■ Métie NAVAJO
LA GESTE DES IRRÉGULIERS
Sans papiers sur les routes de France
Préface de Joani Hocquenghem
Paris, Rue des Cascades, 2011, 256 p.
Comme une écume blanche, une ligne ondoyant sur la couverture en guise de titre, à l’image de la colonne humaine partie pour un Paris-Nice à pied, en ce 1er mai 2010, chacun habillé de son gilet jaune fluo pour se faire voir. Non, ce n’est pas un marathon, une manifestation sportive quelconque, c’est la marche de la dignité, la marche des sans-voix en un grand « désordre ambulant », solidaire, pour se montrer à la population des villes françaises traversées et aller crier à la face des chefs d’État réunis en sommet France-Afrique à Nice qu’ils ne veulent plus être des ombres craintives rasant les murs, que, travaillant en France depuis plusieurs années, y payant des impôts pour beaucoup, ils veulent pouvoir vivre en pleine lumière, avec des papiers, qu’ils refusent d’être des « irréguliers »… Cette marche, partie de la Caisse primaire d’assurance-maladie de la rue Baudelique dans le XVIIIe arrondissement de Paris, rebaptisée Ministère de la Régularisation de Tous les Sans-Papiers (majuscules obligatoires !), durera jusqu’au 31 mai.
Métie Navajo nous fait vivre cette épopée dans un style bien particulier qui relève plus de la chanson de geste que d’un compte rendu d’action militante, et c’est tant mieux pour nous, même si cette forme stylistique totalement débridée, haletante et « irrégulière », non conforme aux normes de l’écriture et de la typographie officielles, peut dans un premier temps troubler tout lecteur inconsciemment formaté. C’est un récit bousculant, voire énervant, mais envoûtant. C’est tout simplement beau, c’est le reflet pur et simple de la sur-vie non-vie de ces migrants échoués en Europe, en France, depuis plusieurs années, hommes et femmes sans statut, non reconnus par la société à laquelle ils donnent pourtant leur quote-part. C’est ce souffle poétique qui nous attache, nous porte et nous transmet la colère, la hargne, l’attente, l’émotion de ces marcheurs, qui nous fait vibrer au rythme des blessures, des engueulades, des fêtes, des rencontres.
Et le chemin n’est pas facile, il est semé d’embûches ; à commencer par celles qui prévalent à l’intérieur du groupe, entre délégués, soutiens, marcheurs de base ; il y a la quasi-absence des femmes relevée très furtivement, trop peut-être, d’abord par l’auteure elle-même : « … deux belles dames d’Algérie Djamila et Samia (excusez le sexisme, il y a si peu de femmes que je retiens leur nom…) », puis par Samia un peu plus loin, lors d’un meeting à Lyon : « Il y a beaucoup de femmes dans l’occupation des sans-papiers mais elles n’ont pas pu venir. Nous sommes deux marcheuses seulement, et nous sommes très gâtées par les autres femmes pendant la marche. Je marche pour ma dignité et la dignité de toutes les femmes sans-papiers » ; le problème religieux omniprésent, la difficile intégration des minorités haïtienne, chinoise, turque et kurde au sein d’une collectivité où dominent les Africains, les uns volant les affaires des autres, et vice versa, un soupçon de racisme sous-jacent dû à la peur et à la méconnaissance de son voisin ; les rivalités de petits pouvoirs, les bagarres, les susceptibilités individuelles et la communication difficile. Tohu-bohu d’un microcosme, donc, mais aussi miroir de la société qui les ignore. Et pour quoi, finalement ? Juste des papiers, regrettent certains qui pointent le manque de conscience politique de leurs camarades de misère. Pourtant…
Si Métie Navajo, elle-même métisse et imprégnée d’expériences mexicaines, en s’immergeant et en nous immergeant parmi ces Sissoko, Abdou, Général, Memed, Sid, RadioRaph, délégué Bordel, Djamila, Mustafa, Ismaïl et les autres, porte sur ces quelques femmes et ces hommes un regard parfois dubitatif, elle le fait en conteuse pleine de tendresse et d’affection, dans une langue bigarrée, foisonnante, avec un humour pétillant. Car, à côté des grincements de dents, des inquiétudes et des questionnements de ces hommes à la mémoire lourde d’un passé de misères, de guerres, de massacres, de centres de rétention, qu’ils distillent avec pudeur au gré de confidences semées au fil des kilomètres, il y a de l’espérance, de la curiosité, du rire, une énorme joie ; on s’amuse et, plus on avance sur la route, plus on sent chez eux une inflexion de la pensée. Tout n’est jamais uniforme et lisse. La vie quotidienne et ses quiproquos, les nuits partagées à la dure, la promiscuité, les repas collectifs, la répartition des tâches, les rires, la musique, les danses, car on danse beaucoup, on bouge beaucoup comme pour évincer la fatigue, renforcent ces sans-voix dans une solidarité et une fraternité un peu hésitantes, mais profondément réelles face à l’injustice et à l’agression extérieure ; discussions et échanges avec les soutiens, avec les relations de rencontre permettent à tous d’apprivoiser les différences, de s’enrichir. Une grande bataille est gagnée même si la fin de la marche est une désillusion pour certains : « Mais pourquoi on est venus ici si on va pas avoir les papiers ? », une espérance pour d’autres : « Le vrai résultat se verra à Paris. De toute façon nous avons gagné. Depuis longtemps nous avons gagné. »
Doute. Chaleur. Espoir. Un hymne généreux de résistance à l’angoisse individuelle et à la machine à broyer, un poème de courage et de combat.
Michèle CRÈS