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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Walter Benjamin et le surréalisme
Histoire d’un enchantement révolutionnaire
Article mis en ligne le 2 juillet 2019

par F.G.



Fascination est le seul terme qui rende compte de l’intensité des sentiments de Walter Benjamin lors de sa découverte du surréalisme en 1926-1927. Une fascination qui se traduit y compris dans ses efforts pour échapper à l’envoûtement du mouvement fondé par André Breton et ses amis.

Comme l’on sait, c’est à partir de cette découverte qu’est né le projet du Livre des passages parisiens. Dans une lettre à Adorno de 1935, Benjamin décrit dans les termes suivants la genèse de ce Passagenwerk qui allait l’occuper au cours des treize dernières années de sa vie : « Il y a eu au commencement Aragon, Le Paysan de Paris, dont le soir au lit, je ne pouvais jamais lire plus de deux ou trois pages, mon cœur battant si fort qu’il me fallait poser le livre. » [1]

Benjamin avait séjourné à Paris pendant l’été 1926 et, après son voyage à Moscou, à nouveau au cours de l’été 1927. C’est probablement à ce moment qu’il prend connaissance du livre d’Aragon (publié en 1926) et d’autres écrits surréalistes. Pourquoi cette attirance immédiate et ce bouleversement intérieur ? Le témoignage perspicace de Gershom Scholem, qui lui avait rendu visite à Paris en 1927, met en lumière les motivations de ce qu’il appelle « l’intérêt brûlant » de Walter Benjamin pour les surréalistes : il avait trouvé chez eux « un certain nombre de choses qui avaient fait irruption en lui-même au cours des années précédentes ». En d’autres termes : « Il lisait les revues où Aragon et Breton proclamaient des idées qui, en un certain sens, venaient à la rencontre de sa propre expérience la plus profonde. » [2] Nous verrons plus loin quelles sont ces « idées ».

Nous ne savons pas si Benjamin a rencontré Breton ou d’autres surréalistes à cette occasion : rien dans sa correspondance ne l’indique. Par contre, il semble, selon Adorno et Scholem (dans leur préface aux Briefe) qu’il aurait échangé des lettres – aujourd’hui « perdues ou introuvables » – avec l’auteur du Manifeste du surréalisme [3].

L’empreinte de cette découverte se laisse percevoir, jusqu’à un certain point, dans Sens unique que Benjamin publie à ce moment (1928), de sorte qu’Ernst Bloch a cru pouvoir parler de ce livre comme d’une œuvre « typique » de la « pensée surréaliste » – une affirmation bien exagérée, et en dernière analyse inexacte [4].

En fait, Benjamin essaie de se dégager d’une fascination qui lui semble dangereuse et de faire ressortir la differentia specifica de son propre projet. Dans une lettre à Scholem, de novembre 1928, il explique qu’il ressent le besoin « d’arracher ce travail à un voisinage trop ostensible avec le mouvement surréaliste qui, si compréhensible et si fondé soit-il, pourrait me devenir fatal », sans pour autant renoncer à recueillir l’héritage philosophique du surréalisme.

En quoi consiste ce « voisinage » « compréhensible » et même « fondé » ? Une hypothèse intéressante a été suggérée par un ouvrage récent de Margaret Cohen, Profane Illumination. L’auteur se réfère à la démarche commune à Benjamin et Breton, et la voit placée sous le signe d’un « marxisme gothique », distinct de la version dominante, à tendance matérialiste métaphysique et contaminée par l’idéologie évolutionniste du progrès. Il me semble cependant que cet auteur fait fausse route en définissant le marxisme commun à Benjamin et aux surréalistes comme « une généalogie marxiste fascinée par les aspects irrationnels du processus social, une généalogie qui veut étudier comment l’irrationnel pénètre la société existante, tout en rêvant de l’utiliser pour effectuer le changement social » [5]. Le concept d’« irrationnel » est absent aussi bien des écrits de Walter Benjamin que de ceux de Breton : il renvoie à une vision rationaliste du monde héritée de la philosophie des Lumières, que nos deux auteurs se proposent précisément de dépasser (au sens de l’Aufhebung hégélienne). En revanche, le terme de marxisme gothique est éclairant, à condition que cet adjectif soit compris dans son acception romantique : la fascination pour l’enchantement et le merveilleux, ainsi que pour les aspects « ensorcelés » des sociétés et des cultures prémodernes. Le roman noir anglais du XVIIIe siècle et certains romantiques allemands du XIXe sont des références « gothiques » que l’on trouve au cœur de l’œuvre de Breton et de Benjamin.

Le « marxisme gothique » commun aux deux serait donc un matérialisme historique sensible à la dimension magique des cultures du passé, au moment « noir » de la révolte, à l’illumination qui déchire, comme un éclair, le ciel de l’action révolutionnaire. « Gothique » est à prendre – aussi – dans le sens littéral de référence positive à certains moments-clés de la culture profane médiévale : ce n’est pas un hasard si aussi bien Breton que Benjamin admirent l’amour courtois du Moyen Âge provençal, qui constitue aux yeux du second une des plus pures manifestations d’illumination. Je dis bien « profane » parce que rien n’est aussi abominable, pour les surréalistes, que la religion en général – et la catholique apostolique romaine en particulier : Benjamin n’a pas tort d’insister sur « la révolte amère et passionnée contre le catholicisme par laquelle Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire ont engendré le surréalisme » [6].

Pour comprendre effectivement en quoi consiste l’affinité profonde de Benjamin avec l’œuvre de Breton, Aragon et leurs amis, il nous faut cependant examiner de près l’article « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligence européenne », que Benjamin va publier en février 1929 dans la revue Literarische Welt. Rédigé au cours de l’année 1928, ce texte difficile, parfois injuste, souvent énigmatique, toujours inspiré, serti d’images et d’allégories étranges, est d’une extraordinaire richesse. Il ne s’agit pas d’un article de « critique littéraire » au sens habituel du terme, mais d’un essai poétique, philosophique et politique de toute première importance, traversé d’intuitions fulgurantes et d’« illuminations profanes » surprenantes. Essayons d’en reconstituer, sans aucune prétention à l’exhaustivité, quelques-uns des moments essentiels.

Aux yeux de Benjamin le surréalisme est tout autre chose qu’une clique littéraire, opinion qu’il attribue aux « experts » philistins qu’il dénomme ironiquement « les neuf fois sages ». Il ne s’agit donc pas d’un « mouvement artistique » mais d’une tentative de « faire éclater du dedans le domaine de la littérature », grâce à un ensemble d’expériences (Erfahrungen) magiques à portée révolutionnaire. Plus précisément, d’un mouvement « illuminé », à la fois profondément libertaire et à la recherche d’une convergence possible avec le communisme. Si cette démarche suscite de sa part un « intérêt brûlant » (Scholem dixit) n’est-ce pas parce qu’elle correspond très exactement à la sienne, au cours des dix années précédentes ? Porté par une sensibilité anarchiste – ou « nihiliste révolutionnaire », pour employer un de ses termes favoris – assez proche de Sorel (voir son article « Critique de la violence » de 1921), Benjamin découvre le communisme grâce aux beaux yeux d’Asja Lacis (Capri, 1923) et la philosophie marxiste par la lecture d’Histoire et conscience de classe de Lukács. S’il décide, après moult hésitations, de ne pas adhérer au mouvement communiste, il ne reste pas moins une sorte de proche sympathisant d’un type sui generis, qui se distingue du modèle habituel par la lucidité et la distance critique – comme en témoigne clairement son Journal de Moscou de 1926-1927. Une critique qui se nourrit sans doute de la rafraîchissante source libertaire qui continue à couler (parfois de façon souterraine) au sein de son œuvre.

Cette parenté politico-culturelle intime avec le surréalisme est d’ailleurs explicitement mentionnée dans les premiers paragraphes de l’article, où Benjamin se décrit lui-même comme « l’observateur allemand », situé dans une position « infiniment périlleuse entre la fronde anarchiste et la discipline révolutionnaire ». Rien ne traduit de façon plus concrète et active la convergence si ardemment désirée entre ces deux pôles que la manifestation organisée par les communistes et les libertaires en défense des anarchistes Sacco et Vanzetti. Elle n’est pas passée inaperçue des surréalistes, et Benjamin ne manque pas de relever « l’excellent passage » (ausgezeichnete Stelle) de Nadja où il est question des « passionnantes journées d’émeute » qu’a connues Paris sous le signe de Sacco et Vanzetti : « Breton assure que, lors de ces journées, le boulevard Bonne-Nouvelle vit s’accomplir la promesse stratégique de révolte que lui avait faite depuis toujours son nom. » [7]

Il est vrai que Benjamin a un concept extrêmement large de l’anarchisme. Décrivant les origines lointaines/prochaines du surréalisme, il écrit : « Entre 1865 et 1875, quelques grands anarchistes, sans communication entre eux, ont travaillé à leurs machines infernales. Et le surprenant est que, d’une façon indépendante, ils aient réglé leurs mécanismes d’horlogerie exactement à la même heure : c’est simultanément que quarante ans plus tard explosaient en Europe occidentale les écrits de Dostoïevski, de Rimbaud et de Lautréamont. » [8] La date, quarante ans après 1875, est évidemment une référence à la naissance du surréalisme avec la publication, en 1924, du premier Manifeste. S’il désigne ces trois auteurs comme « grands anarchistes » ce n’est pas seulement parce que l’œuvre de Lautréamont, « véritable bloc erratique », appartient à la tradition insurrectionnelle, ou parce que Rimbaud a été communard. C’est surtout parce que leurs écrits font sauter en l’air, comme la dynamite de Ravachol ou des nihilistes russes sur un autre terrain, l’ordre moral bourgeois, le « dilettantisme moralisateur » des Spiesser et des philistins [9].

Mais la dimension libertaire du surréalisme se manifeste aussi de façon plus directe : « Depuis Bakounine l’Europe a manqué d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée. » Dans l’immense littérature sur le surréalisme des dernières soixante-dix années, il est rare de trouver une formule aussi prégnante, aussi capable d’exprimer, par la grâce de quelques mots simples et tranchants, le « noyau infracassable de nuit » du mouvement fondé par André Breton. Selon Benjamin, c’est « l’hostilité de la bourgeoisie à toute déclaration de liberté spirituelle radicale » qui a poussé le surréalisme vers la gauche, vers la révolution, et, à partir de la guerre du Rif, vers le communisme. Comme l’on sait, en 1927 Breton et d’autres surréalistes vont adhérer au Parti communiste français [10].

Cette tendance à une politisation et à un engagement croissant ne signifie pas, aux yeux de Benjamin, que le surréalisme doive abdiquer sa charge magique et libertaire. Au contraire, c’est grâce à ces qualités qu’il peut jouer un rôle unique et irremplaçable dans le mouvement révolutionnaire : « Procurer à la révolution les forces de l’ivresse, c’est à quoi tend le surréalisme en tous ses écrits et toutes ses entreprises. On peut dire que c’est sa tâche la plus propre. » Pour accomplir cette tâche il faut néanmoins que le surréalisme dépasse une posture trop unilatérale et accepte de s’associer au communisme : « Il ne suffit pas qu’une composante d’ivresse vive, comme nous le savons, en toute action révolutionnaire. Elle se confond avec le composant anarchiste. Mais y insister de façon exclusive serait sacrifier entièrement la préparation méthodique et disciplinaire de la révolution à une praxis qui oscille entre l’exercice et l’avant-fête. » [11]

En quoi consiste donc cette « ivresse », ce Rausch dont Benjamin voudrait tellement procurer les forces à la révolution ? Dans Sens unique (1928), Benjamin se réfère à l’ivresse comme expression du rapport magique de l’homme ancien au cosmos, mais il laisse entendre que l’expérience (Erfahrung) du Rausch qui caractérisait cette relation rituelle avec le monde a disparu de la société moderne. Or, dans l’essai de la Literarische Welt il semble l’avoir retrouvée, sous une forme nouvelle, dans le surréalisme [12].

Il s’agit d’une démarche qui traverse de nombreux écrits de Benjamin : l’utopie révolutionnaire passe par la redécouverte d’une expérience ancienne, archaïque, pré-historique : le matriarcat (Bachofen), le communisme primitif, la communauté sans classes ni État, l’harmonie originaire avec la nature, le paradis perdu d’où nous éloigne la tempête « progrès », la « vie antérieure » où le printemps adorable n’avait pas encore perdu son odeur (Baudelaire). Dans tous ces cas, Benjamin ne prône pas un retour au passé mais – selon la dialectique propre au romantisme révolutionnaire – un détour par le passé vers un avenir nouveau, intégrant toutes les conquêtes de la modernité depuis 1789 [13].

Cela vaut aussi pour l’ivresse moderne dont sont porteurs les surréalistes, qui ne saurait en aucun cas être assimilée à celle, archaïque, des temps anciens. Benjamin insiste d’ailleurs sur la distinction entre les formes inférieures et primitives de l’ivresse – les extases religieuses ou celles de la drogue – et une forme supérieure, portée par le surréalisme dans ses meilleurs moments : l’illumination profane, « d’inspiration matérialiste et anthropologique ». Figure riche mais difficile à cerner, cette forme non religieuse d’Erleuchtung se trouve aussi bien dans l’amour courtois que dans la révolte anarchiste, dans Nadja et dans le mystère présent au cœur du quotidien. Héritière du réalisme philosophique du Moyen Âge, dont se réclame Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, l’illumination profane des surréalistes consiste avant tout dans « des expériences magiques sur des mots », dans lesquelles « s’interpénètrent mot d’ordre, formule d’enchantement (Zauber¬formel) et concept » [14].

Si la civilisation capitaliste/industrielle moderne, prosaïque et bornée – le monde des Spiesser et des philistins bourgeois –, est caractérisée, comme l’a remarquablement perçu Max Weber, par le désenchantement du monde, la vision romantique du monde, dont le surréalisme est « la queue de la comète » (Breton), est avant tout portée par l’ardente – parfois désespérée – aspiration à un réenchantement du monde. Ce qui distingue le surréalisme des romantiques du XIXe siècle c’est, comme l’a bien compris Benjamin, le caractère profane, « matérialiste et anthropologique », de ses « formules d’enchantement », la nature non religieuse, et même foncièrement antireligieuse, de ses « expériences magiques », la vocation post-mystique de ses « illuminations » [15].

Parmi ces dernières, Benjamin porte une attention particulière à la découverte, par les surréalistes, des énergies révolutionnaires qui se cachent dans « le “suranné”, dans les premières constructions en fer, les premières usines, les plus vieilles photos, les objets qui commencent à mourir, les pianos de salon ». Quel est le « rapport de ces objets à la révolution » ? Benjamin ne l’explique pas. S’agit-il d’un signe de la précarité, de l’historicité, de la mortalité des structures, monuments et institutions bourgeoises ? D’un commentaire ironique et subversif au sujet de la prétention bourgeoise à la « nouveauté » et à la « modernité » [16] ? La suite du paragraphe semble avancer dans une autre direction puisqu’il est question de la misère urbaine et même de la tristesse des « quartiers prolétariens des villes » : « Avant ces voyants et ces déchiffreurs de signes personne n’a saisi de quelle manière la misère, non seulement la misère sociale mais tout autant la misère architecturale, la misère de l’intérieur, les objets asservis et asservissants, se transforment en nihilisme révolutionnaire. » Mais Paris lui-même, « le plus rêvé de ces objets », est aussi source d’expérience révolutionnaire, dans la mesure où « seule la révolte en fait entièrement ressortir le visage surréaliste » [17]. L’argument de Benjamin oscille entre différentes approches, pas nécessairement contradictoires, mais qui sont loin d’exprimer un critère univoque. À moins que ce critère ne soit le « truc » qui consiste à « échanger le regard historique sur le passé par le politique », c’est-à-dire d’envisager chaque « objet » du point de vue de sa future – prochaine – abolition révolutionnaire [18].

Benjamin reproche cependant au surréalisme, prisonnier de certains « préjugés romantiques », une manière « trop rapide et nullement dialectique de concevoir l’essence de l’ivresse ». Les surréalistes ne se rendent pas compte que la lecture et la pensée sont elles aussi source d’illumination profane : par exemple, « la recherche la plus passionnée concernant l’ivresse du hachisch ne fournira pas la moitié des renseignements que donne l’illumination profane de la pensée sur l’ivresse du hachisch » [19]. Cette critique est d’autant plus étrange que les surréalistes – contrairement à Benjamin ! (voir son texte « Haschich à Marseille ») – n’ont jamais été très portés sur les expériences de consommation de drogues, et ont toujours manifesté plus d’intérêt pour les Confessions d’un mangeur d’opium, de Thomas de Quincey, que pour la consommation elle-même de ce doux narcotique.

Parmi les illuminations profanes dont est riche l’essai de Benjamin aucune n’est aussi surprenante, aussi étrange – au sens de l’unheimlich allemand – par sa force prémonitoire que l’appel pressant à « l’organisation du pessimisme ». Rien ne semble plus dérisoire et idiot aux yeux de Benjamin que l’optimisme des partis bourgeois et de la social-démocratie, dont le programme politique n’est qu’un « mauvais poème de printemps ». Contre cet « optimisme sans conscience », cet « optimisme de dilettantes », inspiré par l’idéologie du progrès linéaire, il découvre dans le pessimisme le point de convergence effectif entre surréalisme et communisme [20]. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas d’un sentiment contemplatif et fataliste, mais d’un pessimisme actif, « organisé », pratique, entièrement tendu vers l’objectif d’empêcher, par tous les moyens possibles, l’avènement du pire.

En quoi consiste le pessimisme des surréalistes ? Benjamin se réfère à certaines « prophéties » et au « pressentiment » de certaines « atrocités » chez Apollinaire et Aragon : « On prend d’assaut les maisons d’édition, on jette au feu les recueils de poèmes, on tue les poètes. » Ce qui est impressionnant, dans ce passage, c’est non seulement la prévision exacte d’un événement qui allait effectivement se produire six ans plus tard – l’autodafé de livres « anti-allemands » par les nazis en 1934 : il suffit d’ajouter les mots d’ « auteurs juifs » (ou antifascistes) après « recueils de poèmes » –mais aussi et surtout l’expression qu’utilise Benjamin (et qui ne se trouve ni chez Apollinaire ni chez Aragon) pour désigner ces « atrocités » : « un pogrom de poètes »... S’agit-il de poètes ou de juifs ? À moins que tous les deux soient menacés par cet avenir inquiétant... Comme nous verrons plus loin, il ne s’agit pas là du seul étrange « pressentiment » de ce texte riche en surprises.

On se demande par contre à quoi peut faire référence le concept de pessimisme appliqué aux communistes : leur doctrine en 1928 célébrant les triomphes de la construction du socialisme en URSS et la chute imminente du capitalisme, n’est-elle pas précisément un bel exemple d’illusion optimiste ? En fait, Benjamin a emprunté le concept d’« organisation du pessimisme » à un ouvrage qu’il qualifie d’« excellent », La Révolution et les intellectuels (1926), de Pierre Naville. Proche des surréalistes (il avait été un des rédacteurs de la revue La Révolution surréaliste), Naville avait à ce moment opté pour l’engagement politique dans le mouvement communiste. Voulant faire partager cette option à ses amis, il les somme d’abandonner « une attitude négative d’ordre anarchique » pour accepter « l’action disciplinée du combat de classe » et « s’engager résolument dans la voie révolutionnaire, la seule voie révolutionnaire : la voie marxiste ». Comme nous l’avons vu, Benjamin reprend largement à son compte la démarche de Naville envers les surréalistes, tout en gardant une plus grande ouverture envers le moment libertaire de la révolution.

Or, pour Pierre Naville, le pessimisme est la plus grande vertu du surréalisme, dans sa réalité actuelle et plus encore dans ses développements futurs. Nourri des « raisons que peut se donner tout homme conscient de ne pas se confier, surtout moralement, à ses contemporains », le pessimisme, qui constitue « la source de la méthode révolutionnaire de Marx », est, à ses yeux, le seul moyen d’« échapper aux nullités et aux déconvenues d’une époque de compromis ». Refusant le « grossier optimisme » d’un Herbert Spencer, qu’il gratifie de l’aimable qualificatif de « cervelle monstrueusement rétrécie », ou d’un Anatole France, dont il exècre les « infâmes plaisanteries », il conclut : « Il faut organiser le pessimisme ; “l’organisation du pessimisme” est le seul mot d’ordre qui nous empêche de dépérir. » [21]

Inutile de préciser que cette apologie passionnée du pessimisme était très peu représentative de la culture politique du communisme français à cette époque. En fait, Pierre Naville allait bientôt être exclu du Parti : la logique de son anti-optimisme le conduira dans les rangs de l’opposition communiste de gauche (« trotskiste »), dont il deviendra bientôt un des principaux dirigeants. La référence positive à Naville, ainsi qu’à Trotski lui-même – à propos de la critique au concept d’« art prolétarien » –, dans l’article de Benjamin, à un moment où le fondateur de l’Armée rouge était déjà exclu du Parti communiste soviétique et exilé à Alma Ata, témoigne de son indépendance d’esprit.

Selon Walter Benjamin, la question cardinale que pose le livre de Naville est celle de savoir si la révolution exige d’abord le changement des intentions ou celui des circonstances extérieures. Il constate avec joie que « de la réponse communiste les surréalistes se sont toujours approchés davantage ». En quoi consiste cette réponse ? « Pessimisme sur toute la ligne. Oui, certes, et totalement. Méfiance quant au destin de la littérature, méfiance quant au destin de la liberté, méfiance quant au destin de l’homme européen, mais surtout trois fois méfiance en face de tout accommodement : entre les classes, entre les peuples, entre les individus. Et confiance illimitée seulement dans l’IG Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe. » [22]

Dans ce passage, exemple frappant d’illumination profane, Benjamin va bien au-delà de Naville, dont il reprend néanmoins l’esprit de méfiance et le refus des compromis, et des surréalistes. Sa vision pessimiste/révolutionnaire lui permet d’apercevoir, intuitivement mais avec une étrange exactitude, les catastrophes qui attendaient l’Europe, parfaitement résumées par la phrase ironique sur la « confiance illimitée ». Bien entendu, même lui, le plus pessimiste de tous, ne pouvait pas prévoir les destructions que la Luftwaffe allait infliger aux villes et aux populations civiles européennes ; et encore moins pouvait-il imaginer que l’IG Farben allait, à peine une douzaine d’années plus tard, s’illustrer par la fabrication du gaz Zyklon B utilisé pour « rationaliser » le génocide, ni que ses usines allaient employer, par centaines de milliers, la main-d’ œuvre concentrationnaire.

Cependant, unique parmi tous les penseurs et dirigeants marxistes de ces années, Benjamin a eu la prémonition des monstrueux désastres dont pouvait accoucher la civilisation industrielle/bourgeoise en crise. Rien que par ce paragraphe – mais il est inséparable du reste –, cet essai de 1929 occupe une place à part dans la littérature critique ou révolutionnaire de l’entre-deux-guerres.

La conclusion de l’article est une célébration, assez inconditionnelle, du surréalisme, en tant qu’héritier du « matérialisme anthropologique » de Hebbel, Georg Büchner, Nietzsche et Rimbaud : une surprenante collection de précurseurs ! Ce nouveau matérialisme se distingue, selon Benjamin, de celui de Vogt et de Boukharine – on ne peut s’empêcher de penser qu’il a lu la critique de Lukács contre le matérialisme de Boukharine, parue en 1926 – qu’il qualifie de métaphysique. Que signifie exactement « matérialisme anthropologique » ? Benjamin ne l’explicite pas, mais suggère qu’il s’agit de la compréhension que « la collectivité est un corps vivant » : lorsque la tension révolutionnaire de ce corps vivant collectif devient décharge révolutionnaire, « alors seulement la réalité s’est elle-même assez dépassée pour répondre aux exigences du Manifeste communiste ».

Quelles sont ces exigences ? Benjamin ne répond pas, mais il ajoute un commentaire qui constitue le point final de l’essai : « Pour l’instant les surréalistes sont les seuls qui aient compris l’ordre qu’il [le Manifeste communiste] nous donne aujourd’hui. L’un après l’autre ils échangent leur gesticulation pour le cadran d’un réveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes. » Cette affirmation est étonnante à plusieurs égards : d’une part, elle semble, malgré toutes les critiques de leurs limites, privilégier les surréalistes comme les seuls à se placer à la hauteur des exigences du marxisme, ce qui situerait à un niveau inférieur les autres intellectuels marxistes (Boukharine ?). D’autre part, loin d’identifier le mouvement surréaliste avec la vague de rêves d’Aragon – qu’il cite au début de l’essai comme exemple typique du « stade héroïque » du mouvement, quand son « noyau dialectique » était encore « enclos » dans une substance opaque –, il l’associe directement à l’image dialectique du réveil.

Que signifie cette énigmatique allégorie d’un réveille-matin qui sonne « chaque minute pendant soixante secondes » ? Benjamin suggère sans doute que la valeur unique du surréalisme consiste dans sa disposition à considérer chaque seconde comme la porte étroite par laquelle peut entrer la révolution, pour paraphraser une formule que Benjamin n’écrira que bien plus tard. Parce que c’est de la révolution qu’il s’agit, depuis le début jusqu’à la fin de cet essai, et toutes les illuminations profanes n’ont de sens que par rapport à ce point de fuite ultime et décisif [23].

Une analyse de la place du surréalisme dans le Passagenwerk demanderait un autre article. Je me limiterai ici à attirer l’attention sur un aspect directement lié à cette conclusion de l’article de la Literarische Welt. On présente souvent la différence – la contradiction même – entre la démarche surréaliste et celle du Livre des passages parisiens comme l’opposition entre le rêve et le réveil. En effet, dès les premiers brouillons du projet, on trouve l’affirmation suivante : « Délimitation de la tendance de ce travail contre Aragon : tandis qu’Aragon persévère dans le royaume des rêves, il s’agit ici de trouver la constellation du réveil (Erwachen). Tandis que persiste chez Aragon un élément impressionniste : la “mythologie” – et cet impressionnisme est responsable de nombreux philosophèmes informes (gestaltlosen) du livre –, il s’agit ici d’une dissolution de la “mythologie” dans l’espace de l’histoire. Bien entendu, cela ne peut avoir lieu que par l’éveil (Erweckung) d’une connaissance non encore consciente du passé. » [24]

Considérant que ce texte a été rédigé à peu près à la même époque que l’article de 1929, comment le rendre compatible avec l’image du réveil permanent comme quintessence du surréalisme ? À moins de considérer, ce qui me paraît l’hypothèse la plus vraisemblable, cette délimitation comme visant spécifiquement Aragon – et peut-être « l’étape héroïque » du mouvement – et non le surréalisme tel qu’il s’est développé au cours des années 1927-1928. D’autant plus que ni la « mythologie », ni l’ « impressionnisme », ni les « philosophèmes informes » ne font partie des (nombreuses) critiques que Benjamin adresse à Breton et ses amis dans l’essai de la Literarische Welt.

Par ailleurs, on ne saurait réduire la position du Livre des passages à une opposition figée entre le rêve et le réveil : l’aspiration de Benjamin n’est-elle pas, comme celle de Baudelaire et d’André Breton, la création d’un monde nouveau où l’action serait enfin la sœur du rêve ?

Michael LÖWY
Texte originellement publié dans la revue Europe,
74e année, n° 804, avril 1996, pp. 79-90.


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