En cette année 2006 doublement commémorative – soixante-quinzième anniversaire de la Seconde République (1931) et soixante-dixième de la guerre civile espagnole (1936) –, très nombreux ont été les ouvrages parus en Espagne abordant, sous différents angles, les problématiques liées à cette effervescente décennie. Parmi ceux-ci, il y eut, en quantité, du moyen et du franchement mauvais, mais aussi du bon, parfois même de l’excellent, voire du novateur. La trentaine d’entre eux que nous présentons dans le cadre de cette « Revue des livres et des revues » – le plus souvent écrits en espagnol, mais aussi en français – s’intéressent, plus particulièrement, aux antécédents, au déroulement et aux prolongements de la révolution espagnole, événement qui continue d’occuper une place de choix – la première probablement – dans l’imaginaire des libertaires. Noyés dans le flot du propos courant s’attachant à ne voir dans le conflit espagnol qu’une guerre juste entre fascisme et démocratie, ces ouvrages méritaient, nous semble-t-il, d’être signalés, ne fût-ce que brièvement.
■ ADEN, numéro 5, octobre 2006
« Intellectuels, écrivains et journalistes
aux côtés de la République espagnole (1936-1939) »,
Nantes, Aden, 2006, 566 p.
Éclectique, ce numéro de la revue Aden offre quelques contributions intéressantes - sur Orwell et Koestler (Eva Touboul Tardieu) et sur le POUM (Miguel Chueca), notamment - et des témoignages et textes de qualité (Jean Bernier, Alfred Rosmer, Félicien Challaye, Augustin Souchy, Charles Ridel). On y trouve également une rubrique fournie de notes de lecture sur des parutions récentes.
■ Jordi ALBALADEJO et Joan ZAMBRANA
INICIS D’UN SINDICALISTA LLIBERTARI. JOAN PEIRÓ A BADALONA 1905-1920
Badalona, Ed. Fet a mà, 2005, 184 p., ill.
Joan Peiró (1887-1942) fut, indiscutablement, une des figures les plus emblématiques du syndicalisme révolutionnaire catalan. Cette excellente monographie s’attache à étudier les premières années - 1905-1920 - de son parcours militant, période de formation où s’affirmera sa conception anarcho-syndicaliste pure de la lutte ouvrière. Peiró, ouvrier verrier, participera, en effet, au sein de Solidaridad Obrera d’abord, puis de la CNT, à toutes les luttes ouvrières de Badalone.
■ ALBUM DURRUTI 1896-1936
Montreuil, l’Insomniaque, 2006, 162 p., ill.
Réédition d’un album de photos sur Durruti, la colonne du même nom, les collectivités et le reste. Commentaires en français, anglais et espagnol.
■ Miguel AMORÓS
DURRUTI EN EL LABERINTO
Bilbao, Muturreko Burutazioak n° 13, 2006, 110 p.
Fidèle à sa vision d’une révolution trahie par la direction de la CNT, Miguel Amorós inscrit le départ d’une partie de la colonne Durruti vers le front de Madrid dans le labyrinthe de ses renoncements. Mort au champ d’honneur de l’antifascisme de gouvernement, sa fin, nous dit-il, en fera le héros d’une cause sans âme et le prélude à une prévisible catastrophe.
■ Joaquín ASCASO
MEMORIAS (1936-1938)
Hacia un nuevo Aragón
Édition préparée, commentée et présentée par Alejandro Díez Torre
Zaragoza, PUZ-Larumbe, 2006, 240 p., ill.
Excellente idée que d’avoir publié ce texte de Joaquín Ascaso (1906-1977) – cousin de Francisco et président du Conseil d’Aragon –, découvert à l’Institut d’histoire sociale (IISG) d’Amsterdam. On la doit à l’historien Alejandro Díez Torre, auteur, par ailleurs, d’une remarquable étude consacrée aux anarchistes aragonais et parue, en deux tomes, en 2003. Complété de documents et d’extraits d’interviews, ce témoignage– intelligemment présenté et annoté par Díez Torre – couvre la période 1936-1938, apporte des informations inédites sur l’expérience du Conseil d’Aragon et constitue un authentique mémoire en défense, où Ascaso revient sur les circonstances de son arrestation, en 1938, après la dissolution dudit Conseil, et sur les charges qui pesèrent sur lui. Rédigé à chaud, ce texte, incisif, dévoile quelques épisodes de l’histoire noire d’une CNT-FAI en phase d’institutionnalisation antifasciste, et se clôt sur une forte lettre adressée par Ascaso à Louis Lecoin, responsable de SIA, le 2 septembre 1938, pour demander sa médiation. Un témoignage de première main et d’indispensable lecture.
■ AUTEURS DIVERS
CONTRA FRANCO
Testimonios y reflexiones
Badalona-Madrid, CEDALL-VOSA, 2006, 369 p.
Diverses contributions sur la dictature franquiste, parmi lesquelles nous avons plus particulièrement retenu celle de Tomás Ibáñez, José Luis Terrón et Félix Vázquez – « La voz del régimen y el eco del sistema » – et celle d’Antoni Castells Duran – « La lucha contra la dictadura, un apunte ».
■ Julián CASANOVA
ANARQUISMO Y REVOLUCIÓN EN LA SOCIEDAD RURAL ARAGONESA (1936-1938)
Barcelona, Crítica, 2006, 384 p.
Réédition d’un ouvrage de base paru en 1985. Son auteur est devenu, depuis, un spécialiste de l’anarchisme aragonais en temps de guerre, étudié selon les canons de l’historiographie moderne. Il en ressort du bon – son analyse des rapports entre collectivités et Conseil d’Aragon et son approche du rôle de l’UGT, par exemple – et du moins bon – son insistance à démontrer qu’il n’y aurait pas eu de collectivisation en Aragon sans la pression des colonnes venues de Catalogne, entre autres. Malgré ses failles, il s’agit là d’un ouvrage dit de référence.
■ CGT-FUNDACIÓ SALVADOR SEGUÍ
LA REVOLUCIÓN LIBERTARIA
Madrid, CGT, 2006, 128 p., ill.
Catalogue de l’exposition itinérante co-organisée par la CGT d’Espagne et la Fondation Salvador Seguí pour commémorer la révolution espagnole. L’ouvrage est accompagné d’un DVD.
■ Michel CHRIST
LE POUM : HISTOIRE D’UN PARTI RÉVOLUTIONNAIRE ESPAGNOL 1935-1952
Préface de Denis Berger
Paris, L’Harmattan, 2005, 138 p.
Plus qu’une histoire du POUM, l’ouvrage de Michel Christ, trop court il est vrai pour aborder toutes les thématiques relatives au sujet, s’intéresse surtout aux différends qui opposèrent le POUM et Trotski. Notices biographiques de kominterniens, de poumistes et d’anarchistes, publiées en fin d’ouvrage, ainsi qu’une chronologie.
■ Chris EALHAM
LA LUCHA POR BARCELONA
Clase, cultura y conflicto 1898-1937
Madrid, Alianza Editorial, 2005, 384 p., ill.
Voici, sans aucun doute, l’un des livres les plus importants parus récemment. L’historien britannique hispanisant Chris Ealham – par ailleurs, traducteur des deux premiers volumes (sur trois) parus en anglais, et annotés par ses soins, du grand œuvre de José Peirats, La CNT en la revolución española – nous dresse ici un tableau, impressionnant de pertinence, de la conflictualité sociale dans la capitale catalane au cours des quatre premières décennies du XXe siècle. Ealham y analyse, d’une part, l’imbrication entre l’organisation de l’espace urbain barcelonais et la volonté de contrôle des classes dangereuses, théorisée par une bourgeoisie catalaniste ralliée à la « République d’ordre » et, de l’autre, les stratégies d’action directe mises en place par la CNT pour marquer son territoire. En partant d’un recensement détaillé des zones d’implantation de l’anarcho-syndicalisme barcelonais – les quartiers du centre historique (El Raval), ceux de la première périphérie (Sanz), ceux de la seconde périphérie (Hospitalet, San Adrían, Santa Coloma) –, Ealham dresse une topologie originale d’une CNT où l’affrontement récurrent entre syndicalistes et « faïstes » recoupe très précisément le statut social, mais aussi l’appartenance des militants à tel ou tel espace urbain. La démonstration pêche, parfois, par une approche un peu trop marxiste – mauriniste, plutôt – de l’histoire, mais elle demeure globalement convaincante et ouvre des perspectives d’analyse tout à fait nouvelles. Enfin, sa perception du processus révolutionnaire de l’été 1936 comme appropriation du territoire urbain et rupture avec « l’idéologie démocratique de domination », apporte, là encore, et quoi qu’on puisse penser de certaines des conclusions de Chris Ealham, un point de vue résolument original sur une question qu’on pouvait, à tort, penser traitée sous tous ses angles. Un livre essentiel, donc.
■ Antonia FONTANILLAS et SonyaTORRES
LOLA ITURBE, VIDA E IDEAL DE UNA LUCHADORA ANARQUISTA
Barcelona, Virus Editorial, 2006, 264 p., 16 p. d’ill. hors texte.
Anthologie de textes de Lola Iturbe (1902-1990), militante de la CNT, de la FAI et de Mujeres Libres, introduite par deux textes fort intéressants, l’un d’Antonia Fontanillas, l’autre de Sonya Torres, à qui nous devons une précieuse biographie de Ramón Acín, chroniquée, en son temps, dans nos colonnes. Il y a, dans la prose de Lola Iturbe, alias Kiralina, beaucoup de l’imaginaire libertaire d’une époque où, autodidactes pour la plupart, les hommes et les (quelques) femmes de la CNT rêvaient, à voix haute, d’un communisme libertaire idéalisé. Le déroulement de la révolution espagnole doucha quelque peu cet espoir, mais il ne brisa jamais le rêve. Comme ses textes postérieurs à la guerre d’Espagne le prouvent, Lola Iturbe le porta en elle jusqu’à la fin.
■ Louis GILL
GEORGE ORWELL : DE LA GUERRE CIVILE ESPAGNOLE À « 1984 »
Montréal, Lux, 2005, 180 p.
Il fallait de la méthode et de l’esprit de synthèse pour restituer, en un si court essai, ce que furent les principaux enjeux – intérieurs et internationaux – de la guerre civile espagnole et ce que George Orwell en tira, à travers son expérience propre de combattant, comme leçons définitives pour construire sa critique du totalitarisme et sa vision d’un socialisme démocratique. À quelques dérapages près, Louis Gill – dont l’approche historique s’inspire, pour le meilleur, de Burnett Bolloten et, pour le moins bon, de Pierre Broué – tient haut la main ce pari.
■ François GODICHEAU
LA GUERRE D’ESPAGNE
De la démocratie à la dictature
Paris, Découvertes Gallimard, 2006, 128 p., ill.
Cette très honnête présentation du conflit espagnol par un fin connaisseur de son histoire est d’autant plus louable qu’elle paraît dans une collection grand public. S’appuyant sur des travaux récents, François Godicheau en propose une étude renouvelée, n’éludant aucune de ses facettes. Guerre antifasciste et guerre sociale, le conflit est ici analysé dans toute sa complexité sans autre prétention que celle, fort louable, de le dégager des stéréotypes qui l’encombrent et des mensonges qui le dénaturent. On notera, par ailleurs, que l’auteur tente, en fin d’ouvrage, une lecture, globalement pertinente, des tendances actuelles de l’historiographie sur la guerre civile.
■ Groupe DAS/Marcel OLLIVIER
RÉVOLUTIONNAIRES EN CATALOGNE
Paris, Spartacus, 2006, 96 p.
Réédition de deux textes parus en 1937, dans les Cahiers de Terre libre, pour le premier, et les Cahiers Spartacus, pour le second. L’un – « Que sont la CNT et la FAI ? » – émane du Deutsche Anarcho-Syndikalisten in Ausland (DAS), groupe d’anarcho-syndicalistes allemands en exil dont nombre de militants ont rejoint la Catalogne aux premiers jours de la révolution. Il s’agit là d’un texte de circonstance devant contrebalancer la propagande anti-anarchiste développée par les staliniens dans les milieux antifascistes européens. L’autre – « Les journées de Barcelone » –, dont l’auteur est Marcel Ollivier, collaborateur de La Batalla, organe du POUM, constitue un témoignage indispensable – et probablement le premier, ce qui fait sa force – sur le putsch stalino-républicain de mai 1937, à Barcelone.
■ Armand GUERRA
A TRAVÉS DE LA METRALLA
Escenas vividas en los frentes y en la retaguardia
Introduction biographique de Vicenta Estivalis, Antonia Fontanillas et Éric Jarry
Madrid, La Malatesta Ed., 2005, 206 p., 8 p. ill. hors texte.
Carne de fieras, son principal film, à peine achevé, le cinéaste Armand Guerra, de son vrai nom José Estivalis Calvo (1896-1939), est requis par la CNT pour tourner une série de documentaires sur les fronts de Madrid et de Tolède. Parti avec une équipe de techniciens, il en tournera trois – Estampas guerreras 1, 2 et 3 –, dont deux seulement furent achevés et montrés au public. Il ne reste, semble-t-il, rien, aujourd’hui, de ces images. D’où l’intérêt de ces carnets de guerre – dédiés à son équipe technique – où l’homme-caméra se mue en journaliste pour consigner ses impressions du moment et laisser trace de ce que fut cette guerre impitoyable. Ce précieux témoignage – dont il existe une version française éditée chez Fédérop, en 1996 – est précédé, dans cette récente édition espagnole, d’une intéressante mise en perspective de la vie et l’œuvre de Guerra.
■ Florence GUILHEM
L’OBSESSION DU RETOUR
Les Républicains espagnols 1939-1975
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2005, 224 p.
« L’exil, c’est peut-être moins la perte d’un territoire que celle du temps : les républicains ont été privés de trente ans de la vie de leur pays. À la fin, ils ont dû s’avouer que leur véritable Espagne était cette image qu’ils avaient emportée et gardée en exil. » À travers cette étude – plus particulièrement centrée sur la région toulousaine –, Florence Guilhem dresse un tableau fort subtil de la mentalité et des comportements des exilés républicains espagnols en France. Plus qu’une histoire politique de l’exil, le livre se veut exploration méthodique d’un imaginaire construit et consolidé sur les décombres d’une mémoire éruptive, celle d’un temps – éternellement revivifié – où tout sembla possible.
■ Hartmut HEINE et José María AZUAGA
LA OPOSICIÓN AL FRANQUISMO EN ANDALUCÍA ORIENTAL
Madrid, FSS Ediciones, 2005, 200 p., ill.
Deux études, complémentaires, sont ici proposées sur la résistance au franquisme dans les provinces orientales de l’Andalousie. La première, de Hartmut Heine, couvre toutes les étapes par lesquelles elle passa : des maquis des années 1940, essentiellement organisés par la CNT et le PCE, aux luttes politiques des années 1960 et 1970. La seconde – de José María Azuaga – se centre plus particulièrement sur l’action des guérilleros de la décennie des années 1940. L’ouverture, partielle, des archives militaires et policières a permis aux auteurs de réunir, sur le sujet, des données jusqu’alors non exploitées.
■ Carlos José MÁRQUEZ
COMO SE HA ESCRITO LA GUERRA CIVIL ESPAÑOLA
Madrid, Lengua de Trapo, « Desórdenes », 2006, 336 p.
Habilement construit, cet essai critique d’un jeune historien – dédié à Pierre Broué et à Victor Alba – s’attache à faire le point sur l’historiographie de la guerre civile et les enjeux politiques qu’elle recouvre dans l’Espagne d’aujourd’hui. Pour Márquez, le travail entrepris par les associations de récupération de la mémoire est intéressant en ce sens qu’il permettra de se faire une idée assez précise de l’ampleur de la violence étatique et para-étatique qui caractérisa le franquisme. Par ailleurs, l’historien conteste, avec raison, le qualificatif de « révisionniste » appliqué aux folliculaires « néo-franquistes ou para-franquistes » du genre Pío Moa, qui se contentent de ressortir de la naphtaline, en les réactualisant, les thèses les plus éculées de l’historiographie franquiste sur la guerre d’Espagne.
■ Cipriano MERA
Guerra, exilio y cárcel de un anarcosindicalista
Préambule de Francisco Olaya Morales
Madrid, coédition CGT, CNT (Catalunya)-FELLA, Solidaridad Obrera, FSS, La Malatesta, Los Sueños de la Hormiga Roja, València Llibertària, Sindicato de Construcción (CNT-AIT, Madrid), 2006, 480 p., 33 p. ill. hors texte.
L’ouvrier du bâtiment Cipriano Mera (1897-1975) fait indiscutablement partie des figures les plus respectées de l’anarchisme espagnol. À preuve, cette réédition de ses mémoires – originellement publiées par Ruedo ibérico, en 1976 – a été entreprise par un collectif représentant différentes sensibilités se réclamant de l’anarcho-syndicalisme espagnol, par ailleurs fort divisé. On regrettera, cependant, que les responsables de cette édition n’aient pas cru bon de reprendre, pour des raisons qui demeurent étranges, l’intéressant prologue de Fernando Gómez Peláez inclus dans la première édition. Pour le reste, le travail est soigné et complété, en annexe, de nouvelles pièces.
■ Albert MINNIG et Edi GMÜR
« POUR LE BIEN DE LA RÉVOLUTION. »
Deux volontaires suisses miliciens en Espagne 1936-1937
Présentation et traduction de Marianne Enckell
Diffusion en France : Atelier de création libertaire (Lyon)
Lausanne, CIRA, 2006, 144 p., ill.
La force du témoignage restitué à chaud réside certainement dans sa perception non tamisée d’une émotion première, celle qui naît de l’instantanéité du vécu. C’est en cela qu’il est irremplaçable, parce que, n’en saisissant ni la trame, ni les liaisons, ni la logique, il pose sur l’histoire un regard forcément innocent, celui du moment même où l’événement entre dans le champ de vision du témoin. C’est sans doute cette innocence du regard – que d’aucuns assimilent à la naïveté – qui fait de ce double témoignage sur la guerre d’Espagne un livre précieux, et plutôt rare. C’est aussi parce que leurs auteurs, l’anarchiste Albert Minnig et le sympathisant communiste Edi Gmür, l’un et l’autre citoyens suisses, ont en commun de n’être pas des intellectuels. C’est enfin parce que, précipités sur les mêmes champs de bataille, l’un et l’autre, tout en différant – et parfois de beaucoup – dans leur manière d’appréhender le cours des choses, parviennent, grosso modo, à la même conclusion : l’enlisement de la révolution a sonné le glas de la fraternité que connurent, en terre d’Espagne, les anonymes combattants venus d’ailleurs, et parfois de loin, pour y combattre le fascisme, les armes à la main. Il faut lire ce livre avec toute l’attention qu’il mérite. On y ressent, au profond, ce qu’eut d’exceptionnel cette aventure humaine, l’incroyable charge d’émotions qu’elle charria, mais aussi les doutes, les hésitations, les incompréhensions, les rancœurs qu’elle draina quand, faute d’avoir pu s’imposer vite, la révolution s’adapta, par force, à la logique de guerre, celle qui allait la terrasser. À travers les mots de Minnig et de Gmür – ces mots de peu et d’urgence qui disent tant de la vie même –, on perçoit sans peine les hauts et les bas de l’espoir, la force des convictions, la difficulté de s’y arrimer quand tous les vents sont contraires. Tout ensemble. Il y a, derrière ces mots, lovée dans les cursives de l’écriture méticuleuse qui les porte, une interrogation permanente sur le lendemain. Nous sommes loin, ici, des récits reconstitués, où la fin du film connue, le témoin cède parfois à l’humaine tentation de poser devant l’Histoire. C’est du brut que nous avons sous les yeux. De l’instantané. De l’irremplaçable. Mais il y a davantage dans ce livre très court, mais si fort. Marianne Enckell, dont on sait qu’elle est la mémoire du CIRA Lausanne, ne s’est pas simplement contentée de tirer de l’oubli ces deux témoignages, originellement publiés, en 1937, dans Le Réveil anarchiste, de Genève, pour Minnig, et en 1938, dans le Tages-Anzeiger, de Zürich, pour Gmür, elle les a subtilement annotés. Et c’est bonheur, réellement, d’en apprendre tant, grâce à ce savoir-faire discret, sur l’organisation des colonnes anarchistes, sur les volontaires étrangers, sur les enjeux politiques et l’arrière-fond historique de l’époque. Sobre et précis, cet appareil critique, qui n’empiète jamais sur le récit des témoins, est proprement exemplaire. Septante ans plus tard, comme on dit en Suisse – qui fournit tout de même 800 volontaires à l’Espagne antifasciste –, les témoignages d’Albert Minnig et d’Edi Gmür attestent, avec la force de l’authenticité, ce que cet engagement eut d’inégalé.
■ Frank MINTZ
AUTOGESTIÓN Y ANARCOSINDICALISMO EN LA ESPAÑA REVOLUCIONARIA
Madrid, Traficantes de sueños, 2006, 304 p.
Livre pionnier, le « Mintz » – originellement publié en 1969, et régulièrement réédité depuis, en français et en espagnol, avec quelques variantes – a représenté, en son temps, un pas décisif vers la connaissance des expériences de collectivisation des terres et d’autogestion industrielle qui accompagnèrent, et donnèrent son vrai sens, à la révolution espagnole. Il est vrai que le sujet était, alors, minimisé ou caricaturé, quand il n’était pas tout simplement ignoré, par les professionnels de l’histoire. Depuis, les travaux de Paniagua, Gutierrez Molina, Garrido Gonzalez, Casanova et Bernecker, entre autres, sont venus, pour partie, combler cette béante lacune en labourant un champ d’investigation, dont Frank Mintz fut, indiscutablement, le défricheur. C’est en constatant, nous dit-il, le manque d’explications sur le phénomène collectiviste dans les œuvres d’auteurs trop convaincus de ses bienfaits pour en tenter une généalogie critique, comme Gaston Leval ou José Peirats, que Mintz s’intéressa au sujet, avec l’intention d’en donner une approche globale. Ainsi, l’étude des formes et des degrés que prirent les collectivisations, tant dans l’industrie que dans l’agriculture, et ce, région par région, ouvre sur une série d’interrogations quant à leur caractère – forcé ou volontaire–, leur degré d’interpénétration avec l’industrie de guerre, leur fonctionnement interne, leur amplitude, leurs tentatives de coordination à l’échelon régional et national. Diversifié, le phénomène collectiviste est, ici, analysé sans œillères idéologiques ni souci de prouver sa grandeur, mais comme un champ complexe où s’inventèrent des possibles, dans une conjoncture de guerre peu favorable aux expérimentations sociales. Avec le temps, Mintz a enrichi son livre d’entretiens avec des collectivistes, témoignages qui donnent du poids à son étude, et d’annexes, qui permettent de saisir la singularité de cette expérience, son rapport avec l’histoire du mouvement libertaire espagnol, la perception qu’en eurent ses instances ou encore la lecture qu’en firent les historiens.
■ John NEWSINGER
LA POLITIQUE SELON ORWELL
Traduit de l’anglais par Bernard Gensane, préface de Jean-Jacques Rosat
Marseille, Agone, « Banc d’essais », 2006, 340 p.
C’est pour son chapitre « La vérité sur la guerre d’Espagne » que nous incluons, dans cette recension, l’intéressante biographie politique que John Newsinger a consacrée à George Orwell, et sur laquelle nous reviendrons dans un prochain numéro. Il y montre, en effet, avec précision, en quoi l’expérience espagnole d’Orwell façonna, durablement, sa vision du monde et sa conception d’un socialisme où la fraternité et la common decency seraient les valeurs de base. « La révolution espagnole, écrit Newsinger, était allée beaucoup plus loin que la première révolution russe, celle de février 1917. (...) Poursuivre la révolution ou revenir en arrière, tel allait être le grand débat politique dans le camp républicain – débat qui sera finalement réglé par les communistes à coups d’actions policières, de séances de torture et de pelotons d’exécution. » Pour Orwell, ce ne fut pas l’idée, défendue par les communistes, d’ajourner la révolution le temps de gagner la guerre qui était inacceptable, ajoute Newsinger, « mais la contre-révolution qu’ils réussirent à mener effectivement derrière les lignes républicaines ». Ainsi, c’est dans le chaudron espagnol, où Orwell avait vu « une classe ouvrière devenant conscience d’elle-même » inventer l’égalité, qu’il fut à jamais vacciné contre la « foutue pourriture » stalinienne qui s’efforça de la briser. Dès lors, il en portera le stigmate, et le besoin de combattre la fausse parole d’une intelligentsia fascinée par le caporalisme stalinien.
■ Véronique OLIVARES SALOU
VIEUX COMPAGNON DONT LA JEUNESSE EST À LA DOUANE
Préface de Michel Reynaud, postface de Serge Utgé-Royo
Paris, Editions Tirésias, 2006, 558 p.
Après Les Républicains espagnols au camp nazi de Mauthausen publié, en 2005, chez le même éditeur, c’est à travers l’écriture romanesque que Véronique Olivares Salou nous restitue l’histoire de son père et, au-delà, celle de toute une génération de vaincus héroïques brinquebalés aux vents contraires de l’Histoire. Pas à pas, des premières années d’un siècle où leva l’espoir jusqu’à son effacement dans la néantisation des idées d’émancipation, ce roman donne corps à l’histoire d’Angel et de Melcior, figures archétypiques d’un anarchisme errant. Des terrains de bataille aux champs clos de l’innommable, de Madrid assiégé à Mauthausen, en passant par le long exil et l’impossible retour, Véronique Olivares Salou chevauche la légende d’une époque où le sublime côtoya l’ignoble. Peuplé de personnages authentiques et clairement identifiables, ces « vieux compagnons dont la jeunesse est à la douane », ce livre touche à l’essentiel : une certaine conception de la vie, simple et belle, qui mérite qu’on s’y frotte, collectivement, avec l’humaine volonté d’y éprouver nos solidarités. Dans ce combat permanent, la mémoire des ombres errantes, nos frères, est une arme puissante. Pour s’inscrire dans les traces de leur histoire, pour en reprendre le flambeau, pour le passer à d’autres. Pour gagner, sinon la guerre contre les vautours, du moins la dignité de ne pas renoncer à la lutte.
■ Eduardo PONS PRADES
REALIDADES DE LA GUERRA CIVIL. MITOS NO ¡ HECHOS !
Madrid, La Esfera de los Libros, 2005, 804 p.
En réaction aux thèses néo-franquistes généreusement colportées par certains médias espagnols, Pons Prades se livre ici à un exercice de légitimation des réalisations culturelles de la République et constructives de la révolution. Très affectif et un peu confus, ce gros livre a, cependant, le mérite de tirer de l’oubli quelques nobles figures de l’époque, comme celles du docteur Trueta et de Pablo Sorozábal. Pour le reste, il y a mieux.
■ Rudolf ROCKER
LA TRAGÉDIE DE L’ESPAGNE
Traduit de l’anglais par Jacqueline Soubrier, présentation et notes de Miguel Chueca
Paris, Éditions CNT-RP, 2006, 128 p.
Écrite à chaud, cette analyse géopolitique d’excellente tenue méritait d’être tirée de l’oubli. C’est aujourd’hui chose faite, et pour la première fois en langue française, grâce aux Éditions CNT-RP. Elle est donnée, ici, dans une traduction de Jacqueline Soubrier et accompagnée d’un avant-propos tout à fait éclairant de Miguel Chueca. C’est en 1937, alors qu’il réside aux États-Unis, que Rudolf Rocker rédige, dans l’urgence, cette brève étude sur le conflit espagnol, dont l’objectif premier est de contrebalancer la propagande hostile aux anarchistes distillée par la presse américaine, tant conservatrice que libérale. Sortie en anglais en octobre, The Tragedy of Spain paraîtra peu après en allemand, en yiddish et en espagnol. Plus que par sa défense et illustration de l’anarcho-syndicalisme espagnol, figures obligées d’un exercice didactique, le texte de Rocker vaut, aujourd’hui, par sa capacité à sortir du discours propagandiste ou lacrymal de l’époque pour saisir, en son temps, les enjeux internationaux d’une guerre où s’affrontèrent les deux totalitarismes dominants. En ce sens, M.Chueca a bien raison d’écrire qu’ « on jugerait sans doute mieux du mérite de l’étude de Rudolf Rocker si on la mettait en regard de ce qu’écrivaient alors, sur le même sujet, [ses] porte-parole » respectifs. Elle aborde, par ailleurs, des aspects peu évoqués du conflit espagnol, comme le jeu des puissances dites démocratiques ou le rôle des capitaux étrangers. Malgré quelques erreurs factuelles – signalées en notes par M. Chueca –, le texte, qui démontre, de la part de son auteur, une authentique capacité d’analyse et d’anticipation, a bien résisté aux effets du temps.
■ Ferran SÁNCHEZ AGUSTÍ
EL MAQUIS ANARQUISTA
De Toulouse a Barcelona por los Pirineos
Lleida, Milenio, 2006, 288 p., 24 p. d’ill. hors texte.
Ce n’est pas tant pour sa qualité que pour la thématique qu’il aborde que nous signalons ce mauvais livre. Commis par un « spécialiste » du maquis et de l’esbroufe, il s’inscrit, à sa juste place, dans la médiocre production journalistique d’une époque où, copié-collé aidant, le dernier ignorant médiatisé fait figure d’expert. À preuve, Sánchez Agustí fréquente les colloques, non pour apprendre, mais à la tribune. Truffé d’approximations et parsemé d’erreurs, son livre, qui prétend conter l’histoire de la résistance anarchiste en Catalogne, de 1946 à 1951, se contente de juxtaposer des portraits de guérilleros, piqués pour l’essentiel dans les livres de Téllez Solá et agrémentés d’une sauce sensationnaliste.
■ Miguel SARRÓ « MUTIS »
PINTURAS DE GUERRA
Dibujantes antifascistas en la guerra civil española
Madrid, Traficantes de Sueños, 2005, 152 p., ill.
Dessinateur de presse et peintre, Miguel Sarró, alias Mutis, collabora à diverses publications d’avant-guerre – El Siglo, Generación XXI, TMEO, CNT et Diagonal. En s’intéressant au parcours des illustrateurs de son époque, ce livre ne leur rend pas seulement hommage, mais comble une importante lacune historique. L’ouvrage inclut de nombreuses vignettes originales, et souvent inconnues, de ces artistes.
■ Antonio TÉLLEZ SOLÁ
AGUSTÍN REMIRO
De la guerrilla confederal a los servicios secretos británicos
Prologue de Manuel Ballarín Aured
Zaragoza, Diputación provincial, 2006, 184 p., ill.
Paru peu après sa mort, il s’agit là du dernier livre de Téllez Solá, grand connaisseur de la résistance clandestine libertaire au franquisme. Il s’attache à la figure d’Agustín Remiro, cénétiste aragonais né à Épila, en 1894. Des luttes sociales de l’avant-guerre à l’intégration au réseau Ponzán, pendant la Résistance, en passant par ses activités au sein des « Fils de la nuit », ce groupe de francs-tireurs intégré à la colonne Durutti, pendant la guerre civile, cette biographie restitue tout le parcours militant d’Agustín Remiro, qui fut condamné à mort par les franquistes en 1942.
■ Laura VICENTE
TERESA CLARAMUNT, PIONERA DEL FEMINISMO OBRERISTA ANARQUISTA
Madrid, FAL, 2006, 306 p.
Le personnage pionnier que fut, tant en anarchisme qu’en féminisme, Teresa Claramunt (1862-1931), méritait une biographie à sa mesure. Voilà chose faite avec l’intéressant ouvrage que lui consacre l’historienne Laura Vicente. Riche en détails sur une existence à contre-courant des préjugés de son époque, elle situe l’exacte mesure du risque que prit Teresa Claramunt à vouloir l’affronter. Militante ouvrière du textile, elle contesta, avec la même force, le machisme des exploités et l’ignominie des patrons. Journaliste, elle donna ses lettres de noblesse à une culture de classe débarrassée de tout folklore. Femme libre, elle mit sa vie privée à l’unisson de ses idées, fréquenta les tribunes, participa sans faillir aux luttes sociales de son époque, connut la prison et l’exil en France et en Grande-Bretagne. Curieusement mal connu, ce parcours exemplaire est aujourd’hui tiré de l’oubli par Laura Vicente, et c’est justice.
[Recensions réalisées par Freddy GOMEZ, Arlette GRUMO, Monica GRUSZKA et Soledad RIVAS]