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Pieds dans la glaise et poing en l’air
Article mis en ligne le 2 septembre 2024

par F.G.


■ Les Soulèvements de la terre
PREMIÈRES SECOUSSES
La Fabrique, 2024, 296 p.



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Lors de la récente recension d’un livre donnant la parole aux « vaincus » parmi les vainqueurs de Notre-Dame-des-Landes [1], nous avions pointé une ligne de fracture scindant le camp zadiste : face à des squatteurs défendant leur camp retranché et opposés à tout légalisme, s’opposait une tendance dite « appelliste », structurée et prête à tous les compromis avec la préfectance. Depuis, nous avons appris que les Soulèvements de la terre seraient issus de cette seconde sphère politique redoutée par certains pour ses louvoiements idéologico-stratégiques. De cette genèse résulterait le fait que les Soulèvements de la terre seraient de fait pilotés par quelques « généraux » de l’autoritarisme, une situation qui disqualifierait les prises de position et engagements de ce collectif. Ayant suffisamment barboté dans la micro-politique militante, nous savons que rien n’est jamais simple ni pur sous les ors de l’anticapitalisme. Au fond, s’il est une loi qui ne s’est jamais trouvée démentie c’est qu’il est toujours plus commode et galvanisant de se foutre sur la gueule entre bandes sœurs qu’avec quelque milice inatteignable du Grand Capital. On déteste d’autant plus facilement ses camarades de lutte, suspects de toutes les déviances et sourdes prises de pouvoir, qu’ils ont été modelés sur le même moule que soi et qu’ils portent en sautoir le sceau infâmant de la trahison. Pour autant, s’il serait naïf de nier que l’altruisme révolutionnaire de certains peut être corrompu par de basses visées hégémoniques, il serait encore plus navrant de faire l’impasse sur une dynamique telle que celle portée par les Soulèvements de la terre au simple motif que le ver « stalinien » serait déjà, et ce de manière définitive, installé dans la pomme de l’écologie radicale. Et ceci pour deux raisons : la première étant qu’il y a fort à parier que parmi les diverses réalités locales incarnées par les Soulèvements nombreuses doivent être celles qui échappent à la duplicité d’un pattern sournoisement vertical ; la seconde étant que bon nombre de propositions inscrites dans ces Premières secousses peuvent être lues comme autant d’armes, tactiques et théoriques, servant à neutraliser prises de pouvoir et centralité autoritaire. Bien entendu, les lecteurs parmi les plus affranchis et lucides ne verront là que basses manœuvres et fourbes parades ; d’autres, à l’instar du soussigné, préféreront partager et creuser avec les rédacteurs de ces Premières secousses les bases d’un socle habilement posées dès les premières pages : « Plutôt que d’asséner des certitudes idéologiques, nous avons fait le choix de formuler des hypothèses et assumons leur part de fragilité et d’inachevé. Face à l’ampleur du ravage et la force écrasante de ce qui nous fait face, nos projections politiques s’ébauchent et se cherchent. » Soulignons-le d’emblée : un des mérites de ce livre est sa capacité d’autocritique, sa recherche de filiations plurielles, ses intuitions pleines d’ouvertures ; bref, s’il y a bien une chose que secoue ce livre, c’est le cocotier des poses et proses tout autant incantatoires que surplombantes.

Fondés début 2021, les Soulèvements de la terre sont un collectif regrou- pant associations, coopératives, fermes et des centaines de comités locaux répartis dans l’Hexagone. En l’espace de quelques mois, manifestations, occupations et sabotages ciblant bétonneurs et autres aménageurs de la catastrophe climatique se sont succédé selon le rythme d’un agenda scandé en saisons : saison 1 contre la bétonisation et l’artificialisation des sols, saison 2 contre l’accaparement des terres par l’agro-industrie, etc. Actuellement, la saison 7 entend « détricoter les filières mortifères ». Cette montée en puissance a connu plusieurs acmés, notamment la manifestation du 25 mars 2023 à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) : 30 000 personnes se sont alors rassemblées contre un projet de mégabassine. Le raout, on le sait, sera réprimé avec une méticuleuse sauvagerie par la darmanine flicaille, avec un bilan rappelant les bastonnades des premiers actes des Gilets jaunes : plus de 200 blessés dont 40 graves. « En tout, plus de 5 000 grenades lacrymogènes ont été tirées en quelques heures. C’est “vingt fois plus” que lors de la nuit où le militant écologiste Rémi Fraisse a été tué, en 2014 », peut-on lire sur Reporterre [2]. On se souvient de Serge, victime d’un tir de grenade GM2L (classée au titre des matériels de guerre), véritable miraculé après avoir été plongé un mois dans un coma artificiel. Non content de la raclée administrée, le premier condé de France entendait cependant enfoncer le clou et a engagé une procédure de dissolution des Soulèvements. Las, si le décret a bien été signé le 21 juin 2023, il sera annulé en novembre de la même année par le Conseil d’État. Effet rebond de la vindicte étatiste : 170 comités locaux sont créés en l’espace de deux mois ! Comme si, face à un futur cyniquement hypothéqué, aucune semelle despotique ne serait à même d’écraser une colère de plus en plus diffuse et partagée. « Éco-terroristes » de tous les pays, unissons-nous !

Céréalier de la Beauce versus paysan montagnard d’Ardèche

C’est sur ces trois années de luttes que reviennent les auteurs de Premières secousses. Avec l’intention de faire un bilan à chaud de cette période en saluant les victoires qu’elle a permise et en questionnant ses échecs. Avec l’idée, essentielle, d’ancrer les luttes à venir non seulement dans l’humus de la terre nourricière mais aussi entre elles, entre prolos des champs et prolos des villes. Il faut rappeler que fut un temps pas si lointain où les périphéries urbaines, avant d’être massivement asphaltées et bétonnées, étaient autant de ceintures maraîchères nourrissant la plèbe urbaine. « Travailler et retravailler nos liens. Ne jamais se laisser réduire aux identités qu’on nous assigne », insistent les « éco-terroristes ». Il est assez notable, en ces temps d’inflations identitaires, de pointer cet appel à la désidentification – surtout dans un texte adoptant les tics de l’écriture inclusive et n’oubliant jamais de souscrire au dogme intersectionnel forcément « genré » et « racisé ». Et c’est peut-être là l’apport le plus étonnant et important de ce livre : alors que jusqu’à présent les tirades issues de la postmodernité ne servaient principalement qu’à émietter les luttes et à masquer la question sociale sous un éparpillement d’impératifs moraux minoritaires, il se pourrait bien que ces Premières secousses renouent avec une stimulante dialectique et accouchent – enfin ! – d’un sain dépassement des impasses auxquelles nous nous confrontons.

Et si un tel pas en avant est possible, c’est parce que le carburant servant à la mise à feu des Soulèvements n’est pas corseté dans un corps doctrinaire ficelé d’avance, mais tout entier contenu dans cette simple constatation : c’est parce que j’agis que je suis. Autrement dit : « C’est que la révolte engendre la connaissance – l’inverse, en revanche, n’est pas toujours vrai. Le goût de la liberté et le sentiment de l’injustice poussent à diffuser le savoir, à enquêter, à creuser au-delà des apparences, constatent avec justesse les soulevés. Contrairement à ce que postulent la série de rapports produits depuis une soixantaine d’années – de Meadows aux récents rapports du Giec – il ne suffit pas que les masses sachent pour que les choses changent. […] La connaissance abstraite ne se convertit pas automatiquement en action par pure vertu morale. »

Ce constat-là, nous en avions éprouvé les prémices lors d’un précédent soulèvement : celui des Gilets jaunes. Des gens soudain en colère étaient sortis de leur enclave périphérique et s’étaient retrouvés. Et ce n’était qu’à partir de ces « retrouvailles », de ce « faire en commun », que des choses comme des mots d’ordre et un horizon souhaitable avaient pu s’élaborer. D’abord des corps mis en mouvement, ensuite, et seulement ensuite, la prise de conscience d’une communauté de destin. Et donc la possibilité de se penser en tant que force politique. Bien évidemment, une telle dynamique est difficile à faire comprendre pour qui ne l’a pas vécue. C’est raison de plus pour insister : « Peut-être la capacité d’agir vient-elle en partie de l’agir lui-même. La tentative des Soulèvements consiste en tout cas à assumer la tautologie. Nous ignorons ce dont nous sommes capables avant de l’avoir fait. Les joies, profondes ou explosives, de l’action collective viennent de ces possibles qui s’ouvrent soudain : oui, nous pouvons courir ensemble et déborder une ligne d’uniformes. Nous pouvons réunir trois générations sur un territoire, prendre des décisions collectives et les réaliser contre vents et marées, sans avoir besoin d’une centralisation autoritaire. Cet agir n’est pas aveugle bien sûr, il est pétri d’expériences qui le précèdent et lui succèdent. Mais nous refusons le schéma simpliste selon lequel une réflexion parfaitement aboutie doit précéder l’action. Alors que les luttes nous enseignent que la révolte engendre sa propre possibilité et son propre savoir. »

Ces lignes sont précieuses. Elles ne font pas l’apologie d’une passion émeutière sans queue ni tête ; elles insistent sur l’idée que les frondes populaires sont d’abord des manifestations viscérales contre un ordre des choses soudain devenu insupportable et invivable. Laisser faire – les flics, l’exécutif, les accapareurs, les bétonneurs – est alors impossible. Donc on sort et on occupe le terrain. Question de dignité, de justice, de survie à venir. Révoltes des quartiers populaires, Gilets jaunes, manifestations contre la contre-réforme des retraites, mobilisations d’agriculteurs : autant de séditions, parfois tissées de tensions contraires et objets de politicardes récupérations, mais qui, s’accumulant, forment la fresque explosive d’un présent inflammable dans laquelle les Soulèvements de la terre s’inscrivent sans barguigner. « Fin du monde, fin du mois, même combat » : on se souvient du slogan scandé début 2019 par deux mondes s’ignorant : les inoffensives Marches pour le climat, d’un côté, et les ingérables Gilets jaunes, de l’autre. C’est de ce raté, de cette impossible jonction qu’il faut pourtant partir pour espérer la dépasser : « L’une des ambitions des Soulèvements de la terre, notent les auteurs de Premières secousses, c’est la confluence entre la rage sociale face à l’exploitation économique et aux discriminations raciales et le refus de la fin du monde. »

Saboter, autant que faire se peut, la « mégamachine capitaliste ». Montrer le vrai visage du complexe agro-industriel dont la fonction n’a jamais été de « nourrir le monde » mais bien de « servir d’arme de guerre contre la fabrique populaire de la subsistance ». Mais encore et aussi « briser le mythe corporatiste de l’unité du monde agricole qui s’enracine dans l’agrarisme réactionnaire des chemises vertes et la propagande vichyste ». Une fiction entretenue par la FNSEA, « véritable forteresse mafieuse », qui masque une « lutte des classes interne au monde agricole ». En effet : qu’ont en commun un grand céréalier de la Beauce et un paysan montagnard d’Ardèche ? Rien. Pour le premier la terre n’est qu’une matière capitalisable, pour le second un rapport au monde. Pour le premier, une vision utilitariste à court terme autorise tous les saccages et pollutions ; pour le second, la conscience d’un équilibre fragile à préserver et d’une transmission à venir implique de prendre soin de ses lopins. Critique du progrès donc. De ce mirage longtemps véhiculé voulant que progrès social et technologique marchent de pair. Avec les résultats que l’on sait, et notamment celui-ci : la perte d’autonomies paysannes et nourricières patiemment acquises au cours de milliers d’années d’évolution.

Le retour du tétrapode

Lucides sur l’emprise industrialiste et ses ravages, les Soulèvements de la terre ne campent cependant pas sur des positions clairement techno-critiques : « Nous ne souscrivons pas aux théories qui érigent “la technique” en source absolue du mal. Nous croyons dans les capacités populaires de détourner des techniques toxiques en moyens d’autonomie », écrivent-ils. S’en suit une liste de démantèlements et de réappropriations ciblant l’agro-industrie : de la ferme-usine aux monocultures de maïs. Si le raisonnement se tient concernant le champ d’une paysannerie autonome à reconstruire, qu’en est-il d’autres bastions industriels ? Le nucléaire et le numérique, pour ne citer que ces deux domaines emblématiques, peuvent-ils faire l’objet de réappropriations populaires selon le schéma d’une « politique luddite du savoir » permettant de « détricoter des infrastructures toxiques » ? Ou bien la mortifère intrication de ses dynamiques (énergétiques, infrastructurelles et culturelles) implique-t-elle d’aborder la société industrielle dans son ensemble ? La question reste ouverte…

Un autre point sensible qui ne manquera pas de crisper quelques mâchoires est le chapitre intitulé « Nature contre nature ». Citons ce bref passage qui rappelle que la « nature », avant d’être un terrain physique à occuper face aux dingos de l’artificialisation, est aussi l’objet d’âpres disputes entre écologistes postmodernes et « naturiens » : « La nature est une notion clivante au sein de nos luttes », admettent les auteurs de Premières secousses. Certain.es considèrent qu’il faut dépasser la séparation occidentale entre “nature” et “culture”, dans le sillage d’une partie du mouvement féministe contemporain qui construit un rapport émancipatoire à la nature. D’autres ont d’excellentes raisons de se défier de ce qui viendrait mêler biologique et politique : pour elleux, c’est l’idée même de nature qui doit être abandonnée. Car les combats féministes ont toujours besoin de défaire les idées de naturalité des genres, plus que jamais à l’œuvre dans l’argumentaire réactionnaire qui légitime par la biologie des standardisations comportementales, malgré les acquis des mouvements féministes passés. » S’ensuit tout un développement faisant la promotion d’un vivant toujours « protéiforme » pour combattre le « logiciel réactionnaire » de l’ « ordre social ». Disons-le tout net : y’a matière à pas être d’accord et, nous étant déjà exprimé sur le sujet [3], on peut laisser de côté cet énorme débat qui mérite plus que ces discutables quelques pages. Et ceci pour nous concentrer sur des perspectives autrement plus enthousiasmantes et concrètes comme la reprise des terres et la reconstruction de communaux, histoire que « les gros propriétaires, les promoteurs et les agro-industriels [ne se sentent] plus “maitres chez eux”. (…) Partout, ceux qui ravagent la terre sont à portée de voix, à portée de main. Note ambition est que, à tout moment, ils craignent que les comités des Soulèvements puissent venir taper à leur porte. »

Face au chaos climatique qui s’installe et au tournant libéral-autoritaire que prennent nos « démocraties », avons-nous d’autre choix que de tenter l’aventure ensemble ? Quitte à voir ce qui s’éclaircira – ou non –, chemin faisant, de nos options théoriques. La question paysanne – et son corollaire vital d’accès à l’eau – pourrait bien être ce pont qui enjambe nos émiettements et mettent tout le monde d’accord. Question de survie. Pour les sceptiques, rappelons qu’il y a 365 millions d’années le tétrapode fut ce premier vertébré à sortir des eaux pour coloniser la terre. De cet unique ancêtre naîtront les dinosaures, les reptiles, les oiseaux, les amphibiens et les mammifères. Donc, nous. Si nous sommes la nature qui se défend, c’est d’abord parce que le vivant est avant tout une vaste cousinade. Et quoi de plus sacré que la famille ?!

Sébastien NAVARRO


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