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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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François Villon, son art, son temps
Article mis en ligne le 29 octobre 2018
dernière modification le 8 janvier 2019

par F.G.

■ Alice BECKER-HO
LA PART MAUDITE
DANS L’ŒUVRE DE FRANÇOIS VILLON

Illustration de couverture : Charles Vincent
Paris, L’Échappée, 2018, 110 p.

« Villon n’a nullement besoin, pour qu’on l’admire, écrivait Francis Carco dans Nostalgie de Paris, d’être déguisé en mauvais garçon : il en fut un. […] Pour peser le bien et le mal de cette existence, pour que la somme du bien l’emporte sur le mal, de quelles balances – ajoutait-il – pourrions-nous faire usage sans les fausser ? » Ce jugement, Alice Becker-Ho le fait sien dans l’épilogue de sa Part maudite dans l’œuvre de François Villon, en notant au passage qu’on lui aura tout reproché, surtout la gent spécialiste, celle qui, du bout de la plume et en se bouchant le nez, n’a d’autre fonction que de disqualifier la parole insoumise. Car si « le fait que Villon ait été socialement un voleur et un assassin n’enlève – ni n’ajoute rien – à l’authenticité et à la réussite de son lyrisme », comme le pointa justement Guy Debord [1], il fallut attendre quelques siècles pour qu’Auguste Longnon, en 1877, et surtout, dans la foulée et avec une belle constance, Marcel Schwob [2], esprit libre et érudit, réhabilitent, dans son art et son temps, l’œuvre inégalée du voyou lyrique François Villon.

Alice Becker-Ho – « poète, essayiste et traductrice », comme dit sobrement la quatrième de couverture de ce beau volume – s’applique, de livre en livre [3], à sa manière très singulière, transversale et comparative, à contrarier la cohorte des experts en tout, et d’abord en fourvoiement. Elle avance à visage découvert, citant ses sources et situant toujours, sans le surcharger de savoir cumulatif et inopérant, le champ historico-linguistique qu’elle étudie très méthodiquement. Ce qui frappe, en effet, en la lisant, c’est sans doute ce pari de légèreté, toujours tenu. Chez elle, on va à l’essentiel. Sans surpoids. Sans appareil critique obèse. Sans tours et détours. C’est sa démarche, sa marque aussi. Elle tient du déchiffrage, de l’éclaircissement, du décodage et de la traduction. On ne doute pas qu’elle continuera d’exaspérer, avec son Villon, quelques besogneux de l’expertise. On le lui souhaite en tout cas.

Comme l’atteste Alice Becker-Ho, la vie du poète demeure grandement mystérieuse. Résumons. On sait qu’il est né à Paris, probablement en 1431, dans un royaume livré aux dernières vagues de la guerre dite de Cent Ans. Très jeune, il perd son père, dont la figure est évoquée dans quelques vers mélancoliques du Testament, et se voit confié par sa mère à Guillaume de Villon, chapelain de l’église Saint-Benoît-le-Betourné de Paris. Sous le « patronyme (hypothétique) » de François de Montcorbier, il est reçu bachelier en 1449 et admis à la maîtrise ès arts en 1452. Sous le nom de François Villon, il est mêlé, en 1456, à l’affaire du vol des cinq cents écus du collège de Navarre. Soucieux d’échapper à la justice, il prend la fuite. Condamné à mort pour le meurtre accidentel d’un prêtre, il commence une vie errante, parcourant la France du Centre, du bassin de la Loire notamment. Quatre ans plus tard, en 1460, il est emprisonné à Orléans. Libéré en juillet, il est accusé de vol et incarcéré à Meung-sur-Loire dans le cul de basse-fosse de la tour de Manassès, son calvaire. Entre désespoir et sévices, il y reste jusqu’à l’avènement de Louis XI qui l’en fera sortir par ordonnance royale. Il y a « laissé presque la vie », écrira-t-il. De retour à Paris, il se trouve embrouillé dans une autre affaire qui le conduit au Châtelet en novembre 1462. La Faculté de théologie, qui a le bras long et l’aspiration généreuse, l’en fait sortir. Quelque temps plus tard, le poète voyou se mêle à une rixe comme il y en avait beaucoup en ces temps d’ardeur à la castagne. On s’en saisit, on fouille son passé – l’affaire du collège de Navarre n’est pas classée – et, jugé irrécupérable, on le condamne, rien moins, à « être pendu et étranglé ». Le 5 janvier 1463, un arrêt du Parlement change la donne. Villon se voit finalement banni pour une durée de dix ans. À partir de là, on ne sait plus rien de son existence : ni ce qu’il a fait, ni comment et où il a vécu, ni les circonstances de sa mort. Il entre dans la plus absolue clandestinité et n’en sort plus. Sa vie, écrit sobrement Alice Becker-Ho, « n’a souvent tenu qu’à un fil (ou une corde) [et] fut à plusieurs reprises épargnée grâce, en partie, du moins on le suppose, aux protections dont il a su bénéficier, mais probablement aussi grâce à son génie de poète et, pourquoi pas tout bonnement à sa personnalité dont on a aucun témoignage » (p. 18).

Ce mystère des derniers temps contribua, bien sûr, à la légende du poète voyou. À distance de son ombre, elle chevaucha les siècles, attestant de surcroît que l’adversité n’est par forcément le plus mauvais chemin vers la gloire. Elle peut y contribuer, comme le temps qui s’enfuit favorise la mélancolie et tisse, de génération en génération, des liens étrangement durables : un point du jour, en somme, que chaque nuit passée renouvelle.

Poète et voyou… Il arrive, c’est ainsi, que la poésie ne fasse pas bon ménage avec la vertu. Pas plus que l’aventure n’en fait avec le confort. Le poète, c’est aussi celui qui dit : « J’ai mon monde et il ne sera jamais le vôtre. » Celui qui s’en tient aux seules limites de son langage. Par nécessité, alors, sa volupté est coupable. Alchimiste de la dissociation, il n’appartient qu’à ses absences, à ses confusions. Villon est de cette sorte d’homme qui marche dans les traces de ses seuls pas. Quand il s’en écarte, quand il les perd, il se perd lui-même, mais il arrive qu’en se perdant il se retrouve. La voyouserie – qui n’est pas la voyoucratie – relève d’un monde à part, secret. Il a ses codes, ses règles, ses rigueurs, ses fastes, ses extravagances, ses risques, ses chutes et son jargon. On peut penser que, pour un dissocié inspiré, l’association de malfaiteurs tienne finalement du choix de raison : une manière de n’être pas de son seul monde, ou pas toujours. Au risque de la hardiesse, il n’est pas impensable que le dedans de l’extrême marge puisse être une tentation de poète. Le milieu ne change rien d’autre, certes, que l’existence de ceux qui s’y fondent et font fratrie, mais elle la change vraiment. Et davantage quand ils sont poètes, existentiellement poètes. C’est vrai de Villon aux situationnistes des origines en passant par Rimbaud [4] et quelques autres. Pas beaucoup, c’est vrai.

Pour les malentendants sous influence, il convient sans doute de préciser que cette « part maudite » dans l’œuvre de François Villon n’a évidemment rien à voir avec un quelconque emprunt à Georges Bataille. L’expression est réitérative – sous cette appellation ou sous celle de « part négative » – dans les écrits d’Alice Becker-Ho. Elle caractérise le jargon spécifique des classes dangereuses et des affranchis, cette langue secrète faite d’emprunts divers et à fonction purement opérationnelle puisque devant servir de code d’usage réservé aux initiés de la maudite vie. Cette thèse, affinée au gré de diverses études faisant désormais référence, s’accompagne d’un corollaire : l’argot qui émergea de cette part maudite est, en quelque sorte, « la somme des jargons de malfaiteurs d’origines très diverses ; ce qui expliquerait [sa] richesse en synonymes » [5].

Appliquée à cette étude de genre, la méthode d’Alice Becker-Ho se révèle diablement convaincante pour saisir, dans les Ballades en jargon – autrement dit la « part maudite » de l’art poétique du Compagnon de la Coquille François Villon – ce que Clément Marot, premier collationneur de son œuvre en 1533, avait, pour sa « part en clair » d’abord, réservé à sa très instruite et audacieuse postérité. Ici, la tâche paraissait d’autant plus malaisée que ces six ballades – dont on ne connaît pas, comme de juste, la date de composition [6] – font comme un bloc d’abîme où tout fait mystère. Dans la « vaste carrière du temps », comme disait Baltasar Gracián, on les a probablement fredonnées pendant un siècle et demi avant qu’elles ne fussent transcrites en gothique et à l’oreille. Nulle garantie n’est donc acquise, précise Alice Becker-Ho, quant à leur fidélité « aux paroles originelles de l’auteur » (p. 44). Pour oser s’atteler à la besogne, il fallait déjà se pénétrer de l’avertissement de Charles Nodier, rappelé en introduction d’ouvrage, concernant le caractère « factice, mobile » de cette langue « dont le seul objet est de déguiser, sous des métaphores de convention, les idées qu’on ne veut communiquer qu’aux adeptes » et dont le « vocabulaire doit par conséquent changer toutes les fois qu’il est devenu familier au-dehors ». L’exact « opposé de la langue usuelle, qui appelle “un chat, un chat” » (p. 10), résume Alice Becker-Ho. Il fallait de surcroît s’inscrire dans les traces de quelques admirables pionniers, dont l’indispensable Marcel Schwob. Il fallait enfin manifester quelque accointance particulière, affinitaire même, avec les maîtres de l’art de la pinse et du croq dont l’exquis jobelin fut la langue codée.

On ne doute pas que le lecteur simplement curieux – il en est encore – qui se plongera dans cette traduction en argot parfois « modernisé » et rimé des Ballades en jargon [7] se laissera prendre au jeu du hic jacet lepus [8] que pratique avec talent Alice Becker-Ho. Et qu’il sera, comme nous, impressionné par la connaissance encyclopédique qui se dégage des commentaires que l’auteur tire de ces six ballades. Le savoir, comme chacun l’a expérimenté, peut être sec. Ici, il ne l’est pas. Pour une raison, essentielle : le ton fait la musique comme il fait tout le charme de ce voyage en villonerie, un ton de liberté, émancipé de tout politiquement correct. Le seul ton qui convienne, en somme, pour parler d’un poète voyou. Un exemple, parmi d’autres : en commentaire du vers 18 de la première Ballade, Alice Becker-Ho, savante et concise, précise que « bis, contrairement à ce que certain ont cru, ne désigne pas le sexe de la femme (billou, bijou, minou, etc.) mais celui de son partenaire qui, lui, baise celle qu’il trouve baisante ou du moins baisable », précision qui se voit assortie, cerise sur le gâteau oserons-nous, de la note suivante qui vaut son pesant d’impertinence : « Le/la lecteur-trice (écriture inclusive oblige) aura compris qu’il ne s’est agi là que d’un exemple caractéristique de dérivation étymologique et non d’une quelconque apologie d’un monde qui a ignoré jusqu’à ce jour que fumer tue et que tout allait si bien se mettre en marche ! (p. 52) »

Conçues comme dispensatrices de conseils de prudence à l’usage des compagnons de mauvaise vie, ces Ballades s’inscrivent, à la place que leur attribue Alice Becker-Ho, dans cet indispensable dispositif de ruse que la marge a toujours inspiré à ses adeptes. Elles furent généralement passées sous silence ou accueillies avec condescendance et mépris par les clercs du savoir officiel. C’est ainsi que l’Académie survit : de siècle en siècle, elle a pour tâche de codifier le savoir momentanément dominant, en ignorant les autres.

Pascal Pia, en revanche, cet anarchiste existentiel, érudit majeur et docteur en néant, montra toujours quelques faiblesses pour les énergumènes de tout poil – et, parmi eux, pour le poète voyou François Villon. Dans un de ses remarquables « feuilletons littéraires » publiés dans Carrefour, il émit ce commentaire : « Villon lui-même abonde en mots qui ne se rencontrent guère que chez lui ; et je ne parle pas de ses ballades en jargon dont certains passages n’ont jamais été exactement déchiffrés. [9] » On a la faiblesse de penser que cette Part maudite dans l’œuvre de François Villon l’eût ravi, lui qui admirait Marcel Schwob, cet éminent déchiffreur du jargon de la Coquille.

Pour ce qui nous concerne, la cause est entendue. Si l’opération était délicate, au vu du brillant résultat par lequel elle se solde, elle mériterait sans conteste, s’il existait, le prix Pierre-François Lacenaire.

Freddy GOMEZ


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