■ Ce texte a paru dans le numéro 4 – décembre 2002 – de la revue Un autre futur. Il fut repris dans le « cahier numéro 1 d’À contretemps » – janvier 2003, cahier unique portant le titre : De la pédagogie à la révolution. Un parcours : Félix Carrasquer – en introduction d’un entretien avec Félix Carrasquer et Matilde Escuder. Ce texte a été reproduit dans le premier volume de la collection « À contretemps » : D’une Espagne rouge et noire : entretiens avec Diego Abad de Santillán, Félix Carrasquer, Juan García Oliver, José Peirats, 2009, Saint-Georges d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2009, pp. 73-78.
Toute occasion est bonne à prendre qui permette de fouiller un peu sa mémoire pour en faire émerger quelques belles figures d’anarchie. Celle que nous offre aujourd’hui l’annonce d’une prochaine édition du livre Les Collectivités d’Aragon, 1936-1939 – initialement paru en Espagne en 1986 – ne sera pas gâchée. Elle motive ce portrait de son auteur, Félix Carrasquer (1905-1993), anarchiste conséquent, persuasif, original et subtil, qui manifesta une authentique passion pour la pédagogie libertaire et pratiqua l’anarchie comme une maïeutique de l’émancipation [1].
Comme il faut un début à tout, on retiendra celui-ci. À six ans, le jeune Félix déserta les bancs de l’école d’Albalate de Cinca, son village d’Aragon, pour ne jamais y revenir. Il n’avait pas supporté les méthodes caporalistes d’un maître en soumission qui prétendait l’obliger à apprendre l’alphabet alors qu’il savait déjà lire. Sa famille tenta bien de le faire revenir sur sa décision, mais le gamin était têtu : plutôt garder les chèvres que se taper la névrose d’un fonctionnaire caractériel. L’expérience lui apprit beaucoup, d’abord que le dressage n’était pas fait pour lui, ensuite que l’éducation était une affaire sérieuse. La sienne, il se la fit tout seul, en fouillant dans la bibliothèque paternelle et en contemplant la nature. Enfant, il aimait lire Don Quichotte et parler aux arbres. Beau début, avouez, pour un futur révolutionnaire.
À quatorze ans, le village devient trop petit pour lui, c’est désormais la ville qui l’attire, et Barcelone en particulier. Ses parents résistent de nouveau à l’entêtement du gamin, mais sans grande conviction. Ils savent que rien n’y fera. Pour eux, Barcelone c’est Babylone ; pour Félix, c’est un ailleurs, un appel. On lui coupera les vivres ? Il s’en fiche. Il veut devenir ouvrier boulanger. Non par goût, mais par commodité : travailler la nuit, c’est disposer de ses journées, pense-t-il. L’idée est astucieuse, mais vaine. Il ne tardera pas à le comprendre, car le gamin apprend vite. D’abord à travers les livres, qu’il acquiert à faible prix chez Tomás Herreros, un bouquiniste anarchiste du haut des Ramblas. Ensuite à travers la fréquentation de quelques anarcho-syndicalistes du cru. Tout ensemble donc, il découvre l’exploitation et la question sociale. « Immédiatement, écrira-t-il, je me suis senti attiré par les anarchistes ; ils me semblaient plus humains et plus clairs dans leurs propos. » Question de sympathie, donc, mais aussi d’ardeur, car, en ces années 1920, les mercenaires du patronat font la chasse à tout ce qui porte casquette et lit Solidaridad Obrera. Salvador Seguí, le Noi del Sucre, secrétaire de la CNT catalane, tombera sous leurs balles en mars1923, juste avant qu’un galonné d’opérette, Miguel Primo de Rivera, le père du futur fondateur de la Phalange, ne prenne le pouvoir par un pronunciamiento.
Les premières années militantes de Félix Carrasquer sont celles de tous les hommes de sa génération pour qui la CNT fut, davantage qu’un organe de défense, la pièce maîtresse d’un authentique projet d’émancipation sociale. Cette CNT a, d’ailleurs, cette étrange particularité de sortir renforcée des coups durs. Interdite sous la dictature, elle renaît plus forte que jamais sous la République de 1931 et autour d’elle gravite, hormis la FAI qui s’est constituée clandestinement sur une plage de Valence en 1927, une galaxie libertaire impressionnante faite d’associations multiples et variées qui s’occupent tant d’alphabétisation que de culture, de morale sexuelle que de propagande végétarienne, une contre-société active où le désir de révolution se conjugue à tous les modes. Il en est, bien sûr, Félix, de ce milieu, comme un poisson dans l’eau, mais son principal centre d’intérêt le porte vers l’éducation comme initiation à la liberté. Sur la question, le bonhomme est imbattable. Il a étudié de très près l’expérience de Tolstoï, à Iasnaïa Poliana, et celle de l’Ecole rationaliste de Francisco Ferrer. Il a lu avec enthousiasme Montessori, Decroly, Dewey, Freinet, Kerchensteiner, Kilpatrick. Assez, en tout cas, pour devenir un spécialiste en pédagogie. L’idée qui sous-tend sa démarche est claire : aucun désir de libération, aucune incitation participative ne régleront d’eux-mêmes la relation dominant-dominé à l’école. Or, pour F. Carrasquer, c’est précisément de la réponse qu’on apporte à cette question qu’une éducation est libertaire ou pas.
La première expérience pédagogique de Félix Carrasquer a lieu à Albalate, là où, quelque vingt ans plus tôt, est sans doute née sa vocation. Il y fonde une école du soir et une bibliothèque liées au Centre républicain du village. Ses élèves sont des enfants et des adultes à qui il apprend à lire selon la méthode de Decroly. De courte durée, l’aventure sera, pourtant, fondatrice pour son initiateur. Aux premiers temps de la République, tout semble pouvoir changer à Albalate, qui devient un des bastions de l’anarcho-syndicalisme aragonais, mais le retour de bâton ne tarde pas après la victoire des droites aux élections de novembre 1933. Pour s’y opposer, la CNT tente alors une insurrection. Elle se solde par un échec retentissant que ses militants payent très cher. Pour échapper à la répression, Félix Carrasquer doit quitter Albalate. La leçon qu’il tire de cette tentative avortée d’instauration du communisme libertaire est définitive : pour anarchiste que soit son organe de direction, aucune révolution ne se décrète d’en haut. Pour lui, cette « gymnastique révolutionnaire » que prônent certains secteurs de la FAI relève de l’irresponsabilité et de la « fanfaronnade ». Il n’en démordra plus : c’est d’ailleurs que viendra l’espoir, d’une démarche sans doute moins exaltante, mais beaucoup plus fertile.
Réfugié à Lerida, les temps sont durs pour Félix Carrasquer : en 1934, la myopie galopante dont il souffre depuis son plus jeune âge se transforme en complète cécité. Son inébranlable volonté de construire, cependant, le tirera du désespoir. En 1935, avec ses frères José et Francisco, il fonde l’École Elisée-Reclus dans le populaire quartier des Corts de Barcelone. Pendant un an, une centaine d’enfants des deux sexes âgés de quatre à treize ans participeront à un projet éducatif radicalement libertaire et principalement fondé sur la pédagogie Freinet et un fonctionnement interne autogestionnaire [2]. C’est la guerre civile qui interrompt cette nouvelle aventure. C’est avec elle que commence aussi une autre étape de l’itinéraire de Félix Carrasquer, la plus fructueuse sans doute, celle où, dans le fracas d’un vieux monde s’effondrant, tout un peuple s’identifie avec le vieux rêve émancipateur.
Là-bas, en terre d’Aragon, sa terre, l’espoir est désormais permis. Le communisme libertaire, cette fois-ci, personne ne l’a décrété. Il est né d’un vide, spontanément. Le fascisme abattu, aucune autorité ne subsiste, aucune tutelle non plus. Tout est à tous, et l’enthousiasme déborde. Les collectivités, c’est d’abord ça : une réappropriation de la terre, c’est-à-dire de la vie. Ce mouvement, Félix le sent parfaitement, parce qu’il est de cette terre, parce qu’il est aussi de cette génération de militants libertaires qui l’ont rendu possible. Il sait qu’un monde est à construire, il sait encore que les écueils seront nombreux. Sa principale préoccupation, c’est d’y contribuer à sa façon et sur son terrain de prédilection. L’École de militants de Monzón, soutenue par la Fédération des collectivités d’Aragon, sera son œuvre, et elle sera unique en son genre [3].
Unique, l’école de Monzón ne l’est pas par son objet puisqu’elle n’est pas la seule à avoir formé des paysans aux techniques agricoles et aux tâches administratives et comptables, mais elle l’est par sa pratique résolument autogestionnaire et par son projet pédagogique. Qu’on en juge. Elle accueille des adolescents des deux sexes de quatorze à dix-sept ans et leur dispense un enseignement tant technique que culturel (psychologie sociale, histoire du syndicalisme et des idées politiques, éthique libertaire). Son organisation interne repose sur la démocratie directe (l’assemblée générale y est souveraine), la rotation des mandats, le partage égalitaire des tâches domestiques, la non-séparation du travail manuel et intellectuel et l’autonomie financière. Son but est de former des paysans libertaires conscients. Six mois après sa création, une première vague d’élèves rejoint les collectivités d’Albalate, d’Albelda, de Binéfar, de Tamarite et de Monzón. Six mois, c’est aussi le temps qu’il a fallu à la contre-révolution pour marquer des points. En mai 1937, Barcelone subit le premier assaut, prélude à une offensive générale. À l’été 1937, elle arrive en Aragon. Le stalinien Lister et ses troupes ne font pas dans le détail : les collectivités sont détruites. Certaines se reconstitueront, mais dans un tout autre contexte. L’École de militants, elle, demeurera à Monzón jusqu’à l’automne, avant de se replier sur Albelda, d’en être chassée, en février 1938, par les gardes d’assaut, de se reformer à Caspe et d’en être de nouveau chassée en avril par l’avancée des fascistes, cette fois. L’heure est au repli. Bientôt au cauchemar.
De 1939 à 1944, la vie de Félix Carrasquer se confond avec celles de ses frères en retirada. Pour lui, ce sera les camps d’Argelès et du Vernet-d’Ariège, le pire de tous, d’où il s’évade en 1943. En 1944, il rentre clandestinement en Espagne et rejoint le comité régional de la CNT catalane. Arrêté, il est relâché un an plus tard. En 1947, il est de nouveau arrêté et condamné pour menées subversives à vingt-cinq ans de prison. Libéré douze ans plus tard, il s’exile en France. Rentré à Barcelone en 1971, il participe, après la mort de Franco, à la reconstruction de la CNT, plus obstiné que jamais à défendre les vertus du dialogue libertaire et de la libre expérimentation, sans être toujours entendu.
On m’autorisera, pour finir, un souvenir personnel. J’ai connu ce socratique de l’anarchie à l’hiver 1977. Il me reçut en sa maison du Tibidabo. La conversation portait sur la permanence de l’anarchisme. J’avais branché mon magnétophone. Je transcris. « Quand les opprimés bougent, ils croisent l’anarchisme sur leur chemin. Ils l’adoptent aussi, parfois, car il donne sens à leur révolte sans lui imposer de nouveaux dogmes. Sa permanence ne s’explique que par le caractère provisoire, expérimental et social de ses propositions. En 1936, les libertaires aragonais étaient 10 000 ou un peu plus. À eux seuls, ils ne pouvaient pas instaurer le communisme libertaire. C’est la rencontre, l’imbrication, entre leurs propositions et les aspirations de tout un peuple qui rendit la chose possible. Les collectivités regroupèrent jusqu’à 300 000 personnes. La permanence de l’anarchisme tient au fait qu’on peut détruire une organisation, mais pas une idée, une idée simple en somme : si tu veux être libre, sois-le, mais, avant tout, apprends à l’être... »
Freddy GOMEZ
Dessin original : Vincent Van Damme.