■ Rolf RECKNAGEL
INSAISISSABLE
Les aventures de B. Traven
Traduit de l’allemand par Adèle Zwicker
Montreuil, L’Insomniaque, 2009, 352 p., ill.
Avec cette biographie de B. Traven [1] – la première à paraître en français –, c’est un livre précieux que nous offre l’équipe de L’Insomniaque. Précieux, mais aussi exemplairement édité, ce qui, par les temps qui courent, est assez rare pour être signalé.
Auteur de cette œuvre majeure, Rolf Recknagel (1918-2006) travailla, de 1951 à la fin des années 1970, à l’Institut de bibliographie de Leipzig (ex-République « démocratique » allemande), où il fut maître de conférences en littérature étrangère contemporaine. Spécialiste de Jack London et d’Oskar Maria Graf, Rolf Recknagel consacra une grande part de son existence à décrypter la vie et l’œuvre de B. Traven, dont il révéla le premier qu’il n’était autre que l’agitateur et pamphlétaire Ret Marut, échappé de peu, en 1919, à la vindicte des Corps Francs, les mêmes qui assassinèrent Gustav Landauer et embastillèrent Eric Mühsam.
Proche lui-même de l’anarchisme et en cela suspect potentiel de la « démocratique » République – il fut ainsi victime, en 1977, d’une tentative d’assassinat déguisée en accident de la circulation et commanditée par la STASI –, Rolf Recknagel, qu’on disait par ailleurs cabochard, dut néanmoins composer avec les réalités de son époque. C’est ainsi que, publié en 1965 sous le titre B. Traven, Beiträge zur Biographie par l’historique éditeur de Leipzig Reclam, cet admirable récit historique et littéraire fut passé au peigne fin par les services de censure ad hoc et son auteur vivement encouragé à y glisser quelques allusions léninistement correctes que L’Insomniaque a décidé, « non sans de scrupuleuses hésitations », d’ôter du texte français. Et de s’expliquer : « L’admiration, confinant à la fascination, de l’anarchiste Recknagel pour l’en-dehors Marut-Traven était, nous l’affirmons, incompatible avec le mépris qu’il affecte çà et là [sous-entendu dans l’édition originale], en se référant le plus platement possible aux tristes maximes léninistes, pour les principes libertaires qui ne cessèrent de guider l’auteur du Trésor de la Sierra Madre dans les méandres de sa vie aventureuse. » Pour nous, le choix est justifié, même s’il risque de choquer les « fanatiques du texte intégral », comme est excellente la décision éditoriale d’avoir intégré, en caractères italiques, à la narration de Recknagel, quelques précisions tirées de travaux biographiques sur Traven postérieurs aux siens. On ne doute pas, en effet, que d’avoir pu écrire en toute liberté et aujourd’hui, Recknagel eût procédé de même.
Ce qui fait l’intérêt majeur de cette biographie, c’est qu’elle est entièrement fondée sur une connaissance méticuleuse de l’œuvre écrite de Marut-Traven et que, partant d’elle, elle s’y réfère constamment pour révéler « les sources de ses convictions, les couleurs de ses rêves, les liens entre son art et sa vie ». En cela, et même si Traven – fort marri de la mise à jour de sa double identité – la désavoua, elle respecte, pour l’essentiel, cette maxime travénienne selon laquelle « un écrivain ne devrait pas avoir d’autre biographie que ses livres ».
À l’origine de ce travail, précise Recknagel, il y a la conviction, vite établie et fondée sur une minutieuse étude comparative des styles et des thématiques, que Ret Marut, unique rédacteur du munichois Ziegelbrenner (le fondeur de briques), feuille subversive parue entre 1917 et 1921, et B. Traven, auteur populaire à succès, sont un seul et même homme. Cette découverte, née du hasard d’une recherche sur la littérature liée à la révolution allemande de 1918, va mettre Recknagel, par ailleurs grand connaisseur de Traven, sur une piste dont il ne s’écartera plus et qu’il arpentera des années durant. Ainsi, les deux premiers chapitres de cette biographie, consacrés à Marut, constituent une extraordinaire mine de renseignements sur le roman des origines de B. Traven. Pour Recknagel, en effet, cette manière si singulière – et fondamentalement stirnérienne – que Marut avait de concevoir la vie au temps de sa jeunesse allemande va irriguer – certes avec des nuances, mais sans rupture notoire – toute l’œuvre postérieure de Traven.
Au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture captivante de cet ouvrage, on reste confondu par la qualité de l’analyse de Recknagel, dont la lecture fouillée de l’œuvre mexicaine de Traven n’a d’autre intention que d’affiner le portrait de son auteur en révolté suprême. « Ce n’est pas les actes qui nous pèsent, fait dire Traven à Howard, le chercheur d’or de la Sierra Madre, mais les souvenirs qui nous dévorent l’âme. » C’est à cette quête patiente des réminiscences que se livre avec méthode Recknagel. Ainsi, nous dit-il, ces « souvenirs qui dévorent l’âme » sont si présents dans l’univers littéraire de Traven qu’il suffit de se pencher pour les cueillir. Cette Allemagne, par exemple, si présente entre les lignes de ses romans, avec son lot de « tragédies historiques » et de « déceptions intimes » qu’il y a connues, cette Allemagne éternel objet de son « ressentiment », mais aussi moteur de cette « pugnacité politique » dont il fait preuve et qui demeure infiniment fidèle à sa révolte stirnérienne des jeunes années, quoique plus ouverte désormais à la dimension collective du combat pour l’auto-émancipation – des Indiens et des prolétaires, notamment. Pour tirer ce fil de mémoire et en faire la trame d’un récit biographique crédible, il fallait réunir deux conditions : cette intime connaissance, déjà soulignée, des écrits de Marut-Traven, mais aussi la patiente capacité de déjouer les nombreux pièges posés sur la route du biographe par l’insaisissable de Mexico. Et, pour le coup, il y avait à faire tant Traven fut inventif pour protéger son anonymat. Recknagel donne d’ailleurs un certain nombre de preuves de bidonnages savamment orchestrés par Traven, dix ans durant, avec la complicité de Josef Wieder, son éditeur de Zurich. De ce point de vue, la lecture des célèbres Communiqués de BT révèle – jusqu’au « malaise », précise Recknagel – qu’il ne reculait devant rien, y compris la propagation de fausses rumeurs ou de potins inventés, pour déjouer les importuns, mais aussi, ajoute le biographe légèrement excédé, pour « faire sonner les trompettes de [sa] renommée ». Car le modeste Traven, héritier là encore de Stirner, avait, à n’en pas douter, une haute idée de lui-même.
« Ma vie personnelle ne décevrait pas le lecteur, avait indiqué en son temps Traven, mais c’est mon affaire et elle le restera. » Elle le resta, en effet, jusqu’à sa mort, le 27 mars 1969, malgré de nombreuses tentatives d’incursion dans son existence de divers folliculaires en mal de sensationnalisme. Un mois après son décès, sa veuve et légataire universelle, Rosa Elena Luján de Torsvan, admettait publiquement que B. Traven et Ret Marut, alias Richard Maurhut, n’étaient qu’une seule et même personne. En août de la même année, dans un article écrit en collaboration avec le critique littéraire Miguel Donoso Pareja, Rosa Elena précisait : « Le 1er mai 1919, Ret Marut fut arrêté à Munich et condamné à mort. Cinquante ans plus tard, le 26 mars 1969, le même homme est mort au Mexique sous un autre nom : Traven. Ce qu’on sait de Ret Marut, le pseudonyme choisi par Traven Torsvan durant son séjour en Allemagne, est un préalable nécessaire pour comprendre la personnalité d’un des hommes les plus turbulents de ce siècle. » Ainsi se voyaient corroborées les recherches de Recknagel, dont la biographie, excellemment traduite par l’indispensable Adèle Zwicker, demeure le grand livre sur Traven.
Victor KEINER