Épuisée depuis fort longtemps, la seule édition à notre connaissance complète des « Mémoires » de Rudolf Rocker (1873-1958) fut publiée en espagnol, dans une traduction sur manuscrit allemand réalisée par l’infatigable Diego Abad de Santillán – auquel fut consacré le numéro 10 (décembre 2002) de notre revue. Elle parut sous la forme de trois gros volumes – La juventud de un rebelde [Jeunesse d’un révolté] en 1947, En la borrasca (años de destierro) [Dans la tourmente (années d’exil)] en 1949, et Revolución y regresión 1918-1951 [Révolution et régression 1918-1951] en 1952 – et eut pour maître d’œuvre la vaillante maison d’édition argentine Americalee. Le tout forme une somme de quelque 1 350 pages serrées.
Cette autobiographie est bien plus qu’un exercice personnel de remémoration ; elle en déborde le cadre pour nous livrer une véritable histoire de l’internationale libertaire de son temps, à laquelle Rocker s’identifia dès ses jeunes années et dont il fut, à travers ses nombreux déplacements, un témoin au long cours, d’Allemagne aux États-Unis, en passant par la France et l’Angleterre, pays où il séjourna longtemps.
C’est à partir d’une lecture attentive de cette édition espagnole que nous avons tenté une esquisse biographique – émaillée de nombreux extraits de ses « Mémoires » – de cet apatride conséquent que fut Rudolf Rocker.
De la démocratique Mayence, où il est né le 25 mars 1873, Rudolf Rocker garda toujours une ancienne nostalgie, celle d’une Allemagne possible, plus proche des idéaux de la République universelle que du caporalisme prussien. Cette ville, qui fêta en libérateurs les troupes de Custine venues, en 1792, porter outre-Rhin les idéaux de la Grande Révolution, eut toujours, il est vrai, un penchant pour la pensée rebelle. À en croire Rocker, elle incarnait même un parfait contrepoint à l’esprit de Postdam, la liberté de conscience contre « le dressage de masse et l’aveugle obéissance au cadavre ». Dire que sa détestation du germanisme disciplinaire fut un pur produit de terroir serait sans doute exagéré, mais il fait peu de doute qu’elle s’y enracina. Comme l’amour du vin rhénan qui, sitôt goûté, ne le quitta plus.
Les années d’apprentissage
Les années mayençaises de Rocker n’ont pourtant rien du fleuve tranquille. Brinquebalée au gré des malheurs familiaux – son père meurt quand il a cinq ans et sa mère quand il en a treize –, son enfance s’y écoule douloureusement, de l’école-caserne, où il apprend à haïr la pédagogie du châtiment, à l’orphelinat – la « maison grise » –, où naît en lui cette pénible sensation de n’être qu’un « mort portant numéro ». Par chance, le jeune Rocker a des ressources. De cette expérience quasi carcérale lui vient un goût vital pour la résistance. Le temps de l’enfance est ainsi fait, on s’y construit dans la double conscience de la joie d’être au monde et du mal de vivre. Chez le jeune Rocker, cette joie passe par quelques passions : les histoires d’Indiens et de pirates, la force de l’amitié, la musique romantique et le carnaval. Pour le reste, il a sûrement un don, rare, celui de déceler, chez quelques êtres, ce qui les rend singuliers et de s’y attacher. Au nombre de ceux-là, c’est de l’oncle Rudolf qu’il faut d’abord parler.
De son vrai nom Rudolf Nauman, dit Petter ou « le Professeur », l’oncle Rudolf, relieur de profession, exerce, en effet, sur le jeune Rocker, une influence déterminante. Grand lecteur, il est une sorte de philosophe tranquille, modeste et silencieux. Dans sa jeunesse, il a appartenu aux Jeunesses socialistes et fréquenté Johann Most [1]. Par sa façon d’être, il est le contraire d’un homme de parti. Éducateur dans l’âme, il n’assène aucune vérité, même provisoire, au jeune Rocker, mais lui instille le goût de chercher la sienne propre. Ainsi, sa bibliothèque devient une caverne aux mille trésors où le jeune garçon puise, à son gré, ses nourritures spirituelles. Il y découvrira, entre autres, Eugène Sue, Victor Hugo, un ouvrage sur Thomas Müntzer, des brochures d’initiation au socialisme et la collection du Sozialdemokrat, imprimé en Suisse. Un monde étrange et fascinant qui relègue vite les lectures d’enfance au musée des premiers émois. C’est ailleurs que résonne désormais l’aventure humaine, dans la lutte des pauvres contre les riches.
« L’esprit de la révolte sociale s’était éveillé en moi. Lentement la conviction s’imposa que mon existence avait trouvé un sens. (…) Cette période studieuse où je passais le plus clair de mon temps chez mon oncle constitua un magnifique chapitre de ma jeune existence. » [Mémoires, vol. 1.]
Sorti de l’orphelinat, dont il s’enorgueillit d’avoir été un « mouton noir », le jeune Rocker s’embarque comme mousse sur des rafiots de la compagnie Cologne-Düsseldorf. Une attirance pour les horizons lointains. L’aventure, cependant, tourne court, et le voilà revenu à Mayence où il s’initie au métier de l’oncle Rudolf, la reliure. Il en fera son gagne-pain.
C’est le temps des apprentissages. À la vie, au travail, à la question sociale. Là encore, deux rencontres seront déterminantes : celle de Theodor Kitschmann, maître relieur, qui a son atelier dans la Lyzeumgasse, et celle du vieux Volck, républicain démocrate et âme des « gardiens de Hecker », un groupe de vieux révolutionnaires de 48 qui se réunissent, chaque dimanche matin, dans une taverne de Mayence, pour boire quelques pintes et évoquer leurs « années folles ». Aux yeux du jeune Rocker, c’est alors la social-démocratie qui porte les espoirs du monde, et ce d’autant que les « lois contre les socialistes », promulguées par Bismarck en 1878 et reconduites tous les deux ans jusqu’en 1890, ont fait de ses militants des proscrits que Mayence, la bienveillante, a accueillis avec chaleur. Pour Rocker, qui milite déjà à l’Union professionnelle des relieurs, la campagne électorale pour les législatives de février 1890 est l’occasion de voir de près quelques-unes des principales figures de cette social-démocratie revigorée et conquérante au sortir du tunnel. Georg Von Vollmar, Wilhelm Liebknecht et August Bebel ont fait le déplacement pour soutenir Franz Joest, le candidat local. Des trois, c’est Bebel qui l’impressionne le plus. Orateur brillant, attentif aux autres, il sait aussi se laisser aller à la surenchère revendicative quand l’exige son public, ce qui fera dire à Rocker :
« Par la suite, on a reproché à Bebel d’être un personnage double : marxiste révolutionnaire quand il participait à des assemblées populaires et à des congrès socialistes, et réformiste on ne peut plus modéré quand il siégeait dans les commissions parlementaires. Je pense, quant à moi, que cette dualité tenait à la nature même de la social-démocratie allemande. » [Mémoires, vol. 1.]
À la faveur de cette campagne électorale, qui se conclut par la victoire de la social-démocratie et provoque la chute de Bismarck, Rocker fait ses premières armes comme orateur populaire. On lui promet un grand avenir. On dit même que ce jeune homme de dix-sept ans finira au Reichstag. On se trompe.
Le temps des choix
Encore une fois, c’est une rencontre qui modifiera le cours des choses, celle d’Ignaz Kovacs, Hongrois de naissance, relieur de profession et anarchiste de conviction. Rencontre météore, pourrait-on ajouter, puisque le bonhomme, de passage à Mayence et vite reparti, n’eut, semble-t-il, que le temps d’instiller le doute dans l’esprit du jeune homme. Ce Kovacs – un pseudonyme, précise Rocker – ne partage pas les illusions électoralistes des socialistes du cru. « Si vous en avez fini pour l’instant avec un Bismarck, les petits Bismarck de votre propre parti vous donneront bien plus de fil à retordre », leur prédit-il, alors qu’on le traite de provocateur et qu’on rompt toute relation avec lui. Rocker, lui, se sent immédiatement séduit par ce personnage un peu trouble qui se réclame de l’anarchie et diffuse la Freiheit, le journal de J. Most.
Par une saine curiosité, le jeune garçon cherche alors à comprendre qui sont et ce que veulent ces anarchistes avec lesquels, déjà, il se sent en phase, « jusque dans leur façon de s’exprimer ». Il s’en ouvre à l’oncle Rudolf, qui lui parle des martyrs de Chicago, pendus trois ans plus tôt, le 11 novembre 1887. Pour l’oncle Rudolf, la seule différence qui sépare les anarchistes des socialistes tient à la méthode, à la manière de concevoir l’émancipation ouvrière. Ce sont des frères, en somme, que séparent des querelles de famille.
Kovacs disparu, c’est une autre rencontre qui conduira définitivement le jeune homme sur le chemin de la dissidence interne. Par Hermann Bush, originaire de Magdeburg, il apprend, en effet, l’existence d’une forte opposition au sein du Parti social-démocrate, très agissante à Berlin. Celle-ci – que la presse bourgeoise, prompte à tous les raccourcis, désigne sous l’appellation « des Jeunes » – s’exprime dans Die Volkstribune, dirigée par Max Schippel, et que Rocker découvre avec jubilation. Régulièrement pris à partie par le Vorwärts, l’organe central du parti, les « impertinents berlinois », jeunes et moins jeunes, mènent une bataille politique contre sa fraction ultra-parlementariste. Immédiatement Rocker se sent en sympathie avec eux.
À Mayence comme ailleurs, la ligne du parti a ses affidés. « Il existait dans le mouvement, écrira Rocker, une inclinaison à la servilité qu’aucune abnégation militante ne pouvait justifier. » Incarné ici par Bitz, cordonnier de métier et chef de section, cet « esprit de parti » porte au sectarisme et à la défense dogmatique de ses intérêts mal compris, c’est-à-dire de ceux de sa direction. Par réaction, Rocker et ses amis fondent un « Club de lecture » se réunissant chaque lundi, dans une taverne de Mayence, pour discuter de livres. Les participants, souvent jeunes, sont au nombre d’une vingtaine.
« Nous n’étions pas opposés à l’activité parlementaire, mais nous souhaitions qu’elle n’excède pas sa place pour que le parti ne renie pas ses aspirations révolutionnaires en se complaisant dans le réformisme. » [Mémoires, vol. 1.]
Rien n’y fait, pourtant. Vite perçu par Bitz et les siens comme « une succursale mayençaise de l’opposition berlinoise », le « Club de lecture » est menacé de sanctions administratives.
« Pour la première fois, j’eus la conviction que les partis politiques ne sont pas des espaces où puisse s’épanouir l’indépendance d’esprit et que la volonté de pouvoir qui y règne s’oppose absolument à la liberté individuelle. » [Mémoires, vol. 1.]
Désormais anathémisé par le parti, le « Club de lecture » de Mayence décide de formaliser ses relations avec les « Jeunes ». Le marxisme stricto sensu et l’anti-parlementarisme modéré que prône l’opposition berlinoise ne remettent certes pas en cause l’électoralisme de parti, mais cette ligne a, pour Rocker, l’avantage de pointer les dangers du réformisme et d’ouvrir la perspective d’une alliance possible avec les anarchistes. C’est, en tout cas, ainsi qu’elle est perçue par la direction du parti, qui décide de la combattre frontalement.
« Ladite opposition ne constituait pas un mouvement clos. (…) Ses partisans s’entendaient sur les dangers qui guettaient le parti. Sur la meilleure façon de les prévenir, les opinions divergeaient. C’est peu dire que cette si diffamée opposition n’avait pas tort quand on sait quelle fut la suite des événements. Le développement ultérieur de la social-démocratie allemande et plus particulièrement son abdication sans gloire devant Hitler ont amplement confirmé les craintes manifestées par les “Jeunes” d’alors. » [Mémoires, vol. 1.]
Par force, Rocker va se trouver mêlé de près à cette opposition et, la suite de son existence durant, il en défendra la mémoire. Parmi les hommes de qualité qui la composent, il citera souvent le nom de Wilhelm Werner [2], qui deviendra « un des meilleurs orateurs du mouvement berlinois » et acquerra, dans les années 1920, une forte réputation.
« Son courage était légendaire. Dans le cercle intime de ses amis, on l’appelait “ l’Éléphant ”, car il ne dédaignait pas se rendre, avec quelques camarades, dans les coins les plus reculés des environs de Berlin pour perturber les meetings antisémites et tenter d’ouvrir les yeux des auditeurs abusés. Ce genre d’activité n’était pas sans risque. Elle se soldait le plus souvent par l’expulsion musclée des opposants. Quant tel était le cas, Werner résistait toujours plus que les autres et il couvrait la fuite de ses camarades en les protégeant de ses larges épaules. D’où son surnom d’ “ Éléphant ”. » [Mémoires, vol. 1.]
Werner, mais aussi Max Baginski, Bruno Wille [3] et beaucoup d’autres feront, par leur courage et leur lucidité politique, l’admiration de Rocker, et ce d’autant que le congrès de Halle les accuse sans gloire de déviationnisme, le 12 octobre 1890. À Mayence, les retombées sont immédiates et Rocker est expulsé du parti. L’heure est venue d’emprunter d’autres chemins.
Du socialisme à l’anarchie
Pour Rocker, le caractère autoritaire du socialisme allemand et le penchant absolutiste de ses partisans expliquent par eux-mêmes sa longue marche vers la décadence. Au sortir de « la loi contre les socialistes », écrit-il, « le parti devint un État dans l’État. Sa forte représentation au Reichstag, dans les conseils législatifs des vingt-six États allemands fédérés, dans les administrations municipales et jusque dans les conseils ecclésiastiques, les nombreuses institutions qu’il contrôlait dans chaque recoin du pays, sa presse de grande diffusion quotidienne, dont la puissance n’avait de pareille nulle part ailleurs, créaient en permanence une multitude de nouveaux emplois, contribuant à lever une vaste bureaucratie qui, comme toute bureaucratie, tendait à faire obstacle au développement spirituel du mouvement. » [Mémoires, vol. 1.]
Et il ajoute :
« En aucun autre pays, on n’a si souvent parlé de lutte et de conscience de classe. Et, cependant, en aucun pays on n’a éludé aussi systématiquement qu’en Allemagne toute prise de décision sérieuse en la matière. Malgré quelques escarmouches, le pays ne connut, après l’abrogation de “ la loi contre les socialistes ”, aucune grande lutte ouvrière. Si, d’aventure, les masses perdaient patience, la direction socialiste se chargeait de les calmer. En somme, cette conscience de classe tant vantée n’avait d’autre fonction que de châtrer le prolétariat. » [Mémoires, vol. 1.]
Au fond Rocker a peu d’illusion sur la possibilité de redresser un tel parti. S’il participe des combats de l’opposition, c’est davantage par sympathie pour ses militants que par conviction politique. Pour lui, ce parti est une machine irréformable, dont la logique bureaucratique emporte tout, même l’âme de ses adhérents.
En août 1891, il fait, à pied, la route de Mayence à Bruxelles, où doit se dérouler un congrès socialiste international. Cette grand-messe ne retiendra son attention que par le sort que les congressistes feront aux anarchistes – qui se voient expulsés de la Maison du peuple de Bruxelles – et par la prestation anti-militariste de Ferdinand Domela Nieuwenhuis, leader incontesté de la social-démocratie hollandaise.
« Ses paroles me touchèrent profondément. Sa manière tranquille et distinguée d’intervenir, la clarté persuasive de son exposé causèrent un grand effet sur moi. Je sentis que cet homme n’avait rien du propagandiste ordinaire. Son discours, intellectuellement brillant, marqua de son sceau un congrès où aucun autre orateur ne l’égala. » [Mémoires, vol. 1.]
Mais c’est hors les murs d’un congrès bien verrouillé que Rocker trouve de quoi alimenter ses interrogations, mais aussi ses espoirs. Dans une rencontre informelle entre sympathisants des « Jeunes » et Domela Nieuwenhuis, par exemple, qui les encourage à mener le combat à l’intérieur du parti. Au café Fruck, encore, où il tombe sur un dénommé Lambert [4], un anarchiste allemand qui diffuse Die Autonomie et Die Anarchist et pour qui, au contraire, les « Jeunes » n’ont aucun avenir à l’intérieur du parti. Les plus sincères d’entre eux, indique-t-il à Rocker, évolueront, par force, vers une autre conception du socialisme, anti-étatique et libertaire. Quant aux autres, ils finiront par réintégrer le parti. « La prédiction deviendra réalité », constatera bien plus tard Rocker.
De retour à Mayence, la besace pleine de littérature anarchiste, Rocker sait qu’il s’est trouvé une cause. La lecture de Dieu et l’État, de Bakounine, le transporte :
« En moi s’éveillait l’anarchiste, le rebelle à tout immuable, l’opposant à tout dogme hérité d’un passé sanctifié. J’étais au seuil d’une nouvelle connaissance et je le sentais clairement. Il ne me restait plus qu’à rompre les ponts. » [Mémoires, vol. 1.]
L’illusion d’un redressement du Parti social-démocrate, sera vite dissipée. En octobre 1891, le congrès d’Erfurt prononce l’exclusion des opposants, qui se regroupent alors au sein d’une nouvelle organisation, l’Union des socialistes indépendants. Rocker y adhère, du moins pour un temps, mais c’est à une autre tâche qu’il se consacre. Avec quelques compagnons, fort peu, il fonde le premier groupe anarchiste de Mayence. Le noyau se fixe un double objectif : animer le « Club de lecture », qui compte désormais une cinquantaine de membres, et diffuser, sous le manteau, de la propagande anarchiste, fournie par Lambert, essentiellement les journaux Die Autonomie et Der Anarchist et des brochures de Kropotkine, Most et Reclus. Cette fois, les ponts sont définitivement rompus. Rocker a choisi sa voie, une voie qui n’est pas exempte de risques. Fortement réprimée, en effet, la diffusion clandestine de littérature anarchiste se juge le plus souvent au tribunal de Leipzig et se paie en longues années de prison et de privation de droits civiques.
« Plus le travail clandestin était dangereux, plus il nous attirait. Souvent, nous étions obligés de suspendre nos activités pour tromper la vigilance policière. Dès que les choses retrouvaient leurs cours normal, nous les reprenions avec chaque fois plus de zèle. » [Mémoires, vol. 1.]
La propagande circule si bien que la presse locale, qui n’a pas peur des mots, évoque une « conspiration anarchiste ». Effet garanti : la fougue des conspirateurs s’en trouve attisée.
Une des questions qui animent alors les débats entre militants anarchistes est celle de l’attitude à adopter vis-à- vis des « socialistes indépendants ». Convaincu qu’une partie d’entre eux finira par évoluer vers l’anarchisme, Rocker se déclare, quant à lui, partisan déterminé de l’unité d’action. C’est là un des premiers signes de la conception ouverte que Rocker se fait de l’anarchisme. Elle ne le quittera jamais. Rétif à tout sectarisme, il se méfiera toujours de l’esprit de chapelle. Pour l’heure, il a suffisamment d’amis chez les « indépendants » pour savoir que la marge est étroite entre l’attachement qu’ils manifestent pour leur jeune organisation et le désir de pousser plus avant leur quête d’autonomie. Sa propre évolution le prouve assez.
En 1892, une descente de police sur son lieu de travail vaut à Rocker de perdre son emploi. Quelques mois plus tard, il est embauché chez Wallau, la plus grande imprimerie d’art de Mayence. Pour peu de temps, cependant. L’arrestation de Lambert [K. Höfer] et le démantèlement de la filière clandestine de passage de propagande mettent le feu aux poudres. Son remplaçant, Sepp Oerter, est arrêté à son tour [5], la police trouvant sur lui une série d’adresses, dont celle de Rocker.
« L’idée me tenaillait de partir à l’étranger. En partie, parce que c’était suivre ma pente naturelle – élargir mon horizon, connaître d’autres pays, apprendre d’autres langues –, mais aussi parce que j’allais avoir vingt ans et que se posait la question de mon service militaire. » [Mémoires, vol. 1.]
Le resserrement du filet policier sonnera, pour lui, le signal de fuir l’Allemagne.
Paris, « capitale du monde »
C’est en novembre (1892) que Rocker arrive à Paris [6] avec en poche une seule adresse, celle du cordonnier Leopold Zack, originaire de Vienne. Par Zack, Rocker trouve logis dans le même immeuble que lui, au 146, rue Saint-Honoré. Par lui encore, il entre en relation avec le Père Meyer [7], dont la cordonnerie, rue des Trois-Bornes, sert de lieu de rencontre aux anarchistes allemands et autrichiens de passage à Paris.
Produit de diverses immigrations, la ville compte alors une forte communauté d’ouvriers et d’artisans de langue allemande, où les diverses tendances du socialisme ont, chacune, leurs lieux d’expression.
« Dans leur grande majorité, les anarchistes allemands de Paris appartenaient à l’Association des socialistes indépendants, qui tenait ses assemblées, chaque lundi, dans un café de la rue du Faubourg-du-Temple, non loin de la République. » [Mémoires, vol. 1.]
Présidé par Zack, le Club des socialistes indépendants se réunit, en effet, en séance hebdomadaire, au n° 34 de la rue Faubourg-du-Temple. Une cinquantaine d’adhérents y discutent âprement de l’avenir de l’Union, la majorité d’entre eux, nous dit Rocker, approuvant son glissement vers l’anarchisme et la coloration libertaire qu’a prise Der Sozialist depuis que Gustav Landauer en assume la direction.
« Cette évolution interne ne se produisit évidemment pas sans résistance. Certains anciens porte-parole des “ Jeunes ” – particulièrement Wildberger et Buhr [8] – s’y opposèrent avec ténacité, mais sans succès, tandis que d’autres – parmi lesquels Wilhelm Werner, Bruno Wille, Max Baginski, Albert Weidner [9] – finirent par adhérer à l’anarchisme. » [Mémoires, vol. 1.]
Curieux de tout, Rocker – qui, grâce à une recommandation de Jean Grave, a trouvé quelques travaux de reliure – fréquente également le Club social-démocrate de lecture de la rue Saint-Honoré. Sous la houlette du tailleur Trapp, l’âme du groupe, ses membres – installés depuis plus longtemps à Paris – organisent régulièrement des conférences. Rocker y croisera les communards Léo Frankel et Edouard Vaillant.
Mais l’endroit qui le fascine plus que tout autre, c’est le café Charles, situé au n° 2 du boulevard Barbès où, dans une salle du premier étage louée à cet effet, se réunissent, chaque dimanche soir, des anarchistes juifs d’Europe centrale et orientale. Rocker y est venu, la première fois, invité par Niederle, un anarchiste tchèque de ses amis. La découverte est sans égale.
« Ce qui m’étonna particulièrement, c’était la langue qu’on y parlait. Elle sonnait à mes oreilles comme un dialecte allemand inconnu où les barbarismes abondaient. » [Mémoires, vol. 1.]
Les assemblées y sont toujours très fréquentées. Sur les tables s’entassent les numéros de deux publications rédigées en yiddish : Der Arbayter Fraynd, éditée à Londres, et Die Fraye Arbayter Shtime, publiée à New York. L’ambiance y est très particulière.
« Là, j’ai découvert un monde entièrement nouveau que j’ignorais complètement. Deux choses m’impressionnèrent énormément. Les juifs que j’avais connus en Allemagne appartenaient tous à la classe moyenne. La plupart étaient commerçants, médecins, avocats, journalistes, techniciens. (…) [Ceux] que je connus à Paris étaient, à de rares exceptions près, presque tous ouvriers. Ils gagnaient leur vie comme tailleurs, cordonniers, menuisiers, typographes, horlogers. (…) L’autre phénomène qui m’étonna tenait à l’attitude des femmes dans le groupe. Dans ma région natale, je n’avais jamais vu de femmes participer à la vie politique ou appartenir au mouvement révolutionnaire. Les réunions politiques n’étaient fréquentées que par des hommes. (…) Ici, rien de tel. On y voyait, aux réunions, autant de femmes que d’hommes. Plus encore, les femmes participaient aux discussions et lisaient la littérature révolutionnaire avec la même passion que les hommes. Pour moi, il était tout à fait inattendu de constater la parfaite liberté et la totale spontanéité qui prévalaient dans les relations entre les deux sexes. » [Mémoires, vol. 1.]
Dès lors, Rocker s’invite régulièrement au café Charles, où il noue des amitiés solides. Il y rencontre un univers attachant, dont la découverte aura, comme nous le verrons, des effets déterminants sur son existence.
Sur le plan de sa vie personnelle, les Mémoires de Rocker sont, comme souvent chez les militants de cette époque, d’une absolue discrétion. On sait, cependant, qu’il vécut un temps en couple, au 15, rue de la Fontaine-au-Roi, avec une femme qu’il avait fréquentée à Mayence. De cette union – mal assortie, semble-t-il – naquit, le 30 août 1893, un fils, également prénommé Rudolf. À peu près à la même époque, Rocker ouvre, avec Solomon Zainwill Rapaport [10], un petit magasin de reliure, qui travaille essentiellement pour la Bibliothèque populaire russe Lavrov-Gotz.
Le temps des bombes
C’est en amoureux de la ville et la tête pleine d’images de ses colères passées que Rocker arpente les rues du Paris populaire de cette époque. Il aime ses mystères, ses cafés, son parler, cette fougue qui le saisit parfois jusqu’à l’embraser. Paris fut sans doute, pour lui, la ville par excellence, celle où il aurait aimé s’installer si les circonstances n’en avaient décidé autrement. Ce Paris, il en parlera toujours avec nostalgie, jugeant qu’il y apprit beaucoup, sur l’anarchisme et sur l’existence elle-même.
Il faut s’imaginer, un instant, ce que représenta d’émotions fortes, pour le jeune Mayençais de passage, ce Paris d’alors, saisi d’étranges tremblements. Car le sort voulut qu’il y débarquât en plein « éclat décoratif », comme disait Mallarmé. Quand il y arrive, en effet, quatre mois à peine se sont écoulés depuis l’exécution de Ravachol, et l’ « ère des attentats » (1892-1894) ne fait que commencer. Ces turbulences, Rocker va les vivre de près, partagé entre la compréhension des motifs qui poussent l’activiste solitaire à braver crânement une mort certaine et la critique raisonnée de cette dévastatrice poétique de la bombe qui égara, un temps, quelques esthètes de la subversion littéraire ralliés à l’anarchie. Mais il y a davantage : Rocker, et c’est à son honneur, ne cède pas plus à la condamnation morale de la révolte individuelle qu’au « culte du martyr ». Il sait que la rêverie anarchiste s’engage, parfois, dans des impasses, mais qu’elle naît toujours d’une affirmation de l’individu contre l’ordre des choses.
« Les actes qui firent trembler la France en cette époque ne furent pas l’effet d’une terreur organisée par un mouvement quelconque. Ils furent le fait de quelques hommes au tempérament passionné, désireux d’en finir avec l’injustice, et ce quel que fût le prix à payer. Leurs actes ne furent commandités pas aucun comité exécutif clandestin, ni suscités par aucune théorie abstraite. Chacun d’eux œuvra pour son propre compte, parfaitement conscient de ce qu’il entreprenait. Leurs actes furent engendrés par la pourriture intérieure des conditions sociales de l’époque. Ils doivent, par conséquent, être pris comme autant d’expressions individuelles d’une indignation générale contre la société. » [Mémoires, vol. 1.]
Cependant, comprendre la révolte exaspérée qui sous-tend l’acte individuel, ce n’est pas s’aveugler sur la « lueur de gloire qui plane sur les tombes » des propagandistes par le fait. S’il manifeste pour Auguste Vaillant – dont il assistera à l’exécution, le 3 février 1894 – une évidente sympathie, il éprouve, au contraire, un authentique dégoût pour l’acte gratuit d’un Émile Henry et son trop célèbre « Il n’y a pas d’innocents ».
« Il y avait quelque chose d’horrible dans cette logique intuitive qui avait poussé un jeune homme doué à sacrifier sa vie pour venger une injustice manifeste [l’exécution de Vaillant]. Mais c’était la même logique que le gouvernement appliquait contre les anarchistes. Lui aussi frappait indistinctement des hommes innocents qu’il chargeait de la culpabilité d’actes commis par quelques individus. En somme, le gouvernement avait commencé et Henry avait continué, à sa manière, comme si, par force, les extrêmes devaient se toucher. » [Mémoires, vol. 1.]
Comme le rappelle fort à propos Rocker, le mouvement libertaire paya « indistinctement », et au prix fort, pour des faits d’armes dont il contesta, très majoritairement, et l’opportunité et les objectifs. Résultat concret de cette indistincte vindicte, l’appareil d’État le criminalisa collectivement en le soumettant, un siècle durant, à des « lois scélérates » [11]. En condamnant la violence aveugle d’un Émile Henry, Rocker se situe à la fois sur le terrain éthique et sur celui de la méthode. Pour lui, l’acte individuel contrarie, par essence, toute « dynamique de transformation sociale ». En se substituant à elle, il réduit la lutte au seul terrain de sa représentation minoritaire. Son rejet est donc clair :
« Entre l’anarchisme et le terrorisme, il n’existe aucun point commun. L’un et l’autre sont absolument antinomiques. Ce qui distingue l’anarchisme de toutes les autres tendances du socialisme, c’est l’idée qu’on ne peut pas obliger par la violence les hommes à choisir la liberté. On peut tout juste leur faire comprendre que la liberté est toujours préférable à la soumission. » [Mémoires, vol. 1.]
En ces explosives années parisiennes, Rocker affine une conception de l’anarchisme à laquelle il se tiendra sa vie militante durant. Seules la qualité du discours libertaire et l’exemplarité des méthodes employées peuvent, à ses yeux, « permettre le développement naturel de mouvements sociaux » capables d’exister comme forces autonomes. Fort de cette conviction, il accorde beaucoup d’importance à la propagande écrite ou orale s’adressant au plus grand nombre et, corollairement, il se méfie de l’activité secrète et de ses dérives élitistes et autoritaires. Pour Rocker, choisir la clandestinité relève de l’absurde. Celle-ci ne se justifie qu’ « en certaines circonstances » et comme « résistance à la tyrannie », mais elle est toujours une entrave imposée par l’ennemi. Pour exister et pour avoir quelque chance d’être compris, le militantisme libertaire ne saurait se contenter de l’air vicié des caves. Il doit vivre et mener la lutte au grand jour, en s’immergeant au cœur du social et dans le monde tel qu’il doit être transformé. Ce disant, Rocker définit ce qui fera, quelques années plus tard, la spécificité de l’anarcho-syndicalisme, qu’il ne tardera pas à faire sienne : cette volonté de jouer, en terrain ouvert, une partition libertaire greffée sur la lutte des classes.
L’anarchie plurielle
Le Paris de ce temps-là offre à Rocker l’occasion de saisir, à la nuance près, l’extrême pluralité du mouvement libertaire. Si, comme c’est normal, il consacre plus d’énergie à militer au sein de sa communauté d’origine, avec de fréquentes incursions du côté des cercles anarchistes juifs, il n’en demeure pas moins qu’il suit de très près les débats et les querelles qui agitent alors, de son centre à ses marges, le mouvement libertaire autochtone. À travers la lecture de La Révolte et du Père Peinard, mais aussi à travers ses rencontres avec quelques figures notoires de l’anarchie, comme Jean Grave ou Elisée Reclus. De ce dernier – à qui il rend visite, accompagné de Paul Anhaüser, en sa maison de Sèvres, dans les derniers jours d’avril 1893 –, Rocker garde un souvenir attendri.
« La petite maison qui lui servait de résidence était un havre de silence. Reclus lui-même nous ouvrit la porte et il nous salua avec son air de tranquille cordialité, si caractéristique de sa façon d’être. Il nous parla en allemand, langue qu’il maîtrisait à la perfection. Nous le suivîmes dans son spacieux bureau, une très belle pièce, lumineuse, où tout respirait l’ordre et la propreté. Un grand globe terrestre trônait en son centre. Les murs étaient couverts de cartes géographiques et d’étagères débordant d’ouvrages. Deux tables de travail disparaissaient sous les dessins et les instruments de mesure. On se sentait bien dans cette pièce, qui irradiait une chaleur accueillante. » [Mémoires, vol. 1.]
La conversation porte sur la situation en Allemagne, que Reclus, lecteur assidu du journal de Johann Most – à qui il voue une grande admiration. – connaît fort bien. En signe d’amitié, Reclus offrira, d’ailleurs, à Rocker une collection reliée des cinq premières années de la Freiheit. Inestimable cadeau pour le jeune homme !
Ainsi, Rocker ne perd pas une occasion d’approfondir ses connaissances, mais aussi d’expérimenter son anarchisme. Installé à Saint-Denis, au printemps 1894, il participe, par exemple, aux activités du groupe local, dont Élysée Bastard [12] est l’élément moteur. Il existe alors, dans la ville, une colonie anarchiste où, les dimanches d’été, nombre de compagnons viennent passer la journée au vert, près du canal. Des discussions animées sur la « société mourante » et les meilleurs moyens de l’achever agitent les lieux. Il y est question d’anarchie positive et de lutte sociale, de propagande par le fait et d’illégalisme. Sur ce point, Rocker se montre tranché :
« En cette période agitée, où l’on croyait fermement que la révolution était proche, il y eut quelques petits malfaiteurs qui, pour se rendre importants ou pour d’autres raisons, justifiaient leurs pratiques au nom des idéaux libertaires. Ainsi fleurit le type dit des anarchistes cambrioleurs, qui firent beaucoup parler d’eux. Leur nombre fut pourtant inversement proportionnel à la notoriété dont ils jouissaient. Quand la certitude fut acquise que leurs forfaits étaient condamnés plus lourdement par les tribunaux que ceux des malfaiteurs ordinaires, ils ne tardèrent pas à se raréfier. Parmi eux, il exista sans doute quelques natures rebelles agissant pour des motifs respectables, mais ils n’étaient pas les plus nombreux. » [Mémoires, vol. 1.]
En somme, ce séjour parisien aura beaucoup illustré Rocker sur cette anarchie multiple qui, de groupe en groupe et de feuille en feuille, voisine ici avec le populo et là avec la bohème, ici avec l’individualisme et là avec la guerre des classes tout en opérant de ponctuelles jonctions transversales porteuses d’une étrange unité respectant les spécificités de chacun. Deux ans durant, il en explore les arcanes et en mesure les possibilités, mais aussi les limites et les impasses. C’est pourquoi il n’est pas interdit de penser que cette authentique nostalgie qu’il garda de cette période parisienne est aussi liée au souvenir d’une initiation de jeunesse.
L’adieu à Paris
On l’a dit, le temps des bombes sonna l’heure de la chasse. Avec l’attentat de Sante Caserio contre Sadi Carnot, le 21 juin 1894, vint celle de l’hallali. Le procès des Trente, en août, ouvrit le bal. Indistincte, la répression frappa au faciès. L’anarchiste devint l’ennemi d’une République peu portée au tri. Surtout quand l’anarchiste venait d’ailleurs.
« L’acte de Caserio provoqua une vague de répression sans précédent. En quelques jours, toute la presse fut interdite et – quand on les localisa – ses responsables arrêtés. Parmi les anarchistes connus de Paris et autres grandes villes, rare fut celui qui, de n’avoir pas fui à l’étranger, ne se retrouva pas derrière les barreaux. Des révolutionnaires étrangers qui étaient admis comme réfugiés politiques furent expulsés en masse, qu’ils entretiennent ou pas des relations avec le mouvement anarchiste. Pour ces hérétiques, aucune protestation n’était de quelque utilité. » [Mémoires, vol. 1.]
Dans le cercle de ses intimes, Leopold Zack, Niederle et Alexandre Cohen sont les premiers visés. Les autorités ne tardent pas à leur notifier leur expulsion du territoire.
« Pour les camarades étrangers, la situation devint particulièrement difficile. (…) Il ne fallait plus penser fréquenter des réunions publiques comme celles de l’Association des socialistes indépendants. Après l’expulsion de Leopold Zack et d’autres camarades, nous avions complètement cessé de nous rencontrer au Faubourg-du-Temple. Les camarades juifs avaient, quant à eux, mis un terme à leurs réunions du café du boulevard Barbès. De même, la Bibliothèque russe ferma ses portes. (…) Seul le Club de lecture social-démocrate du Palais-Royal poursuivit ses activités, mais on nous fit comprendre que la présence des anarchistes n’y était plus souhaitée, car elle pouvait nuire à l’existence de l’association. Il ne nous restait plus que la possibilité de rencontrer individuellement des camarades, mais, même dans ce cas, il fallait faire preuve de la plus extrême prudence pour ne pas éveiller les soupçons des concierges, qui entretenaient, presque sans exception, des rapports avec la police. Nous nous contentions donc de nous réunir le dimanche en petits groupes dans des endroits reculés de la banlieue parisienne, où l’on pouvait difficilement nous surveiller. » [Mémoires, vol. 1.]
Au vu des circonstances et des empêchements, car le travail aussi vient à manquer quand on est connu comme anarchiste, Rocker envisage, alors, la perspective d’un départ. Mais où aller ? S’en retourner en Allemagne ? Impossible. Plus que la prison, c’est l’idée, une fois purgée sa peine, de devoir y accomplir son service militaire qui le rebute. Partir pour la Suisse ? Les temps y sont hostiles pour les anarchistes. Tenter l’Amérique ? D’après ce que lui écrivent ses correspondants du Nouveau Monde, il sait qu’on s’y étiole et qu’on y éprouve vite le mal d’Europe. Fin novembre 1894, il apprend par Rasmus Gundersen [13], ancien responsable d’Autonomie, que seuls deux consulats allemands sont habilités à procéder, en terre étrangère, à des examens médicaux en vue d’obtenir une réforme du service militaire, celui de Constantinople et celui de Londres. Si d’aventure, celle-ci se révélait impossible, lui assure-t-il, Londres demeure une terre d’accueil à nulle autre pareille pour les proscrits.
« J’aimais Paris. En d’autres circonstances je n’aurais jamais quitté la France, mais les temps y devenaient durs, désormais, et la vie chaque fois moins agréable. » [Mémoires, vol. 1.]
À regret, mais convaincu qu’il n’a pas d’autre choix, Rocker quitte Paris en direction de Londres, au soir du 31 décembre 1894. Ce qu’il ignore, alors, c’est qu’il est lui-même sous le coup d’un arrêté d’expulsion, et ce depuis le… 30 novembre 1893. Seuls ses fréquents changements de domicile ont empêché la police de le lui notifier. Temps béni où la mise en fiche était encore artisanale !
Londres, capitale de l’exil
Londres… Cette ville, Rocker la connaît pour y avoir séjourné quelques jours, en février 1893, à l’occasion d’une réunion du groupe « Autonomie ». Il la connaît et il ne l’aime pas. Il la trouve triste, sans vie. Quand il y débarque pour de vrai, en ce 1er janvier 1895, jour de toutes les défaites, son impression se confirme. La ville, uniformément grise, semble peuplée d’ombres déambulant, hésitantes, dans un fog plus vrai que nature.
Rocker aura du mal, c’est vrai, à se faire à Londres. Aux premiers jours d’une étape qu’il souhaite la plus courte possible, il se sent immergé – au même titre que ses amis retrouvés Kampffmeyer, Zack et Niederle – dans la nostalgie du Paris perdu. C’est que Londres, convenons-en, est, par bien des aspects, l’exact contraire de la « ville lumière » : les bonnes manières sont de rigueur, les populations se mélangent peu et les pubs ferment de bonne heure.
Installé dans une chambrette sise à Carbuden Sreet, un quartier d’émigrés où l’on ne parle anglais que par obligation, Rocker ne tarde pas à se faire une place à Crafton Hall, un « club » fréquenté par des anciens du Communistichen Arbeiter Bildungs-Verein (CABV) [14], des militants du groupe « Autonomie » et des membres de l’Association des socialistes allemands de Paris exilés à Londres. Le voisinage entre les membres du « club » – « plus de cinq cents cotisants », précise Rocker – se révèle parfois difficile tant les clivages politiques sont nombreux, mais elle n’oblitère pas son rayonnement. Nommé responsable de la bibliothèque, Rocker se charge, dans un premier temps, d’équilibrer son fonds – très orienté, car provenant pour l’essentiel du CABV – en lui adjoignant de nouvelles acquisitions plus proches de ses conceptions socialistes anti-autoritaires. Il n’y parvient pas toujours. Pour des raisons de trésorerie déficiente, lui dit-on.
L’épreuve la plus difficile, pour le nouvel arrivant, consiste à trouver du travail. Paradoxe des paradoxes, l’entrave est, ici, syndicale. Dans sa branche, en effet, le syndicat contrôle l’embauche, mais, pour prétendre à la syndicalisation – et donc au labeur –, il faut avoir déjà travaillé trois mois et pouvoir le prouver. Quadrature du cercle. Devant cette impossibilité et après avoir démarché quelques libraires, Rocker décide de s’installer à son compte. Comme à Paris.
« Combien elle est vaine et purement nominale, écrivit un exilé célèbre, cette liberté républicaine dont les classiques grisèrent nos jeunes années, comparativement à la liberté, beaucoup moins déclamatoire, mais beaucoup plus effective, dont on jouit dans la monarchique Albion ! » [15] Charles Malato, qui était sur le point de quitter Londres quand Rocker y arriva, touchait juste. Ce sentiment, tous les proscrits de Londres le ressentirent avec une égale intensité, Rocker le premier. À défaut de la terre promise dont beaucoup d’entre eux rêvaient pour le lendemain du Grand Soir, l’Angleterre était bien cette terre d’accueil qu’ils espéraient. Des proscrits, Londres en comptaient beaucoup et, parmi les libertaires, quelques figures notoires, dont Louise Michel, Émile Pouget, Errico Malatesta, Augustin Hamon et Pierre Kropotkine.
Louise Michel, Rocker la rencontre pour la première fois à Grafton Hall, où elle est venue parler de la Commune. Par la suite, il lui rend visite dans son minuscule logement de Whitfield Street, qu’elle partage avec son amie Charlotte Vauwelle.
« Quand j’ai connu Louise, elle vivait comme elle avait toujours vécu, dans une extrême précarité, ce qui ne l’empêchait pas de partager le peu qu’elle avait avec plus pauvre qu’elle. Elle était toujours vêtue de la même robe noire défraîchie et portait un chapeau informe. Sa nature modeste lui permettait de s’adapter à toutes les situations. Ses amis lui offraient parfois des vêtements neufs qu’elle s’empressait de donner à plus nécessiteux, ne conservant par-devers elle que l’indispensable. » [Mémoires, vol. 2.]
Autre rencontre décisive, celle d’Errico Malatesta. Elle a également Grafton Hall pour théâtre.
« Je me l’étais imaginé aussi imposant que Bakounine. Grande fut ma surprise quand j’eus devant moi cet homme de petite taille, assez maigre, dont l’aspect physique contrariait toutes mes prédictions. » [Mémoires, vol. 2.]
Malatesta a alors quarante-deux ans et il s’exprime dans un anglais très approximatif. Son domicile d’Islington est l’un des plus surveillés de Londres. On a les honneurs qu’on mérite.
Rocker, qui fréquente tous les cercles de l’exil libertaire, se sent en particulière connivence avec les Français. À la différence des compagnons allemands, « tous passés par le marxisme et ne pouvant en nier les effets », les anarchistes français font preuve, d’après lui, « d’une plus grande agilité de jugement et d’un sens plus avisé des réalités ».
« Ils étaient peu sensibles aux interprétations purement doctrinaires et aux élucubrations stériles, mais manifestaient, au contraire, un goût pour tout ce qui venait d’ailleurs et était nouveau. » [Mémoires, vol. 2.]
Parmi eux, c’est Pouget qui l’impressionne le plus :
« Il était sans doute l’un des esprits les plus subtils du mouvement français, tout occupé déjà à greffer les conceptions anarchistes sur le syndicalisme français. » [Mémoires, vol. 2.]
Ainsi, le nouvel arrivant prend peu à peu ses marques, s’adaptant, sinon à la vie londonienne, du moins aux conditions d’existence des nombreuses tribus de l’exil anarchiste, qu’on aurait tort, cependant, de croire fraternelles les unes envers les autres. Car les conflits entre elles sont fréquents, et parfois pénibles, comme c’est le cas entre groupes d’origine allemande. L’exil, c’est aussi ça, une exacerbation des guerres picrocholines internes comme substitut à l’éloignement des terrains de manœuvre. Un remède au mal du pays, en somme. Cette dérive, il est certain que Rocker l’a sentie très tôt et, conscient du danger qu’elle représentait, il a immédiatement cherché à lui résister. En évitant la logique de clan, d’abord. En cherchant à ouvrir son univers, ensuite.
C’est que, très vite aussi, Rocker comprend que son séjour londonien sera plus long que prévu. La réponse du consulat allemand de Londres quant à son avenir militaire tombe, en effet, comme un couperet : fiché comme anarchiste, aucune dérogation n’est envisageable pour lui. Il lui reste, donc, à décider de retourner en Allemagne, avec tous les risques afférents à son état, ou de rester à Londres pour un exil, sinon définitif, du moins prolongé. Il choisit Londres sans hésiter.
De l’exil comme renaissance
Quand les dés sont jetés, il faut prendre de nouvelles dispositions. La première que s’impose Rocker, c’est de connaître cette ville qui, par force, va être la sienne, et d’abord les quartiers qui l’attirent, ceux du dunkle London, ces territoires de misère si bien décrits par John Henry Mackay [16]. C’est en compagnie d’Otto Schreiber, londonien de vieille date et lui aussi admirateur de Mackay, qu’il se livre à ce tourisme d’un genre particulier entre Hackney et Bethnal Green, entre Shoreditch et Whitechapel. Ensemble, ils poussent jusqu’aux docks et reviennent chaque fois abasourdis par ce qu’ils ont vu : la misère sociale à l’état pur, monstrueuse et dévastatrice. Cette misère-là, Rocker n’en a jamais vue, ni n’en verra de telle. Elle le marque au fer, comme l’indifférence qu’elle suscite du côté des syndicalistes bien nourris de l’Angleterre ouvrière, pour qui le lumpen qui s’y entasse ne représente que danger pour la lutte revendicative des autochtones.
C’est au cours de ses pérégrinations que Rocker rencontre le prolétariat juif de Londres. Chaque vendredi soir, des immigrés provenant pour la plupart de Russie et de Pologne, parmi lesquels de nombreuses femmes, assistent, en nombre, aux assemblées du groupe anarchiste juif, qui se tiennent à Hanbury Street, près de Whitechapel, dans un local désolé et obscur auquel on accède par une taverne borgne portant le nom de « The Sugar Loaf ». À leur contact, Rocker ressent la même attirance que celle qui lui valut de fréquenter régulièrement, lors de son séjour parisien, le café Charles du boulevard Barbès. Il est conquis.
« Une sorte d’élite spirituelle se retrouvait chaque semaine dans ce misérable local. Par son infatigable activité, elle mit en marche un mouvement qui écrivit une des plus belles pages de l’histoire du socialisme libertaire. » [Mémoires, vol. 2.]
Le ghetto de Londres ne tardera pas à être son territoire de prédilection.
Pour l’heure, il continue de suivre de près les débats qui agitent les groupes libertaires de langue allemande, mais les querelles incessantes sur lesquelles ils débouchent ont le don de l’irriter. À l’occasion du IVe Congrès socialiste international de Londres – qui se déroule en juillet 1895 au Queen’s Hall et se solde une fois de plus par l’expulsion des anarchistes [17] –, Rocker rencontre, pour la première fois, Gustav Landauer, dont il apprécie les qualités. Le portrait qu’il en donne dans ses Mémoires est à la mesure de l’admiration qu’il lui porte :
« C’était un homme très doué, qui savait s’abstraire des petitesses de l’existence pour se projeter dans l’avenir. (…) Très exigeant par rapport à lui-même et perpétuellement en quête d’excellence, il détestait les dogmes et attendait beaucoup des autres, ce qui provoquait souvent des conflits ouverts avec ses compagnons les plus proches. » [Mémoires, vol. 2.]
Et, en effet, la personnalité de Landauer a le don d’exaspérer les dogmatiques de la propagande. Directeur du Sozialist – « une des meilleures publications anarchistes de cette époque », dira Rocker –, Landauer a su réunir autour de lui « un noyau de collaborateurs talentueux », mais son exigence de qualité se heurte directement aux réalités du mouvement et crée de fortes tensions avec nombre de ses membres, davantage préoccupés de développer « une propagande plus accessible aux travailleurs ». Accusé d’intellectualisme, Landauer – qui, précise Rocker, sait se montrer « rude, et parfois même injuste dans ses jugements sur les hommes et les choses » – refusera toujours de céder à la facilité ou, comme il disait, « au retard intellectuel du mouvement ». De cette divergence d’appréciation naîtra Neues Leben, publication concurrente du Sozialist.
Les affrontements internes à l’exil libertaire allemand, avec leur incompressible charge de mauvaise foi, de petitesses et de tracasseries, finissent par lasser Rocker. Par nature, il n’est ni sectaire ni dogmatique. Comme Max Nettlau, qu’il a rencontré au club italien de Dean Street pendant le congrès de Londres et avec lequel il entame une correspondance régulière, il aime à se dire, en matière d’anarchisme, hérétique et partisan de la libre expérimentation. D’où son désir de fuir la frénésie paranoïaque qui s’est emparée de l’exil libertaire allemand de Londres, de la fuir pour aller renaître ailleurs. C’est alors le ghetto qui l’attire et c’est vers le ghetto qu’il dirige ses pas. Avec, en tête, l’idée qu’il y sera plus utile à la cause de l’émancipation immédiate.
Sur les traces du « rabbin goy »
De tous les aspects de l’existence de Rocker, le plus singulier demeure certainement la manière dont – sans être juif –, il s’immergea dans le mouvement ouvrier de l’East End londonien. Il le fit sans retenue, de tout cœur et convaincu de la justesse de son engagement. En retour, il y trouvera un terrain d’action qui ne le décevra jamais et une compagne, Milly Witkop [18], avec laquelle il s’unira pour le restant de sa vie.
Aux derniers mois de 1895, Rocker trouve un emploi à Lambeth, et loue une chambre chez Aaron Atkin, un compagnon qui tient boutique à Shoreditch. Dans son arrière-salle, un petit cercle d’anarchistes juifs tient régulièrement séance. Rocker s’y invite parfois. Par intérêt pour la qualité des débats, mais aussi parce que l’une des protagonistes du groupe a attiré son attention. « Sa jeune silhouette, son abondante chevelure brune et ses grands yeux noirs » ne tardent pas à faire vibrer sa corde sensible. Milly Witkop a dix-neuf ans et elle milite activement au groupe Arbayter Fraynd. Bientôt, ces deux-là tombent amoureux.
À travers ses conférences à « Sugar Loaf », Rocker devient, peu à peu, un personnage du ghetto. Il y a, de la part de ses auditeurs, une réelle curiosité pour ce goy qui consacre tant d’ardeur à défendre leur cause. Le fait est qu’on l’adopte, et ce d’autant que son union avec Milly en fait bientôt un membre à part entière de la grande famille de l’East End. En mars 1896, sa première contribution à la presse anarchiste juive est publiée par l’Arbayter Fraynd.
L’année 1897 sera difficile pour Rocker. Après s’être beaucoup investi en faveur des inculpés de Montjuich [19], il perd son travail pour fait de grève. Fiché comme élément subversif, il a si peu de perspective d’en trouver un autre qu’il envisage, sur les conseils d’un vieil ami installé à New York, de quitter la vieille Europe. Milly est d’accord pour faire le grand saut. Le 15 mai 1898, ils embarquent à Southampton sur le Chester et arrivent à New York, le 29.
« Aux dernières heures de l’après-midi, nous accostions aux quais de débarquement. Après avoir rempli les premières formalités, on nous poussa comme un troupeau vers un petit bateau qui nous conduisit à une île proche. Là se trouvaient les bâtiments où étaient examinés et filtrés les candidats à l’immigration. » [Mémoires, vol. 2.]
D’Ellis Island, Rocker retient la saleté, la promiscuité, la tristesse et la ségrégation qui y règnent.
« Quand nous pénétrâmes pour la première fois dans le local, la salle débordait d’immigrants. Ils étaient arrivés la veille par deux bateaux. Nous fûmes répartis, par ordre alphabétique, en petits groupes. Tout cela se faisait à grands cris et en toutes langues. Un véritable asile de fous. Quand la force pulmonaire des fonctionnaires se montrait insuffisante, ils maniaient le bâton et distribuaient les coups. Les plus malmenés étaient bien sûr les plus mal mis, les plus pauvres et les plus attardés. » [Mémoires, vol. 2.]
L’Amérique les refoulera. Officiellement, parce que le couple ne peut justifier de la quantité d’argent nécessaire pour être admis sur le territoire. Officieusement, parce que non mariés et rétifs à régulariser leur situation, Milly et Rudolf heurtent de front le puritanisme dominant.
De retour en Londres, Rocker ne trouve toujours pas de travail. En désespoir de cause, il décide de tenter sa chance à Liverpool. Par le plus grand des hasards, il est reconnu, au sortir de la gare, par un jeune ouvrier juif qui l’a souvent entendu parler dans des réunions publiques de Londres et qui le conduit Pomona Street, chez Moritz Jeger. Ce juif d’origine polonaise, anarchiste et imprimeur, fournit au couple gîte et couvert. En échange de quoi, il propose à Rocker de s’occuper de la rédaction de Dos Fraye Wort (Le mot libre), hebdomadaire en langue yiddish. Aux objections de Rocker, qui se voit mal assumer une telle tâche alors qu’il ne parle ni n’écrit la langue, Jeger rétorque qu’il se chargera lui-même de traduire en yiddish ce qu’il écrira en allemand. Après avoir hésité à s’embarquer dans une aventure aussi hasardeuse, Rocker accepte finalement de relever le défi pour trois mois. Le 29 juillet 1898 paraît le premier numéro de Dos Fraye Wort. Il en sortira huit, le dernier daté du 17 septembre 1898. Entre-temps, le groupe Arbayter Fraynd, de Londres, qui a décidé un an auparavant de suspendre son journal [20] pour raison financière, est sur le point de le relancer et en propose la direction à Rocker. Cette offre, qui l’inquiète un peu vu l’ampleur de la tâche, il va la saisir sans hésiter, conscient qu’elle l’honore en le plaçant, lui le non-juif, au cœur de « l’histoire singulière du vieux mouvement libertaire des juifs d’Europe centrale ».
L’« ami des ouvriers »
« L’imprimerie et l’administration du groupe Arbayter Fraynd étaient alors situées à Chance Street, étroite ruelle du quartier d’habitation de Bethnal Green, un territoire enchevêtré de passages et de coursives désolés dont la grisaille uniforme inclinait à la dépression. » [Mémoires, vol. 2.]
Quand Rocker accepte de reprendre la direction d’Arbayter Fraynd, en octobre 1898, il se sait l’héritier de trois grandes figures de son histoire : Aaron Liberman [21], son précurseur ; Morris Winchevsky [22], son fondateur ; Saul Yanovsky [23], celui qui le fit évoluer vers le « communisme anarchiste ». Conscient de la charge qui lui incombe, Rocker doit d’abord perfectionner son yiddish – qu’il a commencé d’apprendre à lire et à écrire à Liverpool –, mais le plus difficile, à ses yeux, consiste à saisir le « monde propre » dont il émane, celui des juifs des « anciennes cités-ghettos d’Europe centrale », ce « lieu particulier » du judaïsme. Pour ce faire, il compte beaucoup sur l’aide de Milly.
Malgré l’ « abnégation illimitée » des militants qui le soutiennent, les finances d’Arbayter Fraynd restent précaires. Le journal reçoit bien quelques apports provenant d’émigrés juifs installés outre-Atlantique, mais en trop faible quantité pour pallier la misère structurelle dans laquelle il se débat et qui est à la mesure de celle, beaucoup plus vaste, que connaissent ses lecteurs, les prolétaires de l’East End. Si bien qu’en janvier 1900, les éditeurs sont dans l’obligation de suspendre, une fois de plus, sa parution.
Cette vacance, Rocker la met à profit pour se lancer dans une autre aventure éditoriale : Germinal, « organe de la conception anarchiste du monde », revue bimensuelle de seize pages en langue yiddish, dont le modèle est indiscutablement le supplément littéraire des Temps nouveaux, de Jean Grave. Libre d’anciennes dettes à honorer, la revue est d’autant plus viable qu’elle est entièrement composée par Rocker et Milly.
« La tâche la plus pénible consistait à transporter les lourdes formes à l’imprimerie. Nous habitions alors Dunstam Dwellings, au quatrième étage, dans une vaste pièce qui nous servait de domicile et d’atelier de composition. Descendre quatre étages à quatre reprises avec les pages montées pour les amener à l’imprimerie n’était pas rien, mais j’étais jeune et fort, et je savais pouvoir compter sur l’aide des compagnons. » [Mémoires, vol. 2.]
Dans l’esprit de Rocker, Germinal doit être une revue ouverte au questionnement et anti-dogmatique par excellence :
« J’avais l’intime conviction que l’anarchisme ne pouvait être interprété comme un système clos ou comme le remède miracle aux maux du millénaire à venir, qu’il était d’abord liberté de penser et d’agir et, précisément parce qu’il était cela, qu’il ne saurait être contraint par aucune sorte de directives rigides et inaltérables. » [Mémoires, vol. 2.]
L’aventure se poursuivra à Londres, puis à Leeds, jusqu’en mars 1903, date à laquelle reparaît, hebdomadairement, Arbayter Fraynd, désormais « organe des groupe fédérés de langue yiddish de Grande-Bretagne et de Paris ». Sous la direction de Rocker, le titre – dont le tirage ira croissant [24] – jouera, treize années durant, un rôle de premier plan dans la prise de conscience du prolétariat de l’East End et le soutiendra dans tous ses combats.
Mais là n’est pas la seule occupation de Rocker. Parallèlement à son absorbant labeur de responsable de publication, il trouve encore le temps de donner de nombreuses conférences à caractère culturel. Celles-ci se tiennent dans l’arrière-salle d’une petite taverne de Whitechapel et regroupent, chaque fois, une trentaine d’ouvriers juifs désirant s’initier, en yiddish, à l’univers de Zola et de Mirbeau, de Cervantès et de Pouchkine, d’Ibsen et de Shakespeare, de Goya et de Rembrandt, de Daumier et de Courbet [25].
Pour Rocker, une des principales réussites de cette époque fut sans doute l’édition en langue yiddish, à travers les Editions Arbayter Fraynd, de classiques de l’anarchie – Kropotkine, Louise Michel, Reclus, Mackay –, mais aussi de textes littéraires – Edelstadt, Multatuli, Ibsen, Büchner.
Le 3 février 1906 est inauguré le Worker’s Friend Club and Institute, à Jubilee Street. Le local – l’ancien Alexandra Hall – se trouve dans un grande maison. Attenante, une dépendance est réservée à l’imprimerie d’Arbayter Fraynd et à sa maison d’édition. L’inauguration des locaux se fait en présence de Kropotkine. Dès lors, l’Arbayter Fraynd Club – c’est ainsi qu’on le nomme – devient la vitrine du mouvement. Il se veut lieu ouvert, où les activités sont gratuites. Il prête ses salles à divers groupes anarchistes, à de petits syndicats, à la Arbayter Fraynd Ring, une société de secours mutuel, mais aussi aux socialistes-révolutionnaires russes. En plus de la bibliothèque de prêt et de la salle de lecture, l’Arbayter Fraynd Club dispense, en semaine, des cours réguliers d’anglais, de physique, d’histoire, de sociologie et d’art oratoire et, le dimanche, des cours pour les enfants.
De 1904 à 1912, le mouvement anarchiste juif connaît sa période de plus fort développement. Il attire sympathie et respect de la part des libertaires anglais et des diverses communautés d’émigrés. Sa force de mobilisation, il est vrai, est exceptionnelle puisqu’il est capable de réunir de 6 000 à 8 000 personnes dans les manifestations publiques [26]. Le temps est donc venu, pour lui, de se lancer à l’assaut du sweating system (le système de la sueur), cette forme d’exploitation éhontée que subissent les travailleurs de la confection de l’East End.
La lutte contre le « sweating system »
En militant informé des récentes évolutions qui se produisent, en ce début de siècle, au sein du mouvement ouvrier français et espagnol, Rocker interprète la poussée du syndicalisme révolutionnaire comme un coup porté à « l’influence castratrice » exercée, jusqu’alors, par la social-démocratie allemande. À la faveur des informations qui lui viennent de France – naissance de la CGT en 1895 – et d’Espagne – grève générale de février 1902, à Barcelone –, il constate, d’une part, que le « centre de gravité » du mouvement ouvrier est en train de « se déplacer vers les pays latins » et, de l’autre, que les méthodes qu’expérimente le syndicalisme révolutionnaire – autonomie vis-à-vis des partis, action directe et grève générale – changent la nature de l’affrontement entre le patronat et le salariat. C’est ce qu’il écrit, en 1903, dans Arbayter Fraynd, en insistant sur le fait que seul un mouvement de grève générale pourra en finir avec le sweating system.
Dans l’East End, les entreprises de confection forment un univers complexe. Appartenant le plus souvent à des petits patrons juifs auxquels s’identifient leurs employés, elles fournissent les grands négoces de la City. En bas de l’échelle, des ouvriers surexploités, souvent des femmes et des enfants, travaillent aux pièces, à domicile ou dans les sweatshops, et sont payés, non par le patron, mais par les ouvriers qualifiés dont ils dépendent. « Tout repasseur ou machiniste, écrit Rocker, avait à sa disposition des travailleurs auxiliaires. »
Les anarchistes juifs vont jouer un rôle éminent dans la lutte contre ce système. S’ils ne furent pas les seuls, précise Rocker, « ils se différencièrent des autres tendances socialistes par l’insistance qu’ils mirent à expliquer qu’une amélioration, petite ou grande, des conditions de travail ne ferait pas l’économie de la lutte ». [Mémoires, vol. 2.]
D’eux surgit, en tout cas, l’idée d’une lutte coordonnée contre le sweating system. Le 6 avril 1904, une grande assemblée organisée par la Fédération des anarchistes juifs se tient au local Wonderland, à Whitechapel. Elle pose les bases revendicatives d’un conflit à venir. Au même moment, le syndicat des boulangers juifs lance une grève pour les salaires et l’introduction du label. Refusant de transiger sur cette seconde revendication, le patronat contribue à radicaliser le mouvement, qui s’étend à d’autres industries. Le conflit se clôt en quelques semaines, par une victoire complète des ouvriers boulangers. Le succès de cette grève aura une immense portée. Il prouvera, en tout cas, que l’abolition du sweating system était possible, mais qu’elle dépendait des travailleurs eux-mêmes. Il faudra huit ans d’incessant travail militant pour que cette conviction l’emporte dans les sweating shops.
En avril 1912, les travailleurs de la confection du West End de Londres – dont les conditions de travail sont paradisiaques si on les compare à celles de l’East End – entament un mouvement revendicatif pour l’augmentation des salaires. La tactique – habile – du patronat consiste, alors, à s’appuyer sur les ateliers de l’East End pour briser ce mouvement de « nantis », mais c’est sans compter sur la réaction des sweating shops.
« Dans les ateliers organisés, on refuse ouvertement de faire le travail des grévistes. (…) Pour les camarades de la Fédération anarchiste, il était clair, depuis le début, qu’il fallait tout faire pour éviter que les travailleurs juifs ne fussent accusés de jouer les briseurs de grève. » [Mémoires, vol. 2.]
Dès lors, il s’agit de transformer la grève du West End en grève générale de l’industrie de la confection. Dans cette perspective, une assemblée convoquée par le Comité uni des syndicats juifs de tailleurs se tient au Great Assambly Hall. Gigantesque, elle attire 10 000 personnes, débordant l’enceinte des débats. Le vote pour la grève est unanime. Le lendemain, 8 000 travailleurs de l’East End cessent le travail, bientôt rejoints par 5 000 autres. Le secteur est totalement paralysé. Le comité rédacteur de l’Arbayter Fraynd décide, alors, de publier un quatre-pages quotidien, et ce aussi longtemps que durera le conflit.
La grève est imposante. Elle est soutenue par toute la population juive de l’East End, solidaire de la confection : des soupes populaires sont ouvertes, le Syndicat des boulangers offre du pain gratuit aux familles des grévistes.
« Notre lutte a débuté sous la forme d’une grève de solidarité, mais rapidement se posa la question de nos propres revendications. C’était la première fois qu’une grève touchait l’industrie la plus importante du ghetto et que s’ouvrait la perspective d’en finir avec l’odieux sweating system, en imposant par la lutte des conditions normales de travail. » [Mémoires, vol. 2.]
La lutte dure six semaines. Elle est âpre. « Une grève de la faim au sens propre du mot », écrira Rocker, qui s’y investit sans compter : il est en charge de l’édition quotidienne d’Arbayter Fraynd, assiste aux réunions du comité de grève, participe aux piquets devant les ateliers, prend la parole dans les assemblées de grévistes. Au bout de six semaines, la Master Association – le patronat – accepte une réduction du temps de travail et des augmentations de salaires, mais refuse obstinément la principale revendication des grévistes : le contrôle syndical des ateliers. Une grande assemblée se tient alors au Pavillon Theater de Whitechapel. Rocker y est chargé par le comité de grève de préciser les enjeux du conflit.
« Il était clair, pour moi, qu’on ne pouvait pas bercer d’illusions des travailleurs qui s’étaient battus si courageusement. Il fallait leur dire la vérité pour qu’ils décident, en connaissance de cause, de la suite à donner à ce mouvement. J’ai parlé environ une heure (…) et j’ai conclu mon discours par ces mots : “ La décision est entre vos mains. Personne ne peut vous dire ce que vous devez faire. C’est à vous de résoudre cette question : ou vous vous contentez des concessions qu’ont faites les patrons ou vous continuez la lutte jusqu’au bout, jusqu’à l’obtention de la dernière de vos revendications, la plus importante.” C’est alors qu’éclata une tempête dans la salle et que fusèrent les cris “ Nous ne céderons pas ! ” » [Mémoires, vol. 2.]
Le vote des grévistes est unanime. Quelques jours plus tard, les patrons cèdent. La victoire est complète.
Pour Rocker, cette lutte marque le point d’orgue de l’histoire sociale de l’East End.
« Au cours de ce mouvement, les grévistes firent preuve d’une telle abnégation, d’un tel héroïsme que l’événement demeure inoubliable. (…) Pourtant, les masses qui se mirent en mouvement et supportèrent les pires souffrances étaient loin d’être acquises à l’anarchisme ; le plus souvent, elles étaient composées d’hommes et de femmes sans inclinaison politique ou sociale particulière. » [Mémoires, vol. 2.]
Il y voit une confirmation, in vivo, des principes et des méthodes syndicalistes révolutionnaires : quand des prolétaires conscients de leur force et déterminés à vaincre se mettent en marche et décident, en pleine autonomie, de l’action directe qu’ils doivent mener contre le patronat, la victoire est, sinon certaine, du moins possible. Cette expérience, Rocker ne l’oubliera jamais.
La grève terminée, sa popularité est à son zénith. À tel point que, dans les sweatshops, les slums et les backrooms de Whitechapel, on l’appelle affectueusement le « rabbin goy ». Ce monde bigarré et chaleureux d’où montent des résonances de spiritualité, des chants venus du fond des âges et une solidarité à toute épreuve, propre des peuples dispersés, Rocker l’a aimé plus que tout. Ses Mémoires en témoignent. Ce fut un honneur, écrit-il, d’avoir été accueilli comme un des siens par le petit peuple de l’East End et un juste retour des choses de l’avoir accompagné dans ses combats.
« J’ai vécu vingt ans dans le ghetto, maintenu des relations quotidiennes avec les travailleurs juifs, connu leurs difficultés et leurs privations, pris part intensément à leurs luttes pour le pain, éveillé en eux des désirs, partagé leurs joies et leurs espérances en me considérant comme un de leurs égaux. (…) De cela je suis fier. » [Mémoires, vol. 2.]
Rocker – à qui Milly donna un fils, Fermin, né en 1907 au cœur du ghetto – gardera toujours de cette période de son existence une très vibrante nostalgie.
Fin d’époque
Dernière échappée belle avant la catastrophe, Rocker entreprend, de février à mai 1914, une tournée de conférences au Canada. Accompagné de son fils aîné Rudolf [27] –, il parcourt l’est du pays, de Québec à Winnipeg, en poussant jusqu’à Towanda (Pennyslvanie), où vit une sœur de Milly, et Chicago (Illinois), où il est convié à un banquet anarchiste organisé en son honneur.
De retour à Londres, Rocker rencontre, à quelques jours de distance, Kropotkine et Malatesta. Le premier se déclare convaincu que la guerre est proche et considère que l’Allemagne en portera la principale responsabilité. Le second, de retour d’Ancône [28], ne croit pas que la bourgeoisie internationale soit assez folle pour déclarer une guerre qui, à ses dires, enclenchera immanquablement une dynamique révolutionnaire.
Le 4 juillet, la Fédération des anarchistes juifs tient conférence. Malatesta, dont la présence est saluée avec enthousiasme par l’assistance, y juge la situation très sérieuse au lendemain de l’attentat de Sarajevo, mais n’imagine toujours pas que la guerre puisse être déclarée. Son optimisme sans limite est partagé par le Bureau de l’Internationale anarchiste [29], qui s’affaire à préparer son deuxième congrès, devant se tenir à Londres dans les semaines suivantes.
La nouvelle de l’assassinat de Jaurès tombe comme une bombe. Le 2 août 1914, l’Independent Labour Party (ILP), soutenu par les anarchistes, organise, à Trafalgar Square, un meeting de résistance à la guerre. Aux abords du meeting, Rocker rencontre des compagnons qui s’inquiètent de savoir ce que fera la social-démocratie allemande. « Au mieux, répond Rocker, elle ne votera pas les crédits de guerre, mais même cela n’est pas sûr. » Le lendemain, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 5, c’est au tour de l’Angleterre de déclarer la guerre à l’Allemagne.
Dans les jours qui suivent, Rocker assiste aux premiers départs de troupes.
« Pour moi commença, alors, une période de grave dépression. J’ai vite compris que tout ce qui avait été entrepris au cours de ces années allait tomber en ruines. Le mouvement ouvrier socialiste avait misérablement failli en un temps où l’avenir de l’Europe était entièrement entre ses mains. Les discours grandiloquents et les résolutions de congrès internationaux n’avaient été qu’écrans de fumée et mots creux, des jeux de scène incapables d’allumer la moindre étincelle de résistance. » [Mémoires, vol. 2.]
Le 7 août 1914, il s’exprime ainsi dans Arbayter Fraynd :
« Seuls les travailleurs pouvaient empêcher ce recul vers la barbarie la plus sanglante. Mais ils n’ont pas pris conscience du danger et ils ont gâché leurs forces en mesquineries, quand les rois et les grands faiseurs d’opinion publique travaillaient opiniâtrement à plonger l’Europe dans l’abîme. (…) Maintenant il est trop tard. (…) Que personne ne se berce d’illusions. Cette guerre sera longue. Trop d’intérêts sont en jeu. C’est une lutte qui commence pour l’hégémonie en Europe et sur le monde. Elle sera menée jusqu’à ses extrêmes conséquences. » [Mémoires, vol. 2.]
Sous la pression de la « presse jaune » commence alors, en Angleterre, et ce quelques semaines seulement après la déclaration de guerre, l’enregistrement des « étrangers ennemis ». Pour Rocker, la cause est entendue. Il sait que ses jours de liberté sont comptés.
Au même moment, le mouvement anarchiste est agité de forts débats internes tournant autour de la position pro-Entente adoptée par Kropotkine. Rocker, très affecté par le ralliement à la guerre de son admiré maître, décide, malgré ce qu’il lui en coûte, de le combattre publiquement dans les colonnes d’Arbayter Fraynd.
« Pierre exprimait une opinion qui reposait sur une profonde conviction (…), mais ses conclusions étaient inacceptables et conduisaient aux conséquences les plus néfastes. » [Mémoires, vol. 2.]
Dans ce pénible conflit, Rocker se range résolument du côté de Malatesta, même s’il ne partage pas son indestructible optimisme quant aux perspectives forcément révolutionnaires que doit ouvrir cette guerre. Au plus fort de la polémique, cependant, il ne caricaturera jamais la position de Kropotkine et, pas davantage, il ne rompra ses relations avec lui.
Sur ordre spécial du ministère de la guerre, Rocker est arrêté comme « étranger indésirable », le 2 décembre 1914, et interné au camp « Olympia ». Le 14 décembre, il est transféré sur le bateau prison Royal Edward, en rade de Southend. Le 1er juin 1915, il est conduit à l’ « Alexandra Palace », ancien bâtiment d’exposition du nord de Londres reconverti en camp.
Le 28 juillet 1916, c’est au tour de Rudolf, le fils de Rocker, et de Milly d’être arrêtés. Le premier est conduit au camp de Stratford, Milly à la prison d’Holloway. Deux semaines plus tard, elle est transférée à la prison pour femmes d’Aylesbury. Sa libération, lui laisse-t-on entendre, dépend d’un engagement de sa part à s’abstenir de toute propagande anti-guerre. Elle refuse. Comme elle refuse que Kropotkine – à qui elle en veut beaucoup de s’être aligné sur l’un des deux camps en conflit – n’intervienne en sa faveur. Il le fera tout de même. Sans résultat.
Le 9 mars 1918, Rocker est extradé vers la Hollande. Malgré toutes ses démarches et sollicitations entreprises, il part seul. Sans autre perspective que d’attendre la libération des siens.
L’histoire, on le sait, procède parfois par ironie. Dans le cas de Rocker, celle qui ponctua cette sale époque mérite d’être rapportée. Extradé vers la Hollande, l’ « étranger indésirable » cherche à obtenir un permis de séjour lui permettant d’éviter le retour forcé au pays natal. Il n’y parvient pas. Mis dans un train à destination de l’Allemagne, il tente une évasion. Sans succès. Retenu au poste frontière allemand de Gogh et conscient des risques encourus, il attend, sans espoir, que les autorités de Berlin statuent sur son sort. Trois semaines plus tard, la réponse tombe, sous la forme d’un certificat ainsi libellé : « Le rapatrié sans Etat (staatlose) d’Angleterre, Rudolf Rocker, est renvoyé en Hollande par ordre du commandement général VII, AK, qui lui a refusé son entrée en Allemagne. Gogh, poste de contrôle de la frontière, 11 avril 1918. Signé : Merk, lieutenant chef. »
Contre toute attente, donc, Rocker se voit réexpédié, ce 11 avril 1918, vers la Hollande. À Gennep, poste frontière, l’apatride définitif montre fièrement son arrêté d’expulsion aux autorités bataves qui, visiblement, n’ont jamais eu en main un document de la sorte. Staatlose… Quel meilleur passeport pour un anarchiste ! Ironie de l’histoire, disions-nous…
La parenthèse hollandaise durera d’avril à novembre 1918. Hébergé, dans un premier temps, à Hilversum, par l’infatigable rédacteur de De Vrije Socialist, Domela-Nieuwenhuis, Rocker s’installe bientôt à Amsterdam où il donne des cours de langue et fréquente un cercle de réfugiés allemands sous influence marxiste, parmi lesquels s’illustre le très dogmatique Wilhelm Pieck [30]. Mais Amsterdam, c’est surtout, pour Rocker, le temps béni des retrouvailles avec Milly, enfin libérée, et son fils Fermin [31]. Il lui reste, alors, à attendre la fin de la guerre pour envisager, vingt-six ans après l’avoir quitté, un retour au pays.
Une Allemagne entre promesse et désarroi
Comment fait-on pour s’en retourner chez soi quand on est staatlose ? On compte sur sa chance, un peu aussi sur le chaos ambiant. C’est que l’Allemagne que retrouve Rocker est un pays de vaincus, un pays où souffle le vent de la défaite, un pays où la guerre a brisé les corps et attisé le ressentiment.
En novembre 1918, quand Rocker franchit le seuil de cet étrange pays, à Bentheim, frontière germano-hollandaise, on songe bien à refouler ce staatlose, mais le zèle du représentant de l’autorité chargé d’examiner son cas est vite refroidi par la protestation des occupants du train, pour la plupart des soldats démobilisés soucieux de rentrer chez eux au plus vite. C’est ainsi, la guerre a tout détruit, même les réflexes de base de la très méthodique police allemande.
Rocker a quelque peu hésité sur sa destination. Par penchant, il eût préféré s’en retourner à Mayence, mais son ami Fritz Kater [32], président de l’Association libre des ouvriers allemands (FVdG), l’en a dissuadé. C’est à Berlin, lui a-t-il écrit, que sa présence était indispensable. Arrivés dans la capitale de l’ancien Reich, les Rocker sont hébergés par Kater en son petit logement de la Kopernikusstrasse. Quelque temps plus tard, ils trouvent une chambre du côté de Sralauer Allee, avant de s’installer à Neukölln.
Pour l’heure, c’est le temps des prises de contact. Le siège de la FVdG et de Der Syndicalist – une boutique de la Waeschauerstrasse – bruit comme une ruche. Les débats y vont bon train. Dissoute pendant la guerre, l’organisation syndicaliste révolutionnaire connaît une rapide reconstruction. Auréolé de son expérience acquise à l’étranger, Rocker y devient rapidement un personnage très écouté. Il est de ceux qui pensent qu’on ne doit pas se contenter d’une simple remise en marche des anciennes structures de l’organisation ouvrière. À ses yeux, il est nécessaire d’en refonder une nouvelle, dont le terreau serait celui de la FVdG, mais qui trancherait le lien avec ses anciennes origines sociales-démocrates pour se revendiquer clairement de l’anarcho-syndicaliste.
C’est cloué au lit à la suite d’une hémorragie intestinale que Rocker vivra l’insurrection spartakiste de Berlin de janvier 1919. L’analyse qu’il en tire, dans ses Mémoires, se révèle fouillée, mais très objective, presque détachée. Pour Rocker, l’insurrection, qui ne réunissait aucune des conditions politiques et stratégiques nécessaires pour vaincre, ne pouvait se terminer que dans un bain de sang. À ses yeux, au-delà de la trahison des chefs de la social-démocratie, c’est l’intégration du prolétariat à l’idéologie dominante qui rendit impossible toute avancée révolutionnaire.
« L’éducation qu’avait reçue le prolétariat allemand le préparait plus certainement aux victoires électorales qu’à un travail constructif et sérieux en vue de l’édification du socialisme. Ce qu’on doit reprocher aux sociaux-démocrates (…), c’est de s’être aveuglés au point d’avoir permis à l’ennemi intérieur de reconstituer ses forces et, en quelques semaines, d’avoir laissé la réaction détenir de nouveau entre ses mains tous les ressorts du pouvoir armé. » [Mémoires, vol. 3.]
Et de conclure :
« Un peuple qui tolère un Noske au début de sa révolution ne doit pas s’étonner qu’un Hitler s’en fasse le fossoyeur. » [Mémoires, vol. 3.]
En ces temps agités, Rocker est mandaté par la commission administrative de la FVdG pour assister à la conférence nationale des ouvriers des usines d’armement d’Erfurt (mars 1919). Lors de cette rencontre, prolongée par une tournée de conférences en Thuringe, il perçoit une réelle sympathie pour ce que représente le syndicalisme révolutionnaire. Des noyaux ouvriers radicalisés sont séduits par ses principes et, plus encore, par ses méthodes d’action directe. La transformation de la FVdG en FAUD [33] confirmera cette tendance. La nouvelle organisation se développera vite, mais sur une base parfois confuse, attirant souvent à elle des éléments plus enclins à l’activisme révolutionnaire que convaincus de la justesse de ses thèses sur l’autonomie ouvrière. De fait, le manque de tradition libertaire, au sein même de la FAUD, contraria la volonté de ses fondateurs de constituer, autour d’elle, un pôle syndicaliste d’action directe capable de coaliser, sur une base apartidaire, les éléments les plus conscients du prolétariat combattant. C’était sans doute faire preuve de trop d’optimisme que de le penser, tant le mouvement ouvrier allemand, y compris dans ses franges les plus déterminées, était façonné par le marxisme et travaillé par ses diverses composantes – sociale-démocrate, socialiste indépendante et bolchevique [34].
Contre vents et marées, construire l’alternative libertaire
« La défaite de Munich constitua l’un des hauts faits de la révolution allemande. Après la grande saignée de Berlin et les insurrections locales de Brême, de Saxe, d’Allemagne centrale et de Rhénanie, l’Allemagne méridionale représenta son dernier espoir, écrasé lui aussi. » [Mémoires, vol. 3.]
C’est de Berlin, et sans croire à ses chances de succès, que Rocker assiste, en avril 1919, à ce qui apparaît comme le dernier épisode de la « révolution allemande » : la République des conseils de Bavière. Il sait que ses amis libertaires Erich Mühsam et Gustav Landauer y sont ardemment impliqués. Il sait aussi que l’un et l’autre n’y jouent pas la même partition. Pour le premier, seul compte l’élan révolutionnaire du moment ; pour le second, aucun enthousiasme ne doit empêcher que s’exerce la lucidité du militant. Quand, prise en main par le KPD, la République des conseils s’achemine vers sa propre négation, il n’est d’autre choix, pour Rocker, que celui qu’opère, avec courage et détermination, Landauer : la dénonciation des diktats communistes. Au nom de l’unité prolétarienne, chimère qui le conduira à se rallier au KPD, Mühsam justifie, au contraire, l’injustifiable. Par naïveté politique, dirons-nous [35].
Aux yeux de Rocker, le parcours de Landauer dénote une parfaite cohérence et sa tragique disparition [36] constitue une perte irréparable pour le mouvement libertaire. « Dans leur majorité, précise-t-il, les anarchistes allemands de l’époque ne comprirent rien » à sa pensée. Elle n’en demeure pas moins, pour lui, une des contributions les plus subtiles à la définition d’un socialisme libertaire enfin débarrassé de ses propres dogmes.
« Landauer chercha à forger de nouveaux concepts, en s’écartant si nécessaire des anciens sillons tracés. L’idée des conseils représentait, à ses yeux, une réincarnation première du socialisme libertaire. (…) Il n’acceptait ni les impositions externes ni leur porte-voix, qui amputaient la vie de sa riche multiplicité pour ramener le processus social à quelques normes préétablies. Il savait, de plus, que la dictature est le moins adapté de tous les moyens pour donner naissance à une nouvelle communauté humaine. » [Mémoires, vol. 3.]
Si l’écrasement de la République des conseils de Bavière ouvre la voie à la normalisation de la République de Weimar, sa priorité n’en demeure pas moins la mise au pas des récalcitrants de gauche. C’est dans le cadre de cette politique que Noske fait tirer sur le peuple de Berlin en janvier 1920 et décrète, par la même occasion, l’état de siège. Au même moment, il frappe d’interdiction de paraître les journaux ouvriers, dont Der Syndikalist. En février, Rocker et Kater sont arrêtés. Accusés d’être les « principaux propagandistes du mouvement syndicaliste allemand », ils sortent de prison un mois plus tard, juste à temps pour assister à la tentative de coup d’État de Kapp [37].
Assez vite convaincu que les « kappistes » n’ont aucune chance de vaincre, c’est le mouvement de résistance ouvrière que déclenche le putsch qui intéresse au plus haut point Rocker, d’autant, écrit-il, qu’en ces jours, « les anciennes querelles entre organisations disparurent », malgré l’attitude de neutralité adoptée, dans un premier temps, par le KPD. Rapidement, en effet, « un front serré de tout le prolétariat, allant des sociaux-démocrates aux syndicalistes et anarchistes », se constitue. La grève générale s’organise avec une telle puissance que les « secteurs libéraux de la bourgeoisie » finissent par basculer du côté de la résistance. Les « kappistes », totalement isolés, n’ont plus qu’à se rendre.
« Le hasard voulut qu’en ces jours, il fit extraordinairement beau. Le soleil brillait dans un ciel sans nuages, comme s’il avait décidé de se mettre de la partie. Confiante, la population partageait un même sentiment de fierté, celui que donne la certitude d’une victoire. Jamais je n’ai vu à Berlin autant de visages souriants qu’en ces journées inoubliables. » [Mémoires, vol. 3.]
Le putsch est un échec retentissant. Le lendemain de la fuite de Kapp vers la Suède, les autorités légales s’en reviennent à Berlin, mais sans Noske, abandonné en cours de route [38].
« S’il y eut une occasion d’en finir, une fois pour toutes, avec les tenants du militarisme et de la réaction, ce fut bien au lendemain de ces événements » [Mémoires, vol. 3.]
Mais il n’en est rien, au contraire. Remplaçant Noske à la Défense, le général von Seeckt – qu’on avait connu plus contemplatif face au Freikorps – ne tarde pas à promulguer l’état de siège et à faire tirer sur les foules ouvrières de Rhénanie du Nord-Westphalie qui ne se contentent pas de cette démocratique sortie de crise. Le nombre des victimes est estimé à un millier [39].
Au début des années 1920, la FAUD porte l’essentiel de son effort sur la consolidation de ses bases syndicales, le travail culturel et la constitution d’une organisation internationale. Ascendant de 1920 à 1923, le mouvement qui la porte lui permet de s’implanter dans la Ruhr, le Nieder-Rhein, la Thuringe, la Saxe, la Silésie, la Sarre et dans les villes portuaires du Nord et de l’Ouest. Un des principaux écueils auxquels elle se trouve, cependant, confrontée réside dans l’impréparation des nouveaux adhérents. Pour tenter d’y remédier, elle accorde le plus grand soin à la formation militante.
Dans le même esprit, la FAUD privilégie l’existence d’une presse militante de qualité – dont la pièce maîtresse est, sans aucun doute, Der Syndikalist [40] – et la fondation, en 1919, d’une maison d’édition – Verlag Syndikalist –, qui constituera un catalogue d’excellente qualité [41] et perdurera jusqu’en 1933.
Enfin, à une échelle plus vaste, la FAUD est à l’origine de la fondation, début 1923, de l’Association internationale des travailleurs (AIT) nouvelle manière [42].
Sur ces trois fronts, Rocker est de toutes les initiatives. Il sillonne l’Allemagne de réunions en conférences ; il écrit à foison dans la presse de la FAUD ; il publie de nombreux livres et brochures au Verlag Syndikalist, où il joue également un rôle de conseiller écouté ; il s’investit corps et âme dans la fondation de l’AIT, dont il rédige la déclaration de principes et dont il sera l’un des trois premiers secrétaires – avec Alexandre Schapiro et Augustin Souchy. Sur ce terrain, sa connaissance des langues étrangères constitue évidemment un atout précieux. D’autant que Berlin – où l’AIT a son lieu de résidence – est alors un endroit très fréquenté par des militants libertaires de diverses nationalités traqués par la police. Sur le plan de la solidarité active, les anarcho-syndicalistes allemands feront preuve d’une attitude exemplaire, accueillant avec chaleur les nouveaux arrivants et créant même un fonds spécial, alimenté par leurs cotisations, en faveur de l’exil anarchiste russe, dont Berlin constitue, par sa situation géographique, la plaque tournante [43].
L’heure des brasiers
C’est à partir de 1925 que la FAUD enregistre un tassement, voire un recul, de ses effectifs, subissant, comme d’autres forces révolutionnaires, le premier effet de cette « indifférence paralysante » qui est en train de saisir le mouvement ouvrier allemand et dont vont profiter ses pires ennemis.
« C’est à cette époque que la contre-révolution s’incarna dans cette forme nouvelle que représentait le national-socialisme. » [Mémoires, vol. 3.]
Appuyés par les Junkers et les barons de l’industrie lourde, le national-socialisme se développe d’abord sur sa « gauche » en prônant le « démantèlement de l’économie usurière », la « socialisation des grands établissements industriels » et « l’abolition du capital rapace ». Portée par le courant des frères Strasser [44], cette stratégie de séduction ne tarde pas à avoir l’effet de dévoiement escompté.
« De larges couches du prolétariat allemand furent irrésistiblement attirées par ce nouveau mouvement. Ses sections d’assaut étaient presque exclusivement composées de prolétaires. » [Mémoires, vol. 3.]
Pour Rocker, la politique de collusion avec la réaction adoptée par la social-démocratie après le putsch de Kapp a indiscutablement favorisé la poussée du nazisme.
« La grande responsabilité acquise devant l’histoire et le peuple allemand par la social-démocratie ne tient pas au fait qu’elle aurait été une ramification du fascisme, comme le soutenaient jusqu’à satiété les communistes, mais à l’évidence que, par son inexcusable faiblesse, elle permit au fascisme de croître et favorisa ainsi, involontairement, le triomphe ultérieur du IIIe Reich. » [Mémoires, vol. 3.]
Quant au KPD, il épouse sans sourciller toutes les consignes de Moscou – y compris les plus nationalistes et les plus antisémites – et, par son refus réitéré de faire alliance avec ceux qu’il qualifie de « sociaux-fascistes », il laisse le terrain libre aux nazis.
Tant que faire se peut, la FAUD rame contre le courant, prônant l’unité ouvrière contre le fascisme, mais ses appels sont sans écho. La marée brune montante prépare l’heure des brasiers.
De son côté, Rocker s’adonne, à temps plein, à ses tâches de secrétaire de l’AIT. En juin 1929, il se rend en Suède, où il assiste à un congrès de la SAC et, deux ans plus tard, en Espagne, où il participe au IVe Congrès de l’AIT. De ce périple espagnol, il revient ébloui par le pouvoir d’attraction de la CNT.
« En Espagne, il existait un puissant mouvement populaire qui influençait des millions de personnes et qui, après avoir résisté victorieusement aux pires persécutions, se préparait à se lancer à la conquête d’un monde meilleur. Dans le reste de l’Europe, au contraire, le mouvement ouvrier avait perdu depuis longtemps ses capacités de lutter ; il se contentait de résister défensivement à l’avancée de la contre-révolution. » [Mémoires, vol. 3.]
De retour à Berlin, il assiste, impuissant, à l’effondrement de cette alternative libertaire à laquelle il a consacré tant d’efforts. Exsangue et sans perspective, la FAUD ne compte plus, désormais, que 7 000 adhérents. Au lendemain du « coup d’Etat de von Papen » qui amène Hitler au pouvoir, elle réunit, pourtant, à Berlin, une assemblée clandestine de ses militants [45] et décide de lancer, seule, un appel à la grève générale. C’est Mühsam qui est chargé de le rédiger. Il est imprimé et diffusé dans la nuit. Le jour suivant, le Vorwärts, organe du Parti social-démocrate, accuse les auteurs de cet appel d’être des « agents du fascisme » et exhortent les travailleurs à ne pas céder à la provocation.
Au lendemain de l’incendie du Reichstag [46], le filet se resserre vite sur les opposants de toutes tendances au régime. Mühsam est arrêté alors qu’il a en poche un billet pour Prague [47]. Sitôt connue la nouvelle, les Rocker décident d’abandonner leur domicile de Ridower Allee, situé à Britz. Ils partent sans bagage pour ne pas attirer l’attention, Rocker emportant sous le bras le manuscrit à peine terminé de Nationalisme et culture, un travail de plusieurs années.
Hébergés chez Wilhem Werner, ils mettent au point un plan de fuite pour la nuit même. Le soir tombé, Milly retourne au domicile y chercher quelques effets personnels. Quelques heures plus tard, ils prennent le train pour Magdeburg, puis partent pour Francfort, le lendemain.
Deux jours après, ils arrivent à Bâle, le 4 mars 1933. Quatre jours plus tard, ils prennent la direction de Zurich pour un nouvel exil, sans retour celui-là.
On the road again
Il faut s’imaginer Rocker cheminant, en ce début de printemps 1933, aux côtés d’Emma Goldman, sur la plage alors déserte de Saint-Tropez. Ils devisent sur les affaires d’un monde qui court à sa perte.
« La courageuse combattante était devenue une femme de réflexion. Elle était portée à faire le bilan de son existence. (…) Elle s’était faite plus sévère vis-à-vis d’elle-même et, en même temps, plus tolérante dans son jugement sur les hommes et les événements. » [Mémoires, vol. 3.]
Elle ne croyait plus alors, ajoute Rocker, « à la force miraculeuse de la révolution ». Trop de coups lui avaient été portés par le bolchevisme. Trop d’incertitudes pesaient quant au devenir d’une humanité ballottée entre deux totalitarismes, le rouge et le brun. On peut penser que Rocker n’était pas loin de penser la même chose.
C’est à l’invitation d’Emma Goldman et d’Alexander Berkman que les Rocker ont atterri là. En attente. En partance. Pour la suite, rien n’est sûr. Invité par des compagnons new-yorkais, Rocker a accepté une tournée de conférences à travers les États-Unis et le Canada prévue pour l’automne. Milly et lui sont heureux à l’idée d’y retrouver leur fils Fermin, installé à New York depuis un an, mais leur avenir, ils le voient plutôt en cette vieille Europe, brinquebalée au vent mauvais de l’histoire, mais si proche de leur manière de vivre.
La France ne voudra pas d’eux, et pas davantage l’Angleterre, où la suspension du droit d’asile et une nouvelle loi relative aux étrangers les poussent vers la sortie. Ils obtiennent un permis de séjour de deux mois, non renouvelable. Le 27 août 1933, ils embarquent, à Southampton, en direction de New York, sur le Stadendam.
De New York, les Rocker se rendent à Towanda (Pennsylvanie), chez Fanny, la sœur de Milly. Désormais à l’abri, Rocker connaît les premiers symptômes du syndrome de l’exilé : la tranquillité recouvrée aiguise la conscience douloureuse. Il est assailli par le souvenir des vieux compagnons demeurés dans cet asile de fous qu’est devenue l’Allemagne nazie. Une semaine après son arrivée, il reçoit une lettre de son ami Nettlau, envoyée de Barcelone, qui l’incite à prendre racine à Towanda et à s’atteler au récit de son expérience dans l’East End londonien.
« Vous avez été un exemple unique de non-juif qui a consacré ses forces, pendant de longues années, au mouvement ouvrier juif en Angleterre et vous êtes pour cela le plus indiqué pour témoigner de ce que fut ce mouvement, qui demeure une terra incognita pour tout un chacun. Aujourd’hui que l’anti-judaïsme se manifeste de façon si odieuse, moyenâgeuse, pourrait-on dire, votre expérience personnelle, au sein de ce mouvement, n’en prend que plus de valeur. » [Mémoires, vol. 3.]
De fait, Rocker manifeste depuis longtemps l’intention d’écrire une histoire du mouvement juif en Angleterre, mais le temps lui a manqué. Il a désormais soixante ans. Entrecoupée, il est vrai, d’interventions militantes multiples et de très nombreux autres travaux d’écriture, la rédaction de ses Mémoires – qu’il commence alors – l’occupera durant les vingt années à venir.
Quand éclate, en juillet 1936, la guerre d’Espagne, Rocker n’hésite pas un seul instant à y consacrer toutes ses forces. Ce combat-là, il en fait d’emblée le sien. Parce qu’il lave les offenses et qu’il venge les morts. De ce combat, il faut en être, même de loin. Rocker arpente alors le territoire des États-Unis, « de côte à côte », avec l’espoir de convaincre la classe ouvrière américaine de la justesse de la cause du peuple espagnol.
« C’était la première fois depuis l’apparition du fascisme en Europe qu’un peuple tout entier lui opposait une résistance déterminée et unanime. » [Mémoires, vol. 3.]
Mais il y a davantage : Rocker pressent que ce qui se joue, en terre d’Espagne, au-delà de la nécessaire résistance au fascisme, c’est l’avenir de l’idée même de révolution, une révolution que les anarcho-syndicalistes ont mise en marche et qui se présente, dans son projet même, comme l’exact opposé de la révolution russe.
Ce combat-là, Rocker le mènera jusqu’au bout. Contre la presse américaine de droite et de gauche, qui manifeste la même antipathie pour les anarchistes. En se consacrant pleinement à la rédaction de The Spanish Revolution, journal lancé et financé par les Éditions Fraye Arbayter Shtime. En écrivant deux textes importants sur le sujet : The Truth about Spain (1936), et surtout The Tragedy of Spain (1937).
Mais Rocker ne se berce pas d’illusions sur les chances de victoire du peuple espagnol. Il déchiffre très vite le jeu qui pousse les puissances internationales à intervenir – ou à s’abstenir d’intervenir – en Espagne. D’où sa réserve de jugement quant à l’orientation stratégique adoptée, pendant cette guerre, par les instances dirigeantes de la CNT-FAI, et particulièrement quant à leur décision de collaborer au gouvernement républicain. De loin, il ne se sent pas capable de juger une telle entorse aux principes. Ce qui l’obsède davantage, ce qui l’empêche même de dormir, c’est la passivité du prolétariat international, son refus de s’impliquer davantage dans la solidarité, sa lâcheté, en somme.
Quand tout est perdu, Rocker sait que la Seconde Guerre mondiale a commencé en Espagne et que, d’avoir laissé périr le seul peuple qui a su faire front au fascisme, les démocraties ont signé leur arrêt de mort.
Sitôt entrés en guerre, les États-Unis procèdent à un recensement des « étrangers ennemis ». Autrement dit, l’histoire se répète. Comme étrangers, les Rocker sont déclarés suspects et assignés à résidence. Les démocraties sont ainsi, elles ont de l’accueil une idée fort restreinte. Jusqu’à la fin de leur existence, les autorités américaines les considéreront comme des émigrés « provisoires ».
De cette guerre, Rocker dira :
« Je désirais la défaite de l’Allemagne, non que les défauts, les contradictions et les injustices inhérentes au système capitaliste me fussent soudainement devenus sympathiques, mais simplement parce que je n’avais pas perdu le sens des proportions. » [Mémoires, vol. 3.]
Il sera clairement interventionniste et partisan déclaré de l’implication des anarchistes dans la résistance antinazie.
Puis viendra la paix, et son cortège de désillusions.
Installés à Mohigan, une communauté libertaire située à une centaine de kilomètres de New York, les Rocker y trouveront un « lieu de vie idéal ». Au sortir de la guerre, les nouvelles qui leur parviennent des compagnons allemands disent assez quelle fut la violence du choc : presque tous ceux qui, de près ou de loin, ont été de la résistance antinazie sont morts au combat, sous la torture ou en déportation. Décimée, la FAUD n’existe plus que dans la mémoire de quelques anciens. Malgré diverses tentatives de reconstruction, sous son nom ou sous d’autres appellations – comme la Fédération des socialistes libertaires (FSL) –, elle finira par sombrer. Désormais la relève manque.
Pour l’anarchisme, c’est une longue traversée du désert qui commence. L’époque lui est hostile. Entre flonflons patriotiques et envolées démocratiques, les peuples y aspirent au bien-être matériel et à la liberté surveillée. Cette mutation historique, Rocker tentera de la penser, convaincu qu’un renouveau de la pensée libertaire exige d’ouvrir les yeux sur le monde tel qu’il est, au prix d’un réexamen critique de ses principes et d’une révision de ses méthodes.
Survivant de trois ans à la mort de Milly, Rocker quittera définitivement la scène le 11 septembre 1958. Des milliers de pages – pour certaines lumineuses – qu’il légua à la postérité, ses Mémoires demeurent un témoignage unique sur une époque où le rêve émancipateur de l’anarchisme côtoya les pires abjections d’un siècle qui en fut fécond.
Freddy GOMEZ