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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Avec les compliments de Ludd et Shelley
À contretemps, n° 46, juillet 2013
Article mis en ligne le 19 juillet 2014
dernière modification le 20 février 2015

par F.G.

■ Julius VAN DAAL
LA COLÈRE DE LUDD
Montreuil, L’Insomniaque, 2012, 288 pp.

■ Percy Bysshe SHELLEY
ÉCRITS DE COMBAT
Traduits par Félix Rabbe, Albert Savine, Philippe Mortimer
et précédés de « Shelley, un exilé parmi nous », d’Hélène Fleury
Montreuil, L’Insomniaque, 2012, 288 pp.


En avant-propos de La Colère de Ludd, Julius Van Daal écrit que « la révolution industrielle est ce moment où l’humanité bascule hors d’elle-même, d’abord gauchement et timidement, puis avec une ardeur et une assurance toujours accrues, sourde à tout autre argument qu’économique, entraînée dans la spirale sans fin de la valorisation, dont l’implacable et fructueux mouvement paraît résoudre tous les problèmes matériels... Non sans créer, à chaque problème résolu, cent nouveaux problèmes toujours plus épineux, toujours plus calamiteux. » La révolution industrielle est donc cet instant historique où, en un XIXe siècle tout juste entamé, la mise en marche du « Moloch machine » ouvre sur une régression progressiste de grande ampleur dont on tardera à comprendre les irréparables effets, et sur la vie des hommes et sur le cours du monde.

Si les luddites, artisans et ouvriers tisserands de vieille souche destinés à être prolétarisés par la dynamique du capitalisme industriel, furent des voyants, c’est sûrement parce qu’ils comprirent, avant tout le monde, qu’il n’y avait rien d’insensé à réagir, pour préserver une vie décente, aux prétentions d’une bourgeoisie conquérante – dont Marx dira, quelques années plus tard, dans le Manifeste communiste, qu’elle se singularise, comme classe, par le fait qu’elle « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales ». Autrement dit, cette révolte pour la dignité, que Julius Van Daal nous conte par le menu et de manière ouvertement réjouissante, fut, comme il l’indique lui-même, clairement « réactionnaire », mais, précise-t-il, réactionnaire « au sens littéral du terme : leur réaction visait avant tout à entraver une action (l’introduction du machinisme) qui heurtait de front leurs intérêts ». Ce n’est qu’en cheminant, et en inventant du même pas les conditions de leur précieuse autonomie d’action, que les luddites s’orientèrent « vers le dépassement de l’ordre existant, ébranlant au passage l’édifice social encore précaire qu’érigeait la bourgeoisie sur les ruines de la féodalité ». Il y a là une leçon à retenir – que, pour son malheur, le mouvement ouvrier sous influence marxiste oublia longtemps – et qui pourrait s’énoncer ainsi : il n’est jamais nécessaire de se résoudre, au nom d’un supposé « sens de l’histoire », à l’idée absurde que toute avancée progressiste de la domination serait forcément – par nature et objectivement – bonne à prendre. Et, corollairement, qu’il peut être révolutionnaire de puiser dans la conservation d’un passé simplement vivable des raisons de résister à son anéantissement programmé par la modernité conquérante. Il vaut mieux préférer, en somme, les mises en garde d’un Walter Benjamin aux platitudes optimistes du marxisme vulgaire.

C’est souvent sur le terrain de la nostalgie que s’opéra, contre les assauts répétés et sauvages de la modernité, la précieuse jonction qui eut lieu, en cette époque, entre les luddites et quelques « jeunes gens en colère » dont la pratique de la poésie fut l’activité essentielle. Parmi ceux-là, outre à Byron, il faut réserver une place de choix à Percy Bysshe Shelley (1792-1822), fils de famille séditieux d’une aristocratie peu partageuse, qui, au plus fort de la révolte luddite, en 1812, écrivit La Reine Mab, suivie, en 1817, lors du soulèvement de Pentridge, de L’Adresse au peuple sur la mort de la Princesse Charlotte, puis, en 1819, au moment du massacre de « Peterloo », de La Mascarade de l’Anarchie. Paraissant opportunément, chez le même éditeur, en parallèle de La Colère de Ludd et subtilement présentés par Hélène Fleury, les Écrits de combat de Shelley attestent de la fulgurance poétique de celui qui se voulait « l’ami des pauvres sans amis » et qui ne reçut reconnaissance que de la part des déshérités du vieux monde, ceux-là mêmes que le nouveau allait acculer à la néantisation. Cette fuite en avant d’une société travaillée par le capital, Shelley en perçut, dès les prémisses, l’insigne horreur. Avec une belle acuité, il en saisit la marque d’infamie qu’allait lui imprimer l’économie souveraine en tordant le cou aux anciens droits coutumiers, si peu propices à l’accumulation du capital. « C’est à la Reine Mab, écrit Hélène Fleury, la reine des fées des légendes enfantines – présente dans le Roméo et Juliette de Shakespeare –, que Shelley confie le langage de vérité sur ce monde. C’est elle qui va tenir en éveil l’Esprit de l’héroïne, Ianthé, au corps endormi, pour lui apprendre les leçons révolutionnaires du passé et du présent, dans une belle tension vers l’avenir. » La leçon est admirable. Nous en retiendrons ces lignes – que le temps n’a pas émoussées, au contraire : « Tout s’achète : la lumière même du ciel se vend ! Les inépuisables dons d’amour de la terre, les plus petites et les plus méprisables choses qui se cachent dans les profondeurs de l’abîme, tous les objets de notre vie, la vie elle-même, et cette pauvre dose de liberté qu’accordent les lois, l’amitié de l’homme, ces devoirs d’amour humain que son cœur devrait le presser d’accomplir instinctivement, tout cela s’achète et se paie comme dans un marché public, où l’égoïsme non déguisé met sur chaque objet son prix, l’estampille de son règne. » Fulgurance, disions-nous, de celle dont seule la poésie est capable quand, décodant le mensonge social, elle instaure un autre langage, une autre manière de dire que « le vrai peut encore trouver place dans un temps corrompu ».

Il y eut indiscutablement dans le soulèvement luddite un rapport direct à la poésie – cette « poésie à coups de marteau » qui fait l’objet d’un superbe appendice de Julius Van Daal. « Poètes, écrit-il, [les luddites] le furent à leur insu et à maints égards. » Semblables aux insurgés parisiens qui, nous dit Walter Benjamin dans ses thèses « Sur le concept d’histoire », « tirèrent sur les horloges murales » au premier soir de l’insurrection de juillet 1830, les luddites s’inscrivirent dans une même tentative, infiniment répétée, d’arrêter la marche du temps en dynamitant la continuité historique d’un monde où, de modernité en modernité, s’accroît toujours la domination. Et, de même, que, dans un cas, on pourrait établir une connivence d’imaginaire entre Baudelaire et les fusilleurs d’horloge, dans l’autre, des corrélations apparurent nettement entre le sensible romantique et la radicalité insurgée. Mais il est un autre point sur lequel insiste Julius Van Daal qui mérite d’être signalé. « Par contraste avec la laideur et l’uniformité du monde d’usines et de clapiers que les hommes d’affaires promettaient d’édifier sur les décombres de la société villageoise préindustrielle », pointe-t-il, c’est l’existence même que défendaient les luddites qui, avec ses liens communautaires, ses chants, ses fêtes, prenait soudain « dimension poétique ». Avec la certitude vite acquise qu’il ne s’agissait de rien d’autre que de son engloutissement dans les eaux glacées du profit sans limite, cette existence, jusqu’alors vécue dans l’écoulement quotidien des joies et des chagrins, prit soudain, aux yeux des humains qui la partageaient, valeur de bien inaliénable, valeur de rêve aussi, valeur de langage commun encore, comme l’est la poésie quand elle s’adresse, comme disait Shelley, « à ces facultés qui sont les dernières à être détruites » : la capacité de voir ce qui existe et, en même temps, ce qui risque d’advenir.

C’est ainsi que, cinq ans durant (1811-1816), la longue marche offensive des luddites – tricoteurs, tondeurs de drap et tisserands des « terres du milieu » (les Midlands) – se nourrit des contes et légendes de la forêt de Sherwood et fit de l’imaginaire Ned Ludd, personnage éternellement réinventé pour les besoins de sa cause, « une sorte d’héritier moral de Robin des Bois » (J. Van Daal). Beau symbole, au demeurant, et de grande portée : les chefs importent si peu dans le déroulement d’une lutte collective auto-organisée qu’il suffit d’un fantôme pour les remplacer. Ce fantôme, Ned Ludd, les premiers luddites le créèrent, nous dit Julius Van Daal, comme « figure emblématique propre à inspirer de la terreur à leurs puissants et riches ennemis et de l’espoir – celui d’un renversement du rapport des forces – à leurs frères ouvriers ». Étrangement fédérateur, ce « nom-étendard » aurait été influé, au choix, par l’identité d’un indocile apprenti tisserand des temps anciens dont la tradition orale se serait fait l’écho ou encore aurait emprunté au roi Lud, héros du folklore local, connu pour son appétence pour les prouesses et les repos du guerrier. Il faut croire que les deux mémoires se croisèrent en quelque lieu de l’imaginaire collectif puisque notre séditieux Ludd, chef imaginaire d’une guerre sociale bien réelle, était, lui, général et signait, ès qualité, ses communiqués. Avec ses compliments.

Conçue comme une tentative « d’approfondir les découvertes de l’historien britannique Edward Palmer Thompson quant au rôle central du combat luddite » dans la formation de la classe ouvrière anglaise, La Révolte de Ludd reconstitue avec précision cette histoire longtemps gardée secrète. Et il y parvient avec la claire volonté de n’en pas extrapoler la portée et en s’en tenant aux sources de l’époque – messages écrits, lettres anonymes, journaux –, ce qui n’est pas rien si l’on considère que les luddites, « ouvriers peu portés sur l’écrit » et « rebelles bons à pendre » laissèrent peu « de traces pouvant les incriminer ». D’où l’importance de ce livre qui, outre un panorama détaillé des diverses phases que traversa le soulèvement luddite, nous offre une analyse très précise sur la manière à la fois décentralisée et disciplinée dont fonctionnèrent ces « maîtres des landes et de la nuit » qui, un coup, brisaient les machines ou incendiaient des fabriques, un autre, organisaient des réunions secrètes dans les marais. Ce mélange de guerre de classe, de fraternité communautaire, d’esprit de Sherwood et de brigandage social, le luddisme en fit sa marque. Avec audace et imagination. Dire qu’il suscita l’adhésion massive des condamnés à la « survie en milieu industriel » serait exagéré, mais il attira vers lui nombre de révoltés et de partageux. Au point que, résumant parfaitement la crainte des autorités, le Leeds Mercury du 9 mai 1812 se laissa aller à cet aveu lourd de sens : « Nous pensons qu’il existe une disposition générale au sein des plus basses classes pour considérer les actions des personnes engagées dans cette association avec complaisance, pour ne pas dire avec approbation. C’est là la force et le flux vital de ladite association. ».

Dans la brève mention que Marx accorde aux luddites – au chapitre XV du Capital –, le théoricien du British Museum et de la lutte des classes leur reprocha, avant de verser quelques larmes sur leur sort, d’avoir « fourni au gouvernement anti-jacobin le prétexte de violences ultraréactionnaires ». Vieille antienne de la provocation dont le mouvement ouvrier à dominante marxiste fit longtemps usage pour disqualifier tous les incontrôlés. Concernant les luddites, la voix du Maître porta loin si l’on considère qu’il fallut un bon siècle pour que, des rangs du marxisme critique, le grand Edward P. Thompson procède enfin à une autre lecture de cette si noble révolte. Julius Van Daal, à sa manière, s’inscrit dans ses traces. Avec grand talent de persuasion.

Vera ELVICHIAN