A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Penser le moment présent
Thèses d’octobre
Article mis en ligne le 4 octobre 2021

par F.G.


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[bleu marine]■ Nous avions publié, en juillet dernier, un texte, « La seringue des colères », émanant d’un groupe inconnu de nos services – le CEROS (Convergeons ensemble vers la reprise de l’offensive sociale). Il traitait des premières manifestations parisiennes contre la macronienne décision d’instaurer le « passe sanitaire » et connut un grand succès. Le moins qu’on puisse dire, comme nous l’avons d’ailleurs précisé en son temps, c’est que le positionnement que le CEROS manifestait dans ce « communiqué n° 1 » qui en laissait présager d’autres, nous convenait assez en cette période où, comme au début du mouvement des Gilets jaunes, nombreuses étaient, dans les milieux dits proches, les réticences vis-à-vis d’un mouvement de protestation accusé de charrier, comme s’il pouvait en aller autrement, tous les confusionnismes possibles et imaginables. Depuis, l’été passant et les manifestations « anti-passe » prenant de l’ampleur, ce qui devait arriver arriva. Une rencontre eut lieu et nos affinités critiques firent à ce point convergence que le CEROS, qui nous connaissait de réputation, décida de rejoindre notre collectif éditorial.

Les « thèses d’octobre » que nous publions ici sous le titre « Penser le moment présent » sont le fruit d’un patient travail collectif d’élaboration estival, où le moins qu’on puisse dire est que nous avons carburé à bon rythme et dans la plus parfaite bonne humeur. Car il n’est pas dit que la pensée critique doive être forcément triste. Ce texte, qui tente de faire le point sur l’époque, part du constat partagé que, si le pessimisme de l’intelligence reste une valeur sûre pour nous défaire de nos dernières illusions idéologiques, l’optimisme de la volonté naît de la constatation que toute société humaine connaît l’opposition de deux humeurs : le désir des grands de dominer et le désir du peuple de ne pas être dominé. Et, conséquemment, que ce conflit entre ces deux désirs est le berceau de la liberté à conquérir et de l’égalité à réaliser, que la vraie démocratie, directe, relève d’un pouvoir avec et non sur les hommes, qu’il faut toujours résister aux « obstacles épistémologiques du temps », comme disait Deleuze (en sachant qu’à son époque, ils étaient marxistes dogmatiques et qu’aujourd’hui ils sont dogmatiquement postmodernes).

À part ça, l’art de vivre est un combat. L’histoire n’a de sens que celui qu’on lui donne, notamment dans les moments où, pour ne pas périr d’asphyxie ou de misère, les hommes sont contraints au mouvement, et donc à la liberté. Notre présent est comme il est, aussi impur que le sont les multitudes qui s’y opposent. C’est comme ça : il nous reste à le comprendre pour trouver l’autre voie. Ces « thèses d’octobre » ciblent large, peut-être trop, mais elles ont désormais le mérite d’exister et, peut-être, de faire débat.

À contretemps
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Aucune analyse sérieuse et construite d’une situation ne saurait se passer de prendre en compte la totalité de ce qui la produit, totalité où interfèrent toujours, pour faire trame, des conditions objectives et des intuitions – subjectives, personnelles, intimes – liées à nos usages et à nos dénégations. Privée de cette approche dialectique, toute tentative de compréhension critique de ce que dit le réel d’un moment donné demeurera vaine. Au mieux, elle sera idéologique, c’est-à-dire résultant d’une fausse conscience, et mutilée.

– 2 –

Le caractère problématique des choses supposément ordinaires que, par choix ou non-choix, nous vivons, résiste plus que tout autre à l’énonciation. Pour qu’elle émerge, il faudrait sortir de la tour, être capable de s’interroger sur la quotidienneté, sur le stable et l’instable, le familier et l’étrange de nos propres existences. Non tant pour résoudre l’énigme de ce qui fonde notre refus d’adhésion au réel tel qu’il nous accable, mais pour tenter de comprendre le processus interne qui nous aliène à ses normes. On progresse assurément davantage, sur ce plan, au sein d’un mouvement collectif de révolte qu’en cherchant seul.

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À force d’épurer le réel de toute aspiration à la vie bonne pour le réduire à n’être plus qu’une immense accumulation de marchandises et de déchets, le système – capitaliste – de production-destruction de ce monde est la forme achevée de la trivialité. Face à cette totalité en folie, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, s’y refuse ou s’y oppose dans certaines zones d’illégalité existentielle, limitées ou étendues, participe, par sécession, d’une résistance à la déshumanisation du monde.

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La rationalité technicienne et marchande a pour logique interne de reléguer quiconque résisterait à l’appauvrissement du vivant aux marges d’un système où il ne compterait plus pour rien. C’est sans doute là sa principale faille de raisonnement. Car, dans ce monde infâme qu’elle a choisi de nous vendre, avec ses machines à images tout se voit, d’une part, de ses turpitudes et, de l’autre, tout fait sens qui participe, à sa marge, de sa réhumanisation.

– 5 –

Quand le malheur social est au cœur même du projet d’uniformisation marchande du capitalisme total, la transgression n’est plus un choix, mais une obligation. On n’existe que par elle. Dans le refus qui la sous-tend s’inventent une déprise de la domestication des corps et des esprits, une singularisation en mouvement. La marge, dès lors, ne marginalise pas, elle ré-implique, elle désinhibe. Il y a réappropriation de soi par déprise du monde tel que le système l’a pensé comme totalité.

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La destruction par le capitalisme total de tous les liens sociaux qui faisaient fonds et sens communs a réduit à néant toute perspective sociale partageable. Son résultat concret est d’organiser la guerre du tous contre tous en individualisant et en privatisant les colères, les ressentiments et les frustrations. La précarisation à outrance participe de ce même mouvement de tribalisation organisée du monde par la classe dominante avec le soutien sans faille des pouvoirs gagnés à l’idéologie dite « néo-libérale », cette superstition de l’époque postmoderne.

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Partout, ce monde de l’économie mutilante est en crise, une crise circulaire et sans fin, suscitant des flambées émeutières et des luttes au long cours aux quatre coins de la planète. Sans autre boussole que celle, morale, de l’indignation légitime contre les conditions actuelles de l’organisation globalisée de la misère, ces colères logiques verseront dans l’illusoire croyance au retour à un improbable État-Nation souverain et protecteur. Or, c’est l’impensable qu’il faut désormais penser, cet impensable qui se profile sur les ruines d’un monde colonisé de telle manière par un capitalisme si intimement pénétré par la folie d’accumulation-destruction qu’il a lui-même fermé le champ aux alternatives qui lui auraient éventuellement permis de muter en cadenassant le livre de l’Histoire à la seule page qui désormais compte et qui ne laisse désormais qu’une issue possible : « socialisme ou barbarie ».

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Ce retour à l’idée de socialisme (ou de communisme) n’est envisageable qu’à la condition de savoir de quoi l’on ne parle pas. D’où l’importance de faire lien avec l’Histoire, celle dont la grande hache trancha, au siècle dernier, l’idée même de révolution (et de communisme) en confiant son éradication aux partis, officines ou appendices qui s’en réclamaient. En aucun temps ni espace autant de révolutionnaires ne furent humiliés, déportés, massacrés de manière si zélée que dans ces pays se réclamant du « socialisme réel ». S’entendre sur cela est condition première pour en revenir aux sources d’un mot qui, du socialisme utopique des origines à la tradition marxienne anti-autoritaire en passant par l’anarchisme social et le conseillisme, lia toujours l’idée de socialisme (ou de communisme) à celle d’une communauté humaine construisant à partir d’elle-même et pour elle-même les conditions de son émancipation collective sur les bases de l’autonomie, de la démocratie directe, de la gestion collective des moyens de production et d’échange et de la plus totale liberté de penser et d’exprimer des désaccords.

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La désocialisation radicale qui naît du monde sans âme du tout-machine et de l’hyper-connexion crée la condition d’un refus tout aussi radical qui prend corps dans la construction de situations de ruptures spatiales et temporelles, de désengagements multiples, d’inventions d’autres manières d’habiter nos vies sans les laisser errer au gré des obscènes injonctions du marché à nous faire entrepreneurs de nous-mêmes.

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L’homme mobile est le vagabond de cette époque : l’homme sans lieu. Sa vie – triste vie – est entièrement soumise à la flexibilité. Il bouge sans autres motifs que ceux de ses employeurs, et bougeant il se croit libre quand il n’est qu’un être disponible pour la mobilité infinie qu’on exige de lui. Sa fonctionnalité, c’est de se plier aux infinis desiderata de ses donneurs d’ordres qu’il ne connaît le plus souvent que par les courriels qu’il reçoit d’eux. Cet être de la postmodernité du vide qui bouge, a tout perdu de sa part d’humanité. Morceau par morceau, on lui a pris ses lieux, ses repères, ses attaches, sa vie privée. Cette fonctionnalité est calculable : à la moindre résistance, il dégage – ce qu’il sait, comme il sait qu’il ne sert à rien. Son dispositif mental de soumission est donc sans limite.

– 11 –

Le capitalisme total à son stade actuel de déconstruction des liens sociaux et humains a inventé – et développé jusqu’à en faire la marque de sa contemporanéité – l’être dérivant, un non-être en somme dont le seul rapport au monde est celui qui, jour et nuit, s’affiche, en ordres et contre-ordres, sur l’écran de son smartphone, le mettant en perpétuelle situation de transit vers le néant. Ce qui fait de ce temps une période sans égale dans le domaine de la déréalisation de l’expérience concrète tient précisément au fait que tout y est mobile, flexible, le travail comme la survie diminuée qu’il permet. Quand l’expérience concrète participait d’une traversée tout aussi concrète du réel, d’un réel différencié d’une étape à l’autre de nos pas, la mobilité obligatoire imposée à l’homme flexible fait de lui un être indifférencié voguant au gré d’un remuement permanent où rien ne distingue un endroit de l’autre, où tout se ressemble. Dans ce mouvement permanent, c’est un piétinement, une perte de sens, une vacuité infinie qu’il vit. L’homme sans qualités ne voit rien désormais du sort qui lui est fait. Il s’agite comme un poulet sans tête.

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Dans ce monde réellement renversé, l’idéologie du nomadisme des seventies, réadaptée au seul avantage du capitalisme total de cette basse époque, a beaucoup servi. Il existe, de fait, une corrélation directe entre l’utopie contre-culturelle du Do it yourself et ses aspirations à changer de vie et sa triomphante descendance de la Silicon Valley. La vie a bien changé. Pour tout le monde et en pire. Les nomades sont devenus monades algorythmées d’un monde en marche incessante vers sa médiocratisation. Désormais, l’affairement que suppose la quête d’une survie chaque fois plus diminuée n’est le fait d’aucun choix nomade personnellement assumé, mais le résultat d’un système d’organisation sociale qui réduit l’être à mourir d’épuisement pour ne pas mourir de faim ou d’indignité.

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Il fut une époque ancienne où le terme de « fraternités ouvrières » désignait une expérience inédite de travailleurs libres qui s’entêtaient à s’insoumettre au temps des horloges que voulait leur imposer le capital chronophage. Avec le développement des forces productives et du syndicalisme, l’avant-garde du progressisme décréta l’expression dépassée et sans avenir. C’était ignorer que toujours la perspective reste ouverte de puiser au passé inaccompli des intuitions qui ont fait vivre le « principe-espérance ». Dans ce monde du mouvement perpétuel, il n’est aucune forme de résistance collective qui ne parte nécessairement de l’idée simple qu’il faut, par tout moyen, contrarier la temporalité du capital.

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Dans le rapport qu’il établit à l’espace non encore réifié et la réappropriation qu’il opère de lieux non rentables que le capital a désertés, un champ de bataille à multiples fronts façonne un paysage de refus conséquents et têtus à la néantisation du monde. C’est que le mystère a été percé. La survie infiniment diminuée que nous octroient nos maîtres ne fait plus illusion. Quand on a presque tout perdu, la perspective change. Il n’y a rien à regagner désormais, mais tout à inventer d’une vie désirable, et donc séparée de l’ordre marchand. Dans le miroir brisé du social déconstruit que nous tend l’époque, ce qui se voit, ce sont précisément des éclats de séditions, et seulement cela. Mais c’est déjà beaucoup pour qui sait voir.

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L’indifférence au monde est désormais impossible. Comme est stupide la folle croyance que de ses ruines pourrait renaître, après l’effondrement, un jardin d’Éden. Comme est pathétique le refuge supposément artistique dans l’esthétique nihiliste de son spectacle. Ce monde à l’agonie nous colonise jusqu’au plus intime de nos vies que des programmeurs du néant façonnent ou détruisent au gré de choix que nous ne pouvons persister, par lassitude ou impuissance, à ignorer. Car c’est précisément cet agencement mortifère qu’il faut comprendre et dont il faut se défaire. Pièce après pièce et par tous les moyens possibles. Nos désirs ne sont pas ceux que nous attribuent les ingénieurs du Bureau des trafiquants d’âme. Ils sont leur exact opposé : un air à peu près pur à respirer, des conditions matérielles décentes d’existence et des sociabilités simplement humaines à recréer.

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Réduit à n’être qu’une abstraction statistique, l’être privé de tout et mobilisé pour survivre petitement ne peut connaître l’expérience de la pensée que dans le cadre collectif d’un refus. En s’y adjoignant, il cesse d’être l’unité minimale de son impuissance pour devenir un individu conscient, c’est-à-dire doté de raison. De la raison de la colère à la colère de la raison, il se met à exister comme autre au milieu d’autres.

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S’accordant à des impératifs rationnels nés du temps qu’il fait, tout s’effrite peu à peu des anciennes croyances partagées. La démocratie représentative ne représente rien d’autre que le masque de la tyrannie communicationnelle. L’idée de progrès qu’on cherche à nous vendre est partie avec l’eau sale du bain « néo-libéral » où nous baignons depuis quarante ans. L’hypothèse que ce monde serait le meilleur possible est sortie de bien des têtes à la faveur des exploits répétés d’une police si fanatiquement « républicaine » qu’elle n’attend plus qu’un ordre pour tirer au ventre sur les foules qui ont appris à la détester. En l’espace d’un quinquennat, en somme, le « nouveau monde » de la Macronie est apparu pour ce qu’il était : un moment machiavélien où sa « nouveauté » a réinventé la chasse à l’homme versaillaise comme méthode de gouvernement, promu à grande échelle le faux comme expression du vrai et poussé l’abstention électorale de désaveu du système à des niveaux jamais atteints. Il aura suffi, en somme, de confier le pouvoir à un évangéliste du progressisme sans rivages pour que tout ce qui faisait vaguement consensus citoyen se retournât, en peu de temps, contre son ultra-libéralisme autoritaire. En clair, il n’était rien d’autre que l’expression quintessentielle du mensonge qu’il représentait – et ça se voyait comme le nez au milieu de la figure de Pinocchio.

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Au temps du capitalisme total, il n’est plus d’État qui ne soit celui du capital, son bras armé. Penser qu’on peut encore républicaniser la police, c’est faire fi d’une tendance lourde qu’aucun réformisme de gauche ne saurait inverser. Le libéralisme autoritaire n’est pas un oxymore, mais l’exacte désignation de ce qu’est devenu le néo-libéralisme après avoir accru ses profits en organisant la misère et ravagé le monde : un système libéral pour ceux d’en haut et autoritaire pour ceux qui, d’en bas, le contestent de plus en plus.

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La période historique des cinquante dernières années l’atteste : peu importe au capital qui gouverne du moment qu’il gouverne et réprime pour lui. Dans ce cadre, aucune voie de type populiste ou souverainiste de gauche ne peut être sérieusement retenue comme envisageable. Dès l’instant où l’État qui s’en inspirerait tenterait de contrarier ses intérêts et d’échapper à son contrôle, il serait vite ramené à la raison. C’est sans doute ce que comprennent de plus en plus massivement les abstentionnistes de gauche : une démocratie représentative qui ne représente plus que l’intérêt du capital exige par force à ses opposants de passer sous ses fourches caudines. C’était déjà en 2017 la limite de la démarche des « insoumis ». Désormais, c’est son mur. Il est infranchissable par la voie du suffrage. Si Macron, candidat putatif du capital, n’est pas en situation de remporter la mise, il adoubera Bertrand, Pécresse, Hidalgo ou même Le Pen pour faire la même politique, la sienne. Les urnes n’inspirent aujourd’hui aucune frayeur destituante au capital. Sur ce point, il a raison. Si ça vient, ça viendra d’ailleurs.

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L’emprise totale du capital sur nos vies et nos imaginaires pourrait laisser entendre qu’il a désormais partie gagnée. Ce serait ignorer que les derniers soulèvements populaires en date, aussi nombreux que divers en plusieurs points de la planète, attestent que le surgissement de l’inattendu est devenu une donnée d’époque. Le propre de l’inattendu réside dans sa soudaine capacité à enrayer le temps linéaire des horloges du consentement à la servitude. Par la surprise et l’effroi qu’il suscite chez les maîtres du monde – ces petits hommes pour qui l’histoire ne devrait faire sens que pour eux –, cet inattendu du réveil de la révolte sociale au prétexte d’une énième taxe, ici, sur le prix du carburant ou, là, d’une augmentation du prix du ticket de métro, révèle surtout que, désormais, rien n’est stable dans ce monde de la folie marchande, que partout le feu y couve. Les révolutions ont toujours commencé par un dérèglement inattendu de la paix civile aux prolongements imprévisibles.

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S’il fut un temps où les maîtres du monde et des horloges avaient suffisamment appris de l’Histoire pour en tirer des leçons et composer avec en avançant quand ils le pouvaient et en reculant quand ils le devaient, cette aptitude stratégique au déplacement conjoncturel des intentions leur fait aujourd’hui totalement défaut. C’est que leur misérable culture historique n’a d’égale que leur arrogance de médiocres et leur stupide conviction qu’il n’est d’autre manière de gouverner le temps qu’en ignorant ses lois et ses va-et-vient. Façonnés par la société spectaculaire marchande, ils sont les pantins d’un temps culturellement dégradé où l’idée qu’ils se font de leur présent perpétuel n’intègre aucun aléa de l’Histoire. Pour toute chose, il leur faut des conseillers qui, eux-mêmes, ignorent tout de l’historicité et de ses persévérances. D’un côté et de l’autre de la table de banquet des puissants, on trouve des êtres évanescents qu’aucune repère ne sauvera d’aucune tempête pour peu qu’elle souffle fort.

– 22 –

Nous vivons, dans le même temps, une époque de déplacement d’imaginaire vers des contrées longtemps inexplorées par la pensée critique. Le progressisme ne séduit plus – et encore – que quelques geeks, aussi déshumanisés que leur propre existence. Ce qui monte, en revanche, et plutôt fort, dans l’intime des vies brisées et des pollutions induites par le progrès communicationnel et la survie diminuée, c’est une conscience encore vague des effets dévastateurs que cette idéologie de l’infinitude a sur son humanité propre et sur l’environnement qui fut longtemps le sien.

– 23 –

Demeurent encore vivants de l’ancien projet émancipateur le refus de la servitude volontaire et la pratique de démocratie directe de la tradition anarchiste, l’apport d’une certaine critique marxienne dégagée de tout soupçon d’autoritarisme avant-gardiste et le legs d’une écologie sociale radicalement anticapitaliste. Au point d’inspirer, sans qu’elles le sachent toujours, nombre de révoltes sociales orphelines d’aujourd’hui. On aurait tort, cela dit, d’y voir autre chose que le contre-effet d’une époque marquée par la crise générale – et probablement finale – de la gauche étatique et gestionnaire sous ses diverses couleurs et d’une extrême gauche globalement ralliée aux thématiques du sociétal et du différentialisme. L’émergence du mouvement des Gilets jaunes à l’hiver 2018-2019 aura eu pour principal effet de démontrer en actes qu’il ne suffisait pas, désormais, d’être gauchistes, anarchistes ou d’ « ultragauche » pour être capables de saisir en quoi, par ses caractéristiques mêmes et la spontanéité de ses élans, cette révolte-là ouvrait la perspective à un nouveau printemps des peuples. Pour le coup, chacun a pu mesurer à quel point la ligne de partage dans le jugement des bonnes et mauvaises intentions d’une plèbe qui se lève relevait désormais du « culturel », ce « culturel » que l’impensée postmoderne a transformé en marqueur de légitimation ou de rejet.

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Si rien de conséquent ne peut se faire sans retisser les fils du projet émancipateur, sans déplacer les imaginaires vers les landes oubliées de l’utopie pratique qui fondait sa quête, la perte de repères qui frappe les nouvelles générations d’activistes de l’anticapitalisme explique cette impression qu’elles donnent de ne se mettre en mouvement que pour tourner en rond. Leur enfermement dans le vide d’histoire et l’adhésion aux dispositifs de déconstruction postmodernes qui, au nom de la fin du sujet, le légitiment, marquent un recul critique considérable dans la perception des causes et des effets du moment présent de l’histoire. Quand tout se vaut, quand tout fait également sens dans la lutte contre les dominations, le capital sait parfaitement redistribuer les cartes de son jeu en balisant à sa guise les itinéraires de la pseudo-subversion spectaculaire.

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Isolé dans l’idée fixe de sa propre position de dominé – sexuel, « genré », « racisé », etc. –, le sujet subversif postmodernisé, déconstruit jusqu’au grotesque, ne côtoie que son propre monde, sa tribu. Confiné à sa seule cause, il offre le visage pitoyable de l’agité du bocal, celui-celle que rien ne trouble qui ne soit son propre trouble. Il est l’incarnation parfaite de l’individualisme en mouvement. Sa marge est sa prison.

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Quand la décomposition fragmentaire de ce qui faisait repère dans la traversée du temps atteint son point de non-retour, le souvenir des possibles advenus ou esquissés, celui qui ouvrait une perspective en la réinventant, a d’autant moins d’effet, y compris dans les moments d’effervescence sociale, que, dans son entreprise de captation des esprits, le capitalisme total est en grande partie parvenu à les priver de la mémoire des anciennes révoltes. Résultat de cette corrélation entre l’enseignement de l’ignorance, la déconstruction et la disparition des lieux où s’apprenait – en contre du savoir institué – la résistance à son discours, les révoltés de notre temps, pourtant sincères dans l’expression de leurs affects, peinent à retisser le fil rouge des soulèvements passés qui devraient les inspirer et qui s’inscrivent dans le temps long d’une histoire dont ils ont été privés ou se sont privés eux-mêmes. Là est sans doute l’explication première de leur incapacité à former, à ce jour, ce tous-un seul susceptible de fédérer, sur des bases sûres, les altérités du refus de ce monde.

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Seule la résistance civile, sous quelque forme qu’elle prenne, peut produire les anticorps nécessaires à la destruction programmée d’un monde qu’aucun être humain doué de raison et de mémoire ne saurait abandonner, sans en être complice, aux mains de ses prédateurs.

CEROS
octobre 2021.


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