Mérite, dinandier ?


Secret et Violence est un livre qui traite – entre autres – de la violence exercée par le PC sur ses propres militants. Ainsi le lecteur en vient à se demander comment l’anarcho-syndicaliste Glaser a pu adhérer au KPD.

« Il y a certaines choses qu’on pense à mon sujet et qu’on croit voir dans ma biographie. Je n’ai jamais été un véritable communiste de parti. En tant que jeune écrivain, j’ai eu jadis des contacts avec l’Union des écrivains prolétariens révolutionnaires. À Francfort, j’étais le seul ouvrier de l’Union. J’appartenais à la fois au groupe des écrivains et aux mouvements de jeunesse – il y avait encore jadis une certaine ardeur juvénile, on partait se promener la guitare à la main. À l’époque, il y avait dans le Parti ce qu’on appelait la déviation de droite, le groupe de Brandler. Les trotskistes, eux, étaient victimes d’une haine terrible. Dans Secret et Violence, j’ai associé de façon poétique des lieux et des événements et j’ai pu ainsi brosser le portrait type du militant communiste. Être communiste, c’était aussi un état d’esprit. On ne pouvait pas être social-démocrate ; on ne pouvait pas être membre de la bannière Noir-Rouge-Or : les flics en faisaient partie ! À l’époque, j’ai lu pas mal de livres sur le “matérialisme dialectique”, sur les “maladies infantiles du communisme”, etc. Mais il n’a jamais été question d’une appartenance au Parti au sens d’apparatchik. »

Vous voulez dire que vous n’avez jamais été un communiste encarté ?

« Voilà, c’est le mot ! Je n’ai jamais été un communiste encarté. Il se peut que j’aie été inscrit au Parti de telle ou telle manière. Il faut imaginer ce qu’étaient jadis les manifestations du KPD. On organisait de véritables manifestations de recrutement au cours desquelles on faisait de la surenchère sur le nombre d’adhésions. Des manifestations de masse, de plus de 10 000 personnes, organisées par le Secours ouvrier, le Comité de lutte antifasciste ou le Secours rouge (j’ai parfois été compté séparément dans trois organisations différentes). On y disait : pour l’instant, nous en sommes à cent adhésions ! Quelqu’un criait alors “Dix !” et la salle répondait “Cent-dix !”.

 » Un jour, les nazis ont fait une rafle au quai du Main. Ils m’ont attrapé et m’ont plaqué contre un mur. Il y avait là un jeune SS. Il faisait bonne impression, on voyait que ce n’était pas un sadique. J’ai commencé à discuter avec lui. C’était en mars 1933 et, en ce temps-là, les vieux nazis avaient une dent contre les nouveaux adhérents de leur parti, contre les opportunistes qu’ils appelaient “les martyrs de mars” [1]. “Je ne peux pas changer d’opinion politique comme de chemise”, ai-je dit au SS. Le nazi m’a alors demandé : “Quand as-tu versé la dernière fois tes cotisations ?” Ce à quoi j’ai répondu : “Je ne cotise plus depuis janvier, car le Parti a disparu.”

 » Mais j’étais quand même un communiste. J’ai risqué ma vie, ma peau... »

Comme se fait-il que l’on n’ait pas redécouvert en 1968 votre livre Secret et Violence ?

« J’ai l’impression que l’énorme trou que la période hitlérienne a fait dans l’évolution des idées n’est pas encore rebouché. Les jeunes se sont rattachés à ce qu’il y avait eu avant Hitler, en croyant être modernes. En réalité, ils sont rétrogrades. Beaucoup de soixante-huitards sont devenus les « nouveaux philosophes » d’aujourd’hui. On dit souvent qu’ils ont viré à droite. Ce n’est pas vrai. Je donne raison à Jürgen Serke [2] quand il dit qu’il y avait des conservateurs à droite et à gauche. Les hommes qui ont tenu bon, qui ont supporté des épreuves, ce sont les renégats [3]. [...] Le Parti, c’est l’outil que les hommes se sont donné pour mener leurs luttes. Ce n’est pas une fin, mais un moyen. Et c’est quelque chose d’éphémère : il n’existe aucun outil qui ne s’use pas. Quand on voit que le Parti n’est plus qu’une arme émoussée, qu’il devient une puissance semblable à celles que l’on combat, on doit avoir le courage de dire : nous nous sommes trompés. Très peu de gens ont ce courage. La plupart vieillissent en restant fidèles au Parti. Cette fidélité par la force de l’âge, c’est une fidélité de conservateur. »


« Ça m’a fortement déplu qu’on ait parlé d’autobiographie à propos de Secret et Violence ». Qui dit autobiographie, dit aussi authenticité. Pour Glaser, cependant, les expériences qu’il a accumulées au cours de sa vie ont servi de matériau pour l’écriture.

« Lorsque j’écrivais ce livre, je méditais cette phrase de Malraux : “Transformer en conscience l’expérience la plus large possible” ». [...]

Glaser fut arrêté à Francfort en 1929 parce qu’il avait frappé un policier.

« J’ai passé plusieurs mois en détention préventive dans la Klapperfeldstrasse, puis huit mois à Preungesheim pour atteinte à l’ordre public. Au départ, ils voulaient me condamner avec sursis, ce que j’ai refusé. Je leur ai dit : “Je suis chômeur, je n’ai rien à manger ; et maintenant, vous voulez m’accorder un sursis pour que je retourne dehors, affamé et sans travail ! Je me moque de votre sursis. Je fais les huit mois, et l’affaire est entendue.” J’ai commencé à écrire à la prison de Preungesheim et quand j’ai été libéré, je me suis rendu à la Frankfurter Zeitung avec mes manuscrits. »

Pour Glaser, c’était en effet le début de l’écriture – si on laisse de côté le petit journal qu’il avait édité en 1927.

« Je tournais moi-même les rouleaux d’imprimerie pour tirer un petit journal destiné aux sauvageons de la “Fabrique de perles” [4]. Je l’appelai Der Bepresorny car j’étais fasciné par les livres de la jeune Russie : Schkid, la République des vagabonds de Biélikh et Panteléiev, le Journal de Kosta Riabtzev de Nikolaï Ognev, etc. À l’époque, on croyait encore au règne d’une liberté inouïe dans le système soviétique. Der Bepresorny n’a jamais été distribué publiquement ; c’était pour ainsi dire l’organe illégal des jeunes pensionnaires. Quarante ans plus tard, après la guerre, après la fondation d’une République démocratique d’Allemagne, les éditions Aufbau ont fêté à Berlin-Est leur vingt-cinquième anniversaire et publié, à cette occasion, une anthologie des écrivains révolutionnaires des années 1924-1936. Cette anthologie s’intitulait : Le rêve d’une Allemagne des conseils [5]. Le livre indiquait ceci sur mon compte : Glaser a publié un petit journal intitulé Der Bepresorny, et le Parti l’a condamné pour gauchisme. Ainsi donc, quarante ans après, ils se rappelaient encore qu’un pupille de 17 ans avait écrit quelque chose qui s’écartait de la ligne du parti ! ».

En 1934, Glaser publia dans les Neue Deutsche Blätter (Prague) ses récits de la résistance : « Le numéro un à l’Usine rouge ». Koestler a écrit dans ses Mémoires que l’ouvrier Glaser était le premier à avoir rapporté quelque chose d’authentique sur la résistance. L’Union de défense des écrivains allemands en exil à Paris était d’un autre avis. « Egon Erwin Kisch disait que c’était inacceptable et qu’il aurait mieux valu parler d’un groupe qui n’avait rien fait mais qui cherchait à reprendre contact avec le Parti, que d’un groupe qui avait entrepris quelque chose sans l’aval du Parti. » [6]

Ce n’était pas la première fois que Glaser entrait en conflit avec le Parti. Avant la prise du pouvoir par les nazis, il avait écrit une chronique judiciaire sur le procès de trois jeunes SA qui avaient assassiné une jeune fille. « Je voulais écrire sur cette affaire avec honnêteté, les trois jeunes étaient en effet des gosses d’ouvrier. Ils avaient tué la jeune fille parce qu’elle était enceinte et qu’ils ne savaient plus où ils en étaient. On était obligé de parler à leur propos de trois jeunes assassins bestiaux. On ne devait absolument pas aborder l’aspect humain de cette affaire, alors que je considérais pour ma part qu’ils étaient aussi des hommes. Peut-être bien qu’ils avaient été envoûtés et qu’ils étaient devenus des brutes, mais là, devant le tribunal, ils avaient vraiment l’air de pauvres diables. Et cela, on n’avait pas le droit de le dire. » [7]

Glaser déclare au cours de l’entretien qu’« on a d’abord été une victime avant de devenir un bourreau ». Et prononce cette phrase énigmatique : « La bonté est précieuse. » Il n’est pas question ici du salut de l’humanité par la philanthropie ; c’est l’idée que la bonté permet de saisir et de comprendre le monde. Glaser raconte qu’il a vu, pour la première fois, en 1944 un train rempli d’ouvriers juifs tondus, surveillés par des SS – le fouet à la main.

Est-ce dire que vous croyez à l’affirmation des Allemands selon laquelle ils n’auraient rien su ?

« Oui, c’est vrai pour la plupart ». Il déclare avoir notamment écrit Secret et Violence pour dénoncer la thèse de la responsabilité collective. « L’idée d’une responsabilité collective est une invention de Hitler ; c’est Hitler qui a dit qu’untel était mauvais parce qu’il était juif, parce qu’il appartenait à cette communauté. J’étais contre la thèse de la responsabilité collective car j’étais contre l’idéologie hitlérienne. Je crois surtout à la responsabilité de chacun, mais pas à celle de tous. De plus, je voulais critiquer le concept de victime. Nous autres, nous nous sommes bien trop souvent présentés comme des victimes ; je crois pourtant que, même dans la pire des prisons, nous avons encore une certaine liberté de choisir entre plusieurs conduites. Enfin, je voulais mettre en garde contre une certaine tendance, au sein du mouvement communiste, qui se faisait jour dans le PCF. Le premier slogan du PCF que nous avons entendu dans les camps de prisonniers, c’était “Tuez les boches !” Pour moi, cela sonna la fin tragique de mes espérances. »

« Lorsque j’ai commencé à lire des livres, j’ai commencé à voir plus clair. Kropotkine m’a influencé plus que tout autre auteur – Bakounine aussi, mais surtout Kropotkine. [...] Ce sont des choses qui restent, qui prennent racine et que l’on garde toute sa vie. »

Peu avant mai 1968, à Paris, dans une assemblée présidée conjointement par un trotskiste et un anarchiste, Glaser intervint en ce sens : « Le premier est déterministe. Pour lui, même la pensée du cerveau humain ne fait que refléter les mouvements d’un grand tout extérieur, de l’univers. Le second voit un ordre suprême dans l’être lui-même. Alors – ai-je dit – de deux choses l’une : soit vous avez réussi à en faire la synthèse et dans ce cas dépêchez-vous de cracher le morceau parce que c’est bougrement intéressant ; soit il y en a un des deux qui veut rouler l’autre. À la sortie, un jeune m’a interpellé : “Dites-moi, seriez-vous d’origine allemande ? Mes parents sont aussi des réfugiés”. Cela m’a tellement touché que je lui ai proposé d’aller boire une bière. [...]

Peter MOSLER
[Traduction de Gaël Cheptou.]


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