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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Addenda sur Francesco Ghezzi
À contretemps, n° 26, avril 2007
Article mis en ligne le 25 février 2008
dernière modification le 12 novembre 2018

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Dans une étude publiée il y a peu [1], Mikhail Platonov, un jeune anarchiste russe, apporte des informations inédites sur Francesco Ghezzi. Elles s’appuient, pour l’essentiel, sur la lecture des « documents relatifs à son procès des années 1937-1939 », récemment édités en russe, parmi lesquels les procès-verbaux d’interrogatoire de l’anarcho-syndicaliste italien. Nous en extrayons quelques éléments.

Un « anarchiste convaincu »

« Anarchiste convaincu, aux idées clairement définies depuis 1909. » C’est ainsi que se présenta Ghezzi aux flics du Guépéou, chargés d’instruire, en 1937, son dossier. À leurs questions sur ses activités anarchistes avant son arrivée en URSS, il répondit :

« Nous avons organisé des grèves ouvrières à Milan à motivations économiques, mais quand la police s’est mise à tirer sur les manifestants, ces grèves ont pris un caractère politique. Ces mouvements n’ont pas toujours été couronnés de succès. Chaque défaite était suivie d’arrestations de masse. Pour échapper à la répression, je me suis réfugié à Paris en 1914, avant de revenir à Milan, en 1915, lors du retour en masse des réfugiés politiques. À cette époque, l’organisation anarchiste avait adopté une plate-forme antimilitariste et, avec les anarchistes de Milan, j’ai lutté pour un engagement de masse contre la guerre impérialiste. En 1916, pour fuir les persécutions policières, j’ai de nouveau émigré, cette fois-ci en Suisse, où j’ai participé à l’organisation d’une insurrection, à Zurich. En 1918, j’ai été arrêté par la police helvétique et, à la suite d’une enquête de huit mois, j’ai été accusé d’avoir participé aux préparatifs de l’insurrection zurichoise en collaboration avec la fraction communiste du Parti social-démocrate. À la suite d’une campagne publique, j’ai été relâché et le jour suivant, expulsé de Suisse pour avoir protesté contre une manifestation à caractère patriotique. En 1919, j’ai quitté la Suisse pour retourner à Paris, que j’ai quitté en 1920, quand une amnistie générale a été décrétée. Je suis alors revenu à Milan. »

La commune de Yalta

Le séjour de Ghezzi à la communauté libertaire agricole de Yalta (Crimée), de 1923 à 1926 [2], intéressa beaucoup les enquêteurs du Guépéou, qui l’accusèrent d’avoir reçu la fille de Léon Trotski – ce qu’il ne nia pas, mais présenta comme « une visite d’ordre privé, sans lien avec le trotskisme » –, mais aussi de correspondre avec des « éléments anarchistes antisoviétiques » de l’étranger, ce qu’il revendiqua, en ces termes :

« Certainement. De retour en URSS, je n’avais pas abandonné mes idées anarchistes. Je déclare avoir été et être toujours anarchiste. Pendant que j’étais à Yalta, j’ai écrit de nombreuses lettres à mes compagnons de l’étranger, en condamnant les positions du Parti communiste à propos de la NEP. J’ai écrit à mes compagnons anarchistes de l’étranger qu’en Russie le commerce privé et l’exploitation étaient autorisés, mais que les activités anarchistes étaient poursuivies. Dans une de ces lettres, j’écrivais que les bolcheviks avaient emprisonné l’anarchiste Nicolas Lazarevitch et que j’avais émis une protestation auprès du Guépéou. »

De retour à Moscou, en 1926, Ghezzi continua à maintenir des relations avec les libertaires de l’étranger [3]. Le Musée Kropotkine lui fournit un dernier espace où développer une activité anarchiste. Il participa au débat autour de la Plate-forme d’Archinov, à laquelle il s’opposa. Pour le dixième anniversaire, il parvint à faire sortir d’URSS un manuscrit de l’anarchiste Alexandre Borovoi, qui sera édité à l’étranger.

Première arrestation

Arrêté avec un groupe de douze compagnons qualifiés par les autorités d’« anarchistes non désarmés » et accusés de « développer des activités contre-révolution-naires, contraires à la politique du parti et du pouvoir soviétique », Ghezzi est condamné, le 31 mai 1929, à trois années de camp de travail et d’isolement. Il est envoyé à Souzdal, à 250 km au nord-est de Moscou.

Conséquence de la campagne de solidarité internationale, Ghezzi est libéré en janvier 1931, mais on ne l’autorise pas à quitter l’URSS. Il est exilé au Kazakhstan avant d’être autorisé à revenir à Moscou, où il réembauche à la même usine.

Une parenthèse de « liberté »

Une note rédigée en 1937 par le Guépéou sur la base d’informations recueillies auprès des dirigeants politiques et syndicaux de l’usine où travailla Ghezzi, précise :

« Dépourvu de culture politique. De conviction anarcho-syndicaliste. Durant la période où il a travaillé auprès de nous, il a participé aux assemblées ouvrières, sans jamais prendre parti, ce qui, au vu de sa formation politique, peut être compris comme une manifestation de désaccord avec l’activité du Parti et le gouvernement soviétique. »

En 1936-1937, Ghezzi s’est tenu dans la mesure du possible informé des événements d’Espagne. Lors de sa seconde arrestation, le Guépéou a trouvé copie de deux lettres envoyées à des fonctionnaires du Parti, où il se portait volontaire pour combattre en Espagne. Pendant son interrogatoire, il se déclare « offensé par le pouvoir soviétique, qui m’a refusé la possibilité d’aller en Espagne pour y participer au mouvement révolutionnaire ».

Seconde arrestation

Le 5 novembre 1937, il est de nouveau arrêté. L’acte d’accusation – qui stipule qu’ « en tant qu’anarcho-syndicaliste convaincu, [Ghezzi] a développé une activité contre-révolutionnaire sur son lieu de travail » et insinue qu’il « soutient le nazisme allemand » – s’appuie sur huit témoignages recueillis parmi ses collègues de travail. L’un d’entre eux rapporte une conversation avec l’ouvrier italien, à la sortie de l’usine, et déclare :

« Ghezzi a accumulé des déclarations diffamatoires contre le camarade Staline. Il m’a parlé d’un livre, publié en France, qui en faisait la biographie [4]. Il m’a dit qu’on y trouvait toute la vérité sur Staline, que la révolution n’avait pas été faite par lui, mais par ceux qu’il réprime. Dans ce livre, il est écrit que, sur le point de mourir, Lénine avait demandé de ne pas permettre à Staline de devenir le chef. J’ai fait part de ces déclarations contre-révolutionnaires aux dirigeants syndicaux, qui, à leur tour, les ont rapportées au dirigeant du Parti [de l’usine]. »

La sentence indique :

« Les témoins interrogés (huit personnes) ont déclaré que Ghezzi (…) a développé au sein de l’entreprise une active agitation contre-révolutionnaire, a fait de la propagande anarchiste et diffusé de fausses informations sur la situation des travailleurs d’URSS, en même temps qu’il a diffamé les dirigeants du Parti et le pouvoir soviétique. Durant le procès contre le noyau trotskiste, il a fait de la propagande en faveur des ennemis du peuple. »

En réponse aux accusations, Ghezzi déclare :

« J’ai été et je suis toujours anarchiste. Personne ne pourra me faire changer d’idées. En 1929, j’ai dit que le travail est sous-payé en URSS, que les positions dirigeantes sont occupées par des bureaucrates qui contribuent à faire en sorte que le sort des travailleurs se détériore. À cette époque, j’ai marqué un désaccord ouvert avec la politique du Parti, trop lente pour reconstruire l’économie et cause de l’existence d’une armée de chômeurs… Je confirme avoir fait de nombreuses déclarations anti-soviétiques et, de même, de m’être déclaré en opposition avec la politique syndicale du Parti. En 1937, j’ai dit qu’il n’existe pas de véritable démocratie au sein des syndicats soviétiques parce que tous les courants politiques de Russie ont été réprimés. »

À contre-courant de l’attitude qu’adoptèrent la plupart des accusés de l’époque – entre recherche du compromis et auto-accusation –, Ghezzi revendique ses qualités d’opposant. Interrogé par trois fois au cours de l’enquête qui précède son jugement, il ne conteste à aucun moment les témoignages qu’on lui présente. Il nie seulement avoir éprouvé des sympathies pour l’Opposition de gauche trotskiste, mais revendique avoir sévèrement critiqué les procès staliniens contre les « ennemis du peuple ».

Ce pays où l’on fusillait les morts

Condamné à huit ans de travaux forcés, Ghezzi quitte la Loubianka pour se retrouver dans un camp de travail du Cercle polaire, puis, quinze jours plus tard, à Vorkouta.

Sa trace disparaît jusqu’en 1943, où, sur ordre spécial du NKVD, il est condamné, le 13 janvier, à être fusillé « pour s’être livré à des déclarations anti-soviétiques », ce qui laisse supposer que sa détention n’a pas entamé ses convictions anarchistes.

La sentence, cependant, ne sera pas exécutée, Francesco Ghezzi étant décédé, à Vorkouta, le 3 août 1942, comme l’atteste le certificat des autorités du camp. Insondables arcanes de la bureaucratie…

Épilogue

En juillet 1955, Olga Gaake, sa compagne, écrit à Nikita Khrouchtchev pour lui demander de rouvrir le dossier Ghezzi et d’entamer une procédure de réhabilitation. Une enquête est ouverte. Interrogé, l’un des témoins à charge de 1937 reconnaît avoir cédé aux insistantes pressions des enquêteurs et revient sur ses déclarations.

Le 21 mai 1956, le tribunal de Moscou estime que « les preuves à charge n’étaient pas suffisantes » pour condamner l’ « anarchiste déclaré » Ghezzi et conteste la sentence du NKVD, mais se déclare incompétent pour procéder à sa réhabilitation.

Ainsi, l’affaire Ghezzi est définitivement classée.

Freddy GOMEZ


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