A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Embrouilles dans le genre
Article mis en ligne le 13 novembre 2023
dernière modification le 19 mai 2024

par F.G.


■ VANINA
LES LEURRES POSTMODERNES
CONTRE LA RÉALITÉ SOCIALE DES FEMMES

Acratie, 2023, 332 p.



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Soyons clair : ce livre de combat va à contre-sens du propos courant dominant, sous nette influence postmoderne, dans le féminisme de cette basse époque. On peut s’attendre, par conséquent, à ce qu’il soit dénoncé, par celles et ceux qu’il vise, comme relevant d’un brûlot réactionnaire commis par une féministe des années 1970 ralliée à l’ordre « genré ». Matérialiste et communiste libertaire assumée, Vanina n’ignore pas que le terrain qu’elle laboure est « miné » et que la cause qu’elle défend avec talent demeurera sans doute vaine au vu de ce qu’est devenu le postféminisme de classe moyenne qui fait spectacle de ces temps sans mémoire. Cette thèse, on pourrait l’énoncer ainsi : il n’est d’autre moyen pour le féminisme de combat que de renouer avec la question sociale en la mettant au centre de ses aspirations. Ce qui supposerait d’abord que la communauté féministe s’émancipe des leurres sociétaux et différentialistes de la postmodernité intellectuelle, qui sont, pour le capitalisme néo-libéral réellement existant et culturellement « progressiste », autant de rampes de lancement pour des marchés à conquérir.

Il fallait donc un vrai courage intellectuel pour risquer, par les temps qui courent, un possible procès en sorcellerie des marketeurs.euses [1] de l’opinion postféministe et queer. Mais, à vrai dire, Vanina se fout un peu de leurs jugements. Ce qui l’intéresse, ce qui rend sa démarche critique pertinente, c’est de partir non pas de ce qu’elle ressent mais de ce qu’elle a vécu, y compris comme désagréments, au sein du Mouvement de libération des femmes des années 1970 pour comprendre comment s’est opérée cette considérable mutation entre ce féminisme-là et celui, néo des années 1980, puis post des années 2000 et suivantes.


Si l’on peut admettre qu’il faut parfois s’accrocher pour ne pas se perdre dans les complexes méandres des anciens débats internes au MLF et plus encore dans les multiples circonvolutions discursives du postféminisme d’aujourd’hui sur le genre, la « théorie » queer, l’intersectionnalité ou la « transitivité », la perspective historique qu’adopte Vanina permet de relier, sur un demi-siècle, le fil des continuités et des discontinuités thématiques du féminisme militant. Ainsi, il apparaît que, dans les seventies, écrit-elle, « non seulement les femmes ne niaient pas la réalité du sexe biologique, mais elles le considéraient comme le socle sur lequel se greffait le “sexe social”, autrement dit le rôle social qui leur était imposé ». Il aura donc fallu du temps, une dizaine d’années, pour que le « sexe » commence à devenir « genre ». Et plus encore pour que des queers revendiquent d’être femmes et d’être admis comme tels dans le mouvement des femmes. Cela dit, Vanina rappelle opportunément, que le MLF historique, riche en sensibilités politiques diverses, fut vite scindé entre deux courants : essentialiste-différentialiste [2], d’une part, et matérialiste-universaliste [3], de l’autre.

Sans fascination particulière pour son vécu féministe des années 1970, Vanina liste les sujets qui entraînèrent sans doute, au sein du MLF, le plus de discussions : la question de la distinction entre sexe biologique et « sexe social », qui alimenta souvent la querelle entre « essentialistes » et « matérialistes » ; celle de la non-mixité, notamment lesbienne, qui fit fréquemment débat entre certaines lesbiennes et certaines hétéros ; celle du recours – ou non – à la « justice bourgeoise », notamment sur la question du viol, qui creusa le fossé entre « réformistes » et « révolutionnaires » ; celle de la condamnation, voire de l’interdiction – ou non – de la pornographie, qui occasionna des lignes de fracture durables sur la liberté d’expression et ses limites.

Le « lesbianisme radical » fut fort présent dans le MLF. Il s’exprima dans le courant « essentialiste » comme dans le courant « matérialiste » [4], mais dans chacun des deux cas en y tenant une sorte de place à part puisque ses adeptes se situaient à l’exacte intersection du MLF et du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) – dont certaines avaient même été à l’origine, avant de le quitter pour rejoindre le MLF, sous l’appellation des Gouines rouges, mais en non-mixité, ce qui déplut beaucoup.


Pour Vanina, ce sont clairement les années 1980, années fatales il est vrai, qui font tournant. Pour des raisons faciles à comprendre, et effectives en bien des cas : la fin desdites Trente Glorieuses, la récupération politique de la question féminine, la montée du politiquement correct et de l’individualisme, l’épidémie de sida, le triomphe médiatico-politique de l’idéologie néo-libérale. À cela, nous dit Vanina, il faut ajouter l’émergence d’« un nouveau courant de pensée, le postmodernisme », qui a puissamment renforcé et légitimé ce changement de cap. C’est là le point central de cet ouvrage : démontrer en quoi et comment la déconstruction
opérationnelle du postmodernisme a joué en faveur du capitalisme néolibéralisé en démontant toute prétention critique totalisante, toute universalisation des valeurs, tout établissement rationnel de vérités objectives.

Fondé sur un retour au plus ancien idéalisme philosophique, cet antimatérialisme étatsunien largement inspiré des French Theorists Foucault, Derrida et Lyotard a commencé d’ouvrir un champ infini à la destruction méthodique d’anciens concepts marxiens comme celui d’ « aliénation » ou de « réification » au prétexte qu’ils participeraient d’une vision globale de l’Histoire conduisant au totalitarisme. Au même titre que l’humanisme de la Renaissance ou les Lumières du XVIIIe siècle anti-obscurantistes.

Par un étrange retournement de la philosophie, il ne s’agissait plus, à partir de là, de comprendre le monde pour le transformer, mais de le cantonner à une archipellisation d’identités démultipliables, toutes vécues dans une relativité générale. Vendu comme progressiste, ce qu’il est sans doute, le postmodernisme philosophique est d’abord la théorie du capitalisme néolibéralisé à son stade actuel de déconstruction finale des liens sociaux et sociétaux. Quand on admet que la guerre tribaliste de tous et toutes contre toutes et tous est au cœur du projet capitaliste néolibéral, on comprend en quoi les Gender Studies le servent en lui offrant des possibilités infinies de démultiplication de ses parts de marché (blacks, women, gays, subalterns, queers et +++). Enfermées dans leur pré-carré existentiel et réduites à n’être que des lobbys affairés à conquérir leurs droits, ces « identités particulières » survalorisées par le postmodernisme philosophique constituent, pour des raisons évidentes, autant de cibles de choix pour le marché. Désormais, c’est chacune-chacun sa gueule et le capital pour tous. En visibilisant les invisibles, il participe de la valorisation de la diversité, mais surtout de ses marges financières, ce qu’il sait faire.


« Les analyses intersectionnelles [5], écrit Vanina, ont renforcé et justifié l’atomisation des individus que recherche le capitalisme, parce que cette atomisation prive les individus d’une conscience collective susceptible de se transformer en force de contestation ». Au-delà du constat, elle précise : « Dès lors que tout le monde opprime plus ou moins tout le monde d’une façon ou d’une autre, la “politique” proposée est en effet une “déconstruction” individuelle toujours plus poussée. » La « course aux dominations » que cette dérive identitaire pluri-genrée instaure, favorise naturellement un repli sur les entre-soi, une tendance à la victimisation, un retour des moralines et une légitimation des censures. En quoi les comportements et pratiques d’un postféminisme ayant largement cédé aux dogmes de la French Theory ont-ils encore quelque chose à voir avec un quelconque projet émancipateur ? La question mérite d’être posée, même sotto voce, histoire de dire que la partition nous est lisible. Et que ce féminisme-là s’est rallié au néant de l’époque.

Une part importante de l’ouvrage informé de Vanina concerne la « théorie queer » et ses diverses et complexes mutations. À l’origine, l’expertise en convient, l’appellation « queer » désignait un refus d’identité (sexuelle) fixe [6]. Par la suite, et beaucoup grâce à la très honorée Judith Butler et à son Gender Trouble, elle est devenue le principe fédérateur d’une « théorie » définissant « le genre comme un simple rôle que l’on est libre d’adopter et de subvertir, indépendamment de son corps » (Vanina). Pour faire court, il suffirait donc de se ressentir pour être, et conséquemment un homme se sentant femme le serait par opération quasi divine et il en irait de même pour une femme se sentant homme, avec l’avantage pour le cas de s’alléger du même coup du poids de la masculine domination séculaire à laquelle iel échapperait. Si le genre a bien troublé le sexe, il n’a pas fait que cela, il s’est autotroublé lui-même à un point tel qu’il semble marcher sans fin sur la tête [7].

Mais en quoi, la « théorie queer » troublerait d’abord le féminisme, comme le pense Vanina ? Sa réponse – circonstanciée – occupe un chapitre de son livre. S’il fut un temps, nous dit-elle, les années 1970, où le mouvement des femmes, né dans le contexte de l’après-68, était pluriel, inventif, rassembleur, offensif et conquérant, le féminisme (français) sous influence postmoderne d’aujourd’hui – « éclaté et disparate » et à forte prédominance « classe moyenne » – s’est globalement rallié, jusqu’à nier sa propre cause, au langage queer et à ses définitions désobjectivantes. Si, dans la « théorie » queer, une femme (ou un homme) peut se définir sur la seule base d’un « ressenti », le fondement même du féminisme – réformiste ou révolutionnaire –, devrait être de se défier des « identités autodéclarées ». Particulièrement informés et éclairants sont les trois chapitres [8] de l’ouvrage consacrés au « transgenrisme », à la manière dont la « transition » médicale et chirurgicale est prise en compte (ou rejetée) dans divers pays, à la gestation pour autrui (GPA) et aux très juteux profits que le capital tire, en tous domaines, du narratif différentialiste de la wokiste attitude [9].


Dans le maelström confusionniste d’un temps où est enseignée l’ignorance ; un temps où prospère la peste émotionnelle et son débouché nécessaire, la guerre de tous contre toutes (et vice versa) ; un temps où à la réflexion politique et à la critique sociale se substituent les moralines, la compassion et le victimisme ; un temps où les identités et les postures individuelles font florès en lieu des identités collectives, toutes détruites ou en voie de l’être par le mouvement infini du capital ; un temps où la postmodernité philosophique, cette vacuité de la pensée, est devenue la seule boussole des classes moyennes (en tout) d’un monde en marche vers le chaos ; dans ce maelström, donc, le féminisme, comme le reste, a sombré en refusant de comprendre, comme l’écrit Vanina en conclusion d’un ouvrage implacable, qu’on ne règle pas « la question de l’oppression féminine en évacuant celle de l’exploitation ». Et en cela, elle a raison. Comme elle a raison, en évoquant le mouvement des Gilets jaunes de 2018 – « cette lutte des classes non théorisée comme telle » –, de noter : « On y voyait bien plus de femmes que dans les “journées d’action” syndicales, ou même dans les cortèges féministes du 8 Mars – et des femmes dont on ne parle guère, d’ordinaire, étant donné leur position au bas de la société. Voilà qui aurait peut-être dû interpeller certaines universitaires et militantes féministes ? […] Avec les Gilets jaunes, les discours du féminisme “intersectionnel” et du queer qui occupent l’espace public depuis maintenant des décennies ont été soudain mis en sourdine. Leur mouvement, plein de cris et de fureur et peu soucieux du politiquement correct, a poussé la “vraie vie” et ses problèmes concrets sur le devant de la scène médiatique ». Et c’est vrai que cette insurrection sauvage eut, parmi d’autres avantages, celui de rendre discrètes, un temps, toutes les avant-gardes de l’impuissance intellectuelle et politique.

Freddy GOMEZ


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