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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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L’exception Sygmunt Stein
À contretemps, n° 44, novembre 2012
Article mis en ligne le 3 juillet 2014
dernière modification le 6 février 2015

par F.G.

■ Sygmunt STEIN
MA GUERRE D’ESPAGNE
Brigades internationales : la fin d’un mythe

Traduit du yiddish par Marina Alexeeva-Antipov
Postface de Jean-Jacques Marie
Paris, Seuil, 2012, 272 p.

En s’enivrant des mythes qui les ont forgés, le récit des anciens combats gagne d’abord des raisons de ne pas désespérer. Là réside leur principale fonction ; elle est salvatrice : tenir, au jusant des défaites, quand tout se délite, y compris l’idée qu’on se faisait de la cause. L’Espagne en guerre – et en révolution –, dernier sursaut d’une incandescence romantique où la force des convictions devait triompher d’une catastrophe annoncée, en produisit quelques-uns. Des mythes indispensables, comme celui du peuple en armes partant à l’assaut du ciel catalan ou celui du « No pasarán » de la défense de Madrid. Des mythes qui, éternellement cultivés, résistèrent, avec la force des évidences, aux vents mauvais de l’histoire.

Au cœur de cette mythologie nécessaire, l’élan de fraternité qui poussa vers l’Espagne en lutte contre le fascisme des dizaines de milliers de volontaires internationaux occupe certainement une place à part [1]. Longtemps vantée comme exemple même de l’internationalisme prolétarien, cette épopée sous direction stalinienne servit, de surcroît, à alimenter l’idée que, malgré tous les crimes dont Staline et sa clique étaient capables, l’URSS fut aussi – surtout – cette grande pourvoyeuse d’espoir capable de mobiliser des combattants de divers continents pour terrasser la bête immonde. Du coup, la « grande terreur » qui régnait « au pays du mensonge déconcertant » finit par prendre des allures d’épiphénomène relevant des affaires intérieures de la Grande Patrie du socialisme. Bien sûr, le temps passant et les connaissances progressant sur la véritable nature du stalinisme, cette vision se modifia quelque peu, mais pas au point d’écorner notablement la légende des Brigades internationales. Et encore moins d’en explorer l’ombre, à savoir le rôle qu’elles furent amenées à jouer, au-delà de l’engagement sincère de nombre de ses combattants, comme pièce maîtresse du dispositif policier de contrôle stalinien des destinées espagnoles. Il suffit, pour s’en rendre compte, de se pencher sur l’immense production de récits que l’expérience brigadiste suscita – et qui se cantonnent le plus souvent à cultiver le mythe de la fraternité agissante et de l’héroïsme flamboyant.

En tout, il y a des exceptions. Elles s’incarnent dans des hommes à la logique suffisamment aiguisée – et à l’échine beaucoup trop raide pour plier – qu’aucune subtilité dialectique ne pourra jamais protéger du mensonge propagandiste. Pour le coup, cette exception a un nom – Sygmunt Stein (1899-1968) – tant le témoignage qu’il nous offre sur « sa » guerre d’Espagne se situe résolument à contre-courant du mythe brigadiste [2].


« À l’origine, l’idée de partir en Espagne, où avait éclaté l’insurrection contre Franco, n’était pas motivée par l’envie d’aider la République, mais par la nécessité de m’aider moi-même. » C’est sur cette phrase quelque peu énigmatique que s’ouvre Ma guerre d’Espagne. S’aider soi-même, pour Sygmunt Stein, équivaut à se décharger des doutes qui ont commencé de l’assaillir comme militant juif et communiste polonais. À l’époque, il vit à Prague où il travaille pour la Gezerd [3] et dirige la publication en langue allemande Birobidjan in Bau (Birobidjan en construction). « Émigré politique » en Tchécoslovaquie, Stein est entièrement dépendant du Parti – un parti qui n’attise plus que les cauchemars, comme l’a prouvé le procès dit des Seize, qui s’est soldé, en juin 1936, à Moscou, par la condamnation à mort de Zinoviev, de son vrai nom Radomylski-Apfelbaum, et de Kamenev, de son vrai nom Rosenfeld. Quitter le Parti, Stein en est incapable ; « trop de liens » l’unissent à lui. Reste à trouver l’issue, comme on cherche une bouée quand le bateau coule. Cette issue, il ne la voit que dans un départ pour l’Espagne, cette terra incognita où un peuple s’est levé, en juillet, pour combattre le fascisme. C’est là, et nulle part ailleurs, que pourront se dissiper ses doutes, là – et là seulement – que pourra renaître l’espérance du vieux rêve communiste. Au contact direct d’une réalité combattante où la frontière est clairement établie entre ceux qui, au nom des valeurs du vieux monde, veulent abattre la République et ceux qui, en la défendant, peuvent redonner une nouvelle jeunesse à l’idée de transformation sociale. « Je pensais, écrit Stein, que la guerre civile ne se limiterait pas à la presqu’île ibérique […], qu’elle serait peut-être le début d’une vague révolutionnaire qui pourrait déferler sur l’Europe et influencer le déroulement de la révolution soviétique. »

Il faut du temps pour que Stein – alias Minsky – parvienne à convaincre les bureaucrates du parti tchèque du bien-fondé de son désir de partir pour l’Espagne, pour que le Centre en décide, pour qu’il soit enfin recruté et que, via Paris, il se retrouve à Marseille, port d’attache du Barcelona, cargo devant transporter son contingent de brigadistes vers la capitale catalane. Nous sommes, selon toute vraisemblance, fin 1936. Là, dans l’attente du départ de son groupe, le très observateur Stein constate, pêle-mêle, que les Juifs y sont nombreux, que les non-Juifs y sont parfois antisémites (surtout quand ils sont Polonais) et, last but not least, qu’on n’y trouve pas que des idéalistes.


« Nous regardions au large, nous tenant à la rambarde du bateau. Quelqu’un commença tout bas à chanter L’Internationale. Peu de temps après tous chantaient. “La lutte finale” sonnait bizarrement sur le pont presque immobile. Chacun fredonnait les paroles dans sa langue maternelle : anglais, français, yiddish, polonais, allemand, espagnol et hébreu. Les mots, si différents dans leur forme, étaient les mêmes dans leur contenu. C’est à ce moment que je pris pleinement conscience de la portée internationale de cet hymne. » L’espoir est déjà là, irriguant cette communauté humaine bien décidée à vivre une seconde vie. Au nom de la solidarité ouvrière, qu’ils tiennent pour une valeur suprême.

Pour Stein, Barcelone, c’est un choc. Sur le cargo déjà, il a constaté que « la majorité des hommes de bord appartenait à la CNT (anarcho-syndicaliste) ». Débarqué à Barcelone, l’impression se confirme : la ville est un bastion anarchiste. Et Stein précise que c’est aussi « un modèle de liberté ». Curieux et intuitif, il comprend vite que les communistes (staliniens) n’y sont qu’une minorité et que la révolution espagnole va peut-être donner raison à Bakounine, ce qui, chez lui, induit certes un trouble, mais pas un rejet, preuve qu’il a déjà désappris l’obéissance, cette vertu cardinale des kominterniens. En fait, il est déjà sur la mauvaise pente. Et pas tout seul, comme l’indique la confidence que lui fait Franek, un « vrai communiste polonais » : « Je ne comprends pas ce qui se passe ! Le Parti nous a prévenus que les anarchistes étaient des contre-révolutionnaires vendus à l’ennemi, mais finalement je vois que ce sont des gars sympas, et de vrais révolutionnaires ! Ça ne colle pas tellement… » Pour sûr que ça ne collait pas, et pas davantage que les communistes du crû fussent plutôt du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), radicalement antistalinien, que du Parti communiste, dont l’une des principales caractéristiques était de n’avoir pas un seul héros prolétarien authentique à épingler sur son drapeau rouge.

Une journée durant, Stein arpente les rues de Barcelone, profitant de cette « liberté sans limites » qu’avait accouchée une étrange révolution. Rien de ce qu’il voit ne lui échappe : le bonheur sur les visages, la tenue débraillée des anarchistes, la foi vibrante qui anime tout un peuple, la facilité avec laquelle il peut établir des contacts avec tout un chacun. De ces pérégrinations, Stein tire deux enseignements immédiats : le premier, c’est que Barcelone a inventé un autre modèle de révolution ; le second, c’est que les hommes et les femmes qui l’ont faite sont sûrement trop naïfs – ou trop généreux – pour imaginer un seul instant que, ce faisant, ils ont déjà déchaînés la passion destructrice de ceux pour qui le communisme n’a qu’un pays, l’URSS, et qui, déjà, arpentent les rues de Barcelone où ils sont traités en « invités de marque ».

Le soir même de son arrivée à Barcelone, son contingent prend le train pour Albacete, quartier général des Brigades internationales [4]. Le temps d’une correspondance à Valence, Stein se rend au bureau local des Brigades où il tombe sur un camarade tchèque qui lui demande quelle est l’ambiance à Barcelone. « Extraordinaire », répond-il, ce qui lui vaut, en retour, cette remarque chuchotée : « Ne pensez pas que vous verrez la même chose partout. Préparez-vous à avoir des surprises. »


La vraie mauvaise surprise pour Stein, la première d’une longue série, c’est de se voit affecté au commissariat politique des Brigades en charge de la propagande, c’est-à-dire du contrôle politique. Normal, l’homme maîtrise plusieurs langues, sa biographie politique est sans tache (à l’exception de son passé bundiste) et il s’y connaît en marxisme-léninisme. Stein s’occupera donc de maintenir le « moral des combattants » – ce qui, traduit-il, consistait à « empêcher les cerveaux de fonctionner ». On comprend que cette affectation ait pu le contrarier, lui qui voulait reforger son idéal à l’épreuve du feu, mais il faut bien reconnaître que la force de son témoignage lui est directement liée. Placé au cœur de l’appareil bureaucratique des Brigades, avec laissez-passer et liberté de circulation, le préposé à la propagande voit tout, entend tout et retient tout de ce qui se trame en ce haut lieu du stalinisme qu’est Albacete.

Dès lors, Stein va démêler fil à fil l’imposture qui se cache derrière cet engagement auquel il a tant cru, et avec lui la plupart des combattants internationaux qui ont rejoint l’Espagne. Pour ceux-ci, souvent sacrifiés pour rien dans des combats douteux, il manifeste le plus grand respect. Il se sent des leurs, profondément, et finira par en être vraiment, volontairement, par défi et jusqu’à la limite de ses forces. Pour ceux qui organisent et dirigent les opérations, en revanche – du bureaucrate de dernier rang au responsable militaire de première catégorie –, Stein oscille entre mépris et haine. Car il comprend, assez vite, que le triste sort des premiers est directement lié à la morgue et à l’arbitraire des seconds. Dès lors, il acquiert la conviction que « l’aura de sainteté » qui nimbe les Brigades internationales dissimule une réalité bien plus sombre, réalité sur laquelle l’opposant secret, mais impuissant, qu’il est devenu se promet, désormais, de « lever le voile » et, ce faisant, de rompre définitivement avec cette « pratique communiste [qui lui] avait appris à [se] taire ». En ce sens, l’Espagne eut, dans son cas, un effet contraire à celui qu’il avait escompté – retrouver l’espoir –, mais l’avantage de l’immuniser à jamais contre le stalinisme.


À la place qu’il occupe, Stein comprend immédiatement que les Brigades internationales ont tout d’un miroir à deux faces : d’un côté, celle, noble et hautement revendiquée, de l’idéal antifasciste porté par des combattants unanimement fêtés par une population reconnaissante ; de l’autre, celle, monstrueuse et cachée, d’une « Légion étrangère » du stalinisme s’appliquant méticuleusement à importer l’ordre soviétique en cette Espagne où, bien trop faible pour l’imposer lui-même, le Parti communiste a besoin de temps et d’alliés pour se renforcer. Là où le témoignage de Stein frappe fort, c’est quand il s’applique à démontrer, preuves à l’appui (et elles sont nombreuses), comment cette terreur s’exerce à deux niveaux : en interne, c’est-à-dire vis-à-vis des brigadistes eux-mêmes, qui subissent les méthodes classiques du stalinisme – contrôle politique, lavage des cerveaux, censure permanente, fichage des déviants, liquidation des opposants – et en externe, sous le contrôle tatillon des agents soviétiques et avec l’encouragement des communistes locaux, « pour ne pas se retrouver avec une révolution victorieuse des partis antistaliniens ».

« Il y avait, écrit Stein, une forme de méthode dans cette folie. » Une méthode et un discours de la méthode : tout communiste se doit d’accepter la souillure parce qu’il s’est donné au Parti et que le Parti a toujours raison, même – surtout – quand il entretient des relations frauduleuses avec la vérité. Reste que l’allégeance au mensonge exige des dispositions particulières et une foi inébranlable. Cette foi, Stein l’a déjà perdue quand il arrive en Espagne. Ce qui demeure de son expérience de communiste, c’est une réelle aptitude à se mouvoir dans la souricière en cachant ses véritables intentions, qualité qui va lui être d’un grand secours pour tenir.

On peut, bien sûr, se demander pourquoi, une fois admise l’idée que la contre-révolution pouvait se maquiller de rouge, Stein n’a pas cherché, comme d’autres l’ont fait, à quitter Albacete pour rejoindre au plus vite – ne serait-ce que pour se protéger des « liquidateurs » – le camp des révolutionnaires [5]. C’est, sans doute, là encore, un reste de son addiction sacrificielle au communisme, mais c’est surtout, du moins le pensons-nous, la preuve que Stein veut faire son deuil de la bassesse stalinienne en en auscultant toutes les facettes et avec l’idée de révéler, un jour, les proportions inimaginables qu’elle atteignit dans le cas espagnol. Nous ne dirons pas qu’il a fait, pour lui-même et pour l’espoir, le bon choix, mais c’est indiscutablement parce qu’il a fait ce choix que nous disposons aujourd’hui de ce témoignage essentiel.


Au vu des appréciations démystificatrices et souvent accablantes pour les Brigades internationales que contient Ma guerre d’Espagne – sur André Marty, Wilhelm Zaisser (alias général Gómez) et la Pasionaria, sur les avantages dont jouissait sa direction politico-militaire, sur le recrutement des brigadistes, sur l’antisémitisme qui y régnait, sur l’état lamentable (mais payé au prix fort) de l’armement fourni par l’URSS, entre autres –, on imagine que la gent historienne, toujours prompte à la pondération, émettra quelques réserves sur la valeur d’un témoignage qu’elle jugera sans doute marqué du sceau du ressentiment. C’est pour répondre, par anticipation, à cette réticence que Jean-Jacques Marie s’applique, en postface d’ouvrage, à soulever les questions méthodologiques relatives à la crédibilité des jugements portés par Stein – qu’il croise, notamment, avec ceux de Vital Gayman, d’Arthur Kowalski et de Roger Codou. S’il reconnaît, à juste titre, que « la mémoire sélectionne, gomme ou au contraire exagère ce qu’elle conserve » ou encore que « le sentiment d’avoir été utilisé, abusé, trompé ne peut guère pousser à l’objectivité », Jean-Jacques Marie démontre, en opérant les recoupements historiques nécessaires, que ce « long cri de colère d’un homme révolté [dont la] déception est à la mesure de son enthousiasme initial » ne relève d’aucune fabulation.

En réalité, Ma guerre d’Espagne est bien plus qu’un témoignage. C’est une manière de regarder l’histoire au ras du sol, avec la constance de celui qui, sans renier sa cause, a désappris le mensonge tout en cherchant à l’explorer jusqu’au bout. On peut toujours gaspiller la somme de ses refus. C’est même assez fréquent. On s’intègre ou on déserte. Dans les deux cas, on se met à l’abri. Stein, lui, ne se contente pas de refuser l’alternative, il en rajoute. La preuve, c’est que, rapatrié en France, en septembre 1937, pour raison de santé, le bougre, une fois rétabli, demande, début 1938, à repartir en Espagne pour rejoindre, comme combattant cette fois, la compagnie juive Botwin, créée en décembre 1937. Le récit de cette ultime expérience fait l’objet des deux derniers chapitres, proprement apocalyptiques, de Ma guerre d’Espagne. Il y raconte comment, dépourvus de tout armement conséquent et dirigés par des fanatiques de la pire espèce – souvent non-Juifs – des hommes, mal préparés au combat, furent envoyés à l’abattoir, sur le front d’Estrémadure. Stein échappe au massacre et, gravement atteint, est évacué vers la France. Il est allé au bout de son voyage, mais surtout au bout du désespoir.

Dans une note biographique ponctuant cet ouvrage, Odette Stein, la fille de Sygmunt, écrit : « Il me disait souvent que, en tant que communiste juif, aller combattre Franco était pour lui une évidence, mais qu’il avait très vite pris conscience que le PC se souciait davantage de régler leur compte aux révolutionnaires que de combattre les fascistes. »

Il faut parfois bien des détours pour oser dénoncer une infamie. C’est l’honneur de Sygmunt Stein de l’avoir fait avec une telle ferveur.

José FERGO


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