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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Les dieux et les inutiles
Article mis en ligne le 26 avril 2021

par F.G.


■ Jean-Louis SIROUX
QU’ILS SE SERVENT DE LEURS ARMES
Le traitement médiatique des Gilets jaunes

Éditions du Croquant, 2020, 162 p.


« On racontait le dernier crime, et on ajoutait aussitôt : “Mais ce n’est pas politique”. Quelqu’un fit d’ailleurs remarquer que cette phrase, “ce n’est pas politique”, finissait par ressembler à une parole magique, à un exorcisme. »
Leslie Kaplan, Désordre.

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Le journaliste Bruno Jeudy est né le 26 septembre 1963 en Mayenne. Vérification faite, Jeudy est bien né un jeudi. Prédestination, hasard, facétie calendaire ? Qu’importe. Par la suite, Jeudy, devenu un grand reporter campé à droite toute, commettra plusieurs livres à la gloire de Nicolas Sarkozy. En 2016, il rejoint la chaîne d’information en continu BFM TV. C’est sur le plateau de la susdite chaîne qu’on le retrouve le 8 décembre 2018, soit le soir de l’acte IV des Gilets jaunes, face à Christophe Couderc, militant cégétiste ayant enfilé la chasuble fluo. En fond d’écran, il fait nuit place de la République. Les dalles luisent après l’arrosage des canons à eau, des gyrophares chatoient nerveusement. Au micro, Couderc entend défendre la « souveraineté du peuple » et le « patrimoine de la France » ; il dénonce la vente des Aéroports de Paris et de la Française des jeux, le bradage des barrages hydrauliques. Jeudy l’interrompt, agacé, et l’accuse d’avoir des « obsessions politiques qui ne sont pas démocratiques ». L’échange se crispe et s’envenime. « Mais est-ce que vous pensez que les Gilets jaunes sont forcément illettrés ou incultes ? », finit par lâcher Couderc, chauffé à blanc par son droitier duettiste. Jeudy n’en attendait pas autant pour tomber le masque de son adversaire : « Les Gilets jaunes que je vois régulièrement ici même, ils ne parlent pas comme vous. Parce que vous, vous êtes un faux Gilet jaune, je vais vous dire. (…) Vous parlez comme un militant politique. (…) Vous ne servez pas la cause de ceux qui, sur les ronds-points, se battent pour leurs fins de mois, se battent sans réfléchir, sans penser, sans remettre en cause la démocratie. » Excusons d’emblée Jeudy de ses embardées caricaturales, d’abord parce qu’à l’instar de tout individu produit par un sérail, le journaliste ne saurait appréhender autrement une fraction populaire en mouvement que comme un ramassis soubresauté de viles pulsions, ensuite parce que la caste éditoriale ne pouvait qu’être sur les nerfs après que la baronnie macronienne eut subi une des plus violentes dépressurisations jamais enregistrées par les baromètres de la République cinquième du nom – référence faite ici aux potentialités autant insurrectionnelles que télégéniques d’un fameux acte III arc-triomphé à l’issue duquel le directeur de cabinet jupitérien confiait à son éminence élyséenne, avec un parler cash de vieux briscard : « On était à deux doigts que ça tombe. »

La trouille, donc. Cette bonne vieille et serpentine trouille éprouvée par tout roitelet et sa cour réalisant soudain que le cadavre sur lequel ils impriment les contours de leur mafflu séant n’en est pas un, que ce qu’ils prirent au départ pour un grouillement de vers animant la roideur de leur proie était un signal autrement plus inquiétant : sous leur cul de toute éternité, des braises inattendues venaient soudain de réchauffer des vies. Des vies pleines et entières. Des vies comme un brasier, hirsute et insaisissable. Et donc tous ces culs de bien assis obligés soudain de se relever prestement, de regarder et d’essayer de comprendre la nature de ce feu qui soudain les délogeait, se refilant à coups de poigne paniquée le même thermomètre au mercure implacablement collé dans le rouge. Le déni serait la première des armes. Les faits ne sont des faits qu’arrimés à leur sous-texte. Ainsi de la Castagne de l’Intérieur déclarant en cet incandescent décembre 2018 : « On a un vrai problème. Nos armes d’ordre public ne correspondent pas à la violence de nos adversaires. On répond par la démocratie à des gens qui s’assoient sur la démocratie. » On avait là le leitmotiv qu’usa jusqu’à la corde une Macronie devenue branlante sur ses appuis. Parallèlement à l’écrasement physique des incessantes marées fluos, le pouvoir fournit tout ce qu’il put de matériel symbolique et autres versaillaises diffamations pour délégitimer et dépolitiser cette piétaille qui lui tenait tête. Comme à son habitude historique, la presse audiovisuelle et écrite servit de grand déversoir et d’amplificateur à la parole officielle. Un cambouis hystérisé dans lequel le sociologue belge Jean-Louis Siroux n’a pas hésité à mettre les mains avant de nous soumettre le fruit de son patient et passionnant travail sous la forme d’un petit pavé jaune froidement intitulé Qu’ils se servent de leurs armes. Taquin, Siroux a piqué son titre à une de nos grandes tronches hexagonales, un prof de philo propulsé le temps d’une paire d’années chiraquiennes ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, l’inénarrable Luc Ferry qui déclara sur Radio classique début janvier 2019 : « On ne donne pas les moyens aux policiers de mettre fin aux violences. Quand on voit des types qui tabassent à coups de pied un malheureux policier… qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois, écoutez, ça suffit ! » Encore du parler cash. Comme quoi rien de mieux pour déclouter la langue de bois de nos huiles à cravate qu’un revival de manifs à la mode XIXe : sans service d’ordre ni parcours déclaré en préfectance.

Pendant neuf mois, soit de novembre 2018 à août 2019, Siroux s’est donc immergé dans ce qu’il appelle le « petit murmure médiatique » ayant accompagné la montée en puissance et la démolition de la flambée jaune. Un murmure qui s’est articulé autour de trois périodes : un premier moment où, jusqu’à fin novembre, le regard journalistique fut globalement paternaliste et patiemment goguenard ; un durcissement de la parole médiatique début décembre avec usage d’un registre descriptif misérabiliste, disqualifiant et ouvertement haineux à l’endroit du peuple des ronds-points pour aboutir, enfin, à une posture beaucoup moins figée par la suite, notamment quand il ne fut plus possible pour les journaux de passer sous silence les violences policières, surtout quand pigistes et autres freelances commencèrent à ramasser à leur tour leur avoinée de lacrymos et LBD. Le 1er mai 2019, une pétition signée par 300 journalistes pointait les violences subies par la profession, violences jusque-là réservées à la jeunesse des barres d’immeuble et aux Gilets jaunes : « Par violences, nous entendons : mépris, tutoiement quasi systématique, intimidations, menaces, insultes. Mais également : tentatives de destruction ou de saisie du matériel, effacement des cartes mémoires, coups de matraque, gazages volontaires et ciblés, tirs tendus de lacrymogènes, tirs de LBD, jets de grenades de désencerclement, etc. » Pendant de longs mois, le verrouillage policier du pays impliqua d’entraver, y compris par la force policière, toute tentative de documenter de l’intérieur le déploiement de la colère fluo et son inédite répression. Privés de leur « immunité », les plus téméraires soldats de la profession, casqués et floqués à l’instar des reporters de guerre, devaient savoir à quoi s’attendre avant de s’embarquer dans les manifs du samedi ; quant à la masse des planqués dont la fonction organique ne consisterait jamais à rien d’autre qu’à multiplier, via des échos toujours plus horrifiés, les preuves d’allégeance à leur caste d’appartenance, ils bénéficiaient d’une liberté d’expression sans borne. À l’image de ce billet paru fin décembre 2018 sur un blog hébergé par Mediapart et traçant le portrait de cette faune s’invitant chaque fin de semaine dans les artères rupines de la capitale : « Car le jaune, c’est la masse, c’est le tonton raciste du réveillon, c’est le Gégé du comptoir de Trifouillis-les-Oies, c’est le petit conseiller municipal du village, c’est l’agriculteur analphabète. Ce sont les beaufs, les blancs, les hommes machos, les cisgenres devant l’éternel, tous ces gens qui ont fuit [sic] à dix-huit ans tous les provinciaux au QI positif, en venant se réfugier dans la ville Lumière. »

Au fond, ce qui ne cesse de frapper quand on se replonge dans cette période sous haute tension, c’est l’extrême réactivité et cohésion avec laquelle ce fameux complexe politico-médiatique a réagi. Pendant de longs mois, il a dû solliciter les ressources d’une artillerie tantôt martiale tantôt rhétorique pour occuper les terrains physiques et mentaux d’un territoire sous nasse et de ses sujets. Entraver la liberté de celles et ceux bien décidés à exercer leur droit à manifester malgré le risque désormais bien établi de blessures de guerre et empêcher – en multipliant les effets de saturation et de sidération par la mise en boucle de surenchères anxiogènes – les autres, soutiens passifs et spectateurs perplexes, de mobiliser leur restant de temps de cerveau disponible pour jauger la situation. Une espèce de grossière mobilisation générale vendue à grands renforts d’images de dévastations urbaines et de débats entre mercenaires de l’expertise sécuritaire. Le 18 mars 2019, l’émission « L’info du vrai » sur Canal + nous offrait un exemple particulièrement édifiant de ce qu’une contemporaine trinité de l’ordre pouvait produire dans le cadre d’une guerre sociale clairement assumée : autour de l’animateur Yves Calvi connu pour ses poussées d’urticaire aux moindres pleurnicheries socialisantes, on trouvait un major de police accessoirement secrétaire général du très progressiste syndicat Alliance Police nationale et un magistrat honoraire pour qui le gauchisme est à la politique ce que la pédophilie est à l’amour : une déviance à châtier. Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour comprendre que les trois larrons partageaient le même constat : celui de l’enlisement du pays dans une sorte de guérilla de basse intensité et qu’il n’était de sortie haute de ce médiocre bourbier qu’en lâchant – définitivement – la bride aux casqués assermentés. Dans la bouche de Calvi, la proposition prit la forme suivante : « C’est-à-dire qu’à un moment, il va falloir casser les casseurs. » Le major opina, étant entendu qu’on avait affaire à « des terroristes » qui devaient être traités comme des « terroristes » ; ce sur quoi le magistrat grimpa dans les tours et fit cette implacable projection géographique : imaginez un instant le même chambard chez nos cousins amerloques, là-bas les manifestants savent que, s’ils ciblent directement les forces de l’ordre, ils sont tout en droit de se manger en retour une bien légale « réplique létale ». Une affirmation qui fit s’esclaffer Calvi le catcheur : « Ils seraient morts ! On leur aurait tiré dessus à coups de fusil, oui. » « Et personne n’aurait remis en cause la légitime défense des policiers, ajouta l’inflexible magistrat. La France est un pays où l’État de droit, je dirais, est extrêmement surdéveloppé. »

Jean-Louis Siroux conclut sa démonstration en mettant sous tension la grande question de la souveraineté populaire. Si la démocratie demeure l’expression formelle d’un pouvoir exercé par le peuple, il aura suffi alors de réduire en miettes la notion de « peuple » pour vider – y compris historiquement – la formule de son sens. Un jeu dans lequel l’éditocratie française a une nouvelle fois excellé. Immuable réflexe immunitaire.

Sébastien NAVARRO


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