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Cités idéales (Colin Ward)
Article mis en ligne le 2 septembre 2016
dernière modification le 5 septembre 2016

par G.C.

■ Né en 1924 dans l’Essex, Colin Ward, disparu en 2010, est gagné à l’anarchisme au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le journal londonien Freedom accueille ses premiers articles dans lesquels il aborde des questions qui resteront, tout au long de sa vie, ses préoccupations essentielles : le logement, l’urbanisme, l’architecture, l’autogouvernement. Des problèmes d’organisation sociale, en somme, auxquels il se propose d’apporter une réponse anarchiste. Dans le domaine du logement, il en vient ainsi à défendre, contre les politiques de régulation par l’Etat ou le marché, les principes de l’auto-construction, en particulier par le biais de coopératives ; et à se pencher – suivant en cela les traces de Kropotkine – sur l’évolution des coutumes et des pratiques d’occupation et de construction sauvages, en dehors de tout système légal, comme la vieille tradition populaire des cottages illicites au Pays de Galles (« Tŷ unnos ») ou le mouvement des squatteurs anglais dans l’immédiat après-guerre. L’anarchisme de Ward est moins un modèle social abstrait qu’une réalité concrète, vécue, historique, inscrite dans les relations humaines et les modes de vie qui se développent en marge des structures de pouvoir – et souvent contre elles. De là s’ouvre, pour lui, la perspective d’une société de vis-à-vis, un ensemble de petites communautés qui, organisées sur le principe fédéraliste, parviendraient à limiter les tendances hiérarchiques et bureaucratiques, tout en préservant les fondements naturels de la vie humaine.
Le texte qu’on va lire a paru en février 1991 dans le Courrier de l’Unesco (pp. 34-38). Il a été récemment publié en espagnol par le collectif Etcetera (Barcelone).— A contretemps.





Une des constantes de la cité idéale rêvée par les utopistes est son plan géométrique et symétrique. Dans Les oiseaux, Aristophane se moque déjà de cette volonté systématique de Platon et de ses disciples — de tous ceux qui prétendent enfermer dans un cadre rigide l’avenir de leurs semblables.

Cet impératif géométrique s’explique évidemment autant par l’aspect des villes closes et fortifiées de l’Antiquité et du Moyen Âge, que par le fait que les utopistes proposent ce que les économistes appellent un « modèle » et les sociologues un « type idéal ». S’il fallait les réaliser, ces projets seraient forcément modifiés en fonction des impératifs du site, des structures existantes et des institutions en place. Mais il faut attendre les penseurs humanistes de la Renaissance pour que les utopistes commencent à prendre ces contraintes en considération.

Un Alberti, par exemple, le grand architecte et théoricien italien du 15e siècle, n’a jamais cherché à dessiner une cité idéale (même si on lui doit un projet de forteresse idéale pour un tyran, dont les ouvrages de défense sont tournés à la fois vers l’intérieur et l’extérieur). Il suffisait, selon lui, d’énoncer des principes qui puissent s’adapter à tous les sites et à toutes les exigences des citoyens.

A partir de la Renaissance, les Européens commencent à parcourir le monde, voyages qui préludent aux grandes entreprises de conquête et d’exploitation. Ils en ramènent des récits qui influencent directement certains utopistes. Le héros de l’Utopia de Thomas More est un marin portugais, Raphaël Hythlodaye, membre de l’expédition d’Amerigo Vespucci.

Rédigé en latin, l’ouvrage de More se présente sous la forme d’une conversation entre Hythlodaye, l’auteur et son ami flamand, Peter Gilles, qui se déroule dans le jardin d’une maison d’Anvers. Hythlodaye affirme qu’on est plus heureux dans l’île d’Utopie, où l’on possède tout en commun, qu’en Angleterre.

Pour appuyer ses dires, Hythlodaye décrit la société d’Utopie. On y apporte un soin tout particulier à l’architecture et au plan des villes : « Les bâtiments sont bons, et si semblables qu’une rangée de maisons semble ne faire qu’une seule maison. Les rues ont près de sept mètres de large (...) chaque maison est dotée d’un jardin, avec une porte donnant sur la rue et l’autre sur le jardin (...) Comme la propriété n’existe pas, chacun entre chez l’un, chez l’autre, et en ressort comme il veut. Les maisons sont redistribuées au moins une fois toutes les dix ans, par tirage au sort. »

Les habitants de cette cité idéale sont tous experts en agriculture. On l’enseigne à l’école, on organise des excursions à la campagne. Tout le monde aide à la moisson. Quand la population d’une ville s’accroît, on ne bâtit pas les espaces verts, mais on envoie la population excédentaire dans « une ville moins peuplée », ou « l’on en crée une nouvelle à proximité, là où il existe beaucoup de terres en friche et inoccupées. »

Au 18e siècle, les utopistes des Lumières recourent souvent à la fiction du voyage dans des régions inconnues pour critiquer à mots couverts la réalité familière de l’Europe. Bien avant la « découverte » officielle de l’Australie, le Français Gabriel de Foigny publiait son livre La Terre australe connue (1676) où apparaît pour la première fois le principe d’une société sans gouvernement. A la suite de l’expédition de Bougainville aux îles d’Océanie vers 1760, Diderot rédige son savoureux Supplément au voyage de Bougainville. Dans ce dialogue imaginaire, publié posthumément, après la Révolution, un vieillard tahitien décrit l’opulence et la liberté de son île avant l’arrivée des Européens, tandis qu’un marin français évoque la détresse des pauvres dans la France prérévolutionnaire.

Les paradis industriels

Le 19e siècle a tout transformé, y compris l’utopie. La vapeur, le fer et l’acier, le rail, les manufactures et l’explosion urbaine, ces bouleversements amènent les utopistes à prédire un avenir de progrès industriel sans fin. Dès 1816, le philosophe et économiste Saint-Simon imagine une France transformée en véritable ruche industrielle. Un demi-siècle plus tard, Lord Lytton décrit dans La race à venir ou la nouvelle Utopie (1870), un monde de machines et de robots mus par une énergie jusqu’alors inconnue, qu’il appelle vril. Autre ouvrage à succès, dû à l’Américain Edward Bellamy, Cent ans après (1888) conte les aventures d’un homme du 19e siècle qui sort d’un sommeil léthargique en l’an 2000. Ses hôtes lui expliquent ce qui s’est passé pendant tout ce temps : « On a enfin compris toute l’importance du mouvement qui conduisait à concentrer le capital et à créer des monopoles, tendance qui a rencontré si longtemps une résistance aussi vaine que désespérée. On y a vu enfin l’amorce d’un processus dont l’aboutissement logique débouchait sur un âge d’or de l’humanité (...) L’Etat devenant l’unique employeur, tous les citoyens sont devenus, de droit, ses employés et ont été répartis dans leurs tâches en fonction des besoins de l’industrie... »

Au 20e siècle, toute une littérature « anti-utopique » — de Wells à Orwell en passant par Zamiatine — dénoncera, sous la forme de romans d’anticipation féroces, les dures réalités de la société industrielle.

Une vie plus douce

Mais, parallèlement, on voit apparaître, dès la fin du siècle dernier, un courant tout autre de la pensée utopique, tourné vers ce que l’on appellerait aujourd’hui une société post-industrielle, humaine et respectueuse de l’environnement.

Le poète et décorateur anglais William Morris avait été tellement choqué par la vision de Bellamy d’un monde transformé en une usine gigantesque, qu’il décida d’écrire à son tour l’histoire de 1’avenir dont il rêvait. Le héros de ses Nouvelles de nulle part s’éveille, comme celui de Bellamy, d’un long sommeil, dans une Angleterre d’où l’on a banni non seulement les usines, mais aussi l’argent et le gouvernement. Dans cette nation d’artisans amoureux du beau travail, l’idéal des loisirs est de partir en barque le long des rivières pour aider à la moisson. « Les immensités boueuses qui abritaient les manufactures » ont disparu, et l’environnement humain a été transformé parce que l’optique du travail a changé.

Comme l’expliquent à Morris les citoyens du monde futur : « Nos produits, nous les fabriquons parce qu’ils correspondent à un besoin ; chacun travaille pour son voisin comme si c’était pour lui-même, et non pour un marché lointain dont ils ne savent rien et sur lequel ils n’ont aucune prise (...) Tout ce qui se fabrique est de première utilité, donc, pas de produits de qualité inférieure. Et comme nous connaissons nos besoins, nous ne produisons rien en excédent. N’étant pas poussés par le désir de produire un monceau de choses inutiles, nous disposons d’assez de temps et de moyens pour chercher à nous faire plaisir en les fabriquant. Tout ce qui serait pénible à faire à la main est confié à des machines ultra-perfectionnées. Mais on ne confie jamais les travaux agréables aux machines... »

Deux contemporains de Morris se sont également intéressés de près aux problèmes concrets de la production et de la décentralisation, face aux villes tentaculaires. Dans La ferme, l’atelier et l’usine (1899), le géographe russe et théoricien de l’anarchie Pierre Kropotkine propose de conjuguer travail en usine et travaux des champs, activités manuelles et tâches intellectuelles, professions urbaines et métiers ruraux.
Opposant la très forte productivité des petits ateliers et de l’horticulture au gigantisme stérile de la grosse industrie et des grands domaines agricoles, il préconise pour l’avenir le démantèlement de ces ensembles en unités plus petites. A un siècle de distance, l’importance de ce livre réside dans sa prise de position en faveur d’une « nouvelle économie des énergies nécessaires pour satisfaire les besoins de l’humanité, besoins qui vont croissant alors que les ressources énergétiques ne sont pas illimitées. »

Autre utopiste contemporain et compatriote de Morris, Ebenezer Howard pose une question simple : comment résoudre les problèmes des métropoles surpeuplées, avec leur cortège de misères, et enrayer en même temps l’exode des campagnes désertées par les jeunes parce qu’elles ne leur offrent pas de débouchés ?

Sa réponse tient en une formule : la cité-jardin. Dans Les cités-jardins de l’avenir (1898), il préconise de créer un réseau de villes moyennes offrant aux travailleurs des logements et des emplois à la fois industriels et agricoles. Entourées d’une ceinture verte et reliées par des transports publics, elles forment une seule « socio-cité. »

Les idées de Howard ont exercé une grande influence sur les théories de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire. Lui-même fonda les deux premières cités-jardins du Royaume-Uni à Letchworth et Welwyn Garden City. Le gouvernement britannique appliquera ses principes, après la Seconde Guerre mondiale, dans son programme de villes nouvelles.

L’écologie utopique

Quel fossé entre la pensée des utopistes à succès des années 1890 et la prise de conscience des problèmes d’environnement de ces dernières années ! Nous savons désormais que les ressources de notre planète ne sont pas infinies et que nous les dilapidons à un rythme terrifiant. Or, les utopistes se sont rarement penchés sur l’avenir dans une perspective écologique.

Deux exceptions notables : dans Les dépossédés (1974) d’Ursula Le Guin, l’habitant d’une planète où l’idéologie fraternelle de Kropotkine a permis de créer une société équilibrée au sein d’un environnement hostile, arrive dans un autre monde, dont la seule règle est celle de la consommation effrénée. Et un autre écrivain américain, Ernest Callebach, passe en revue, dans Ecotopia (1975), tous les problèmes que doit affronter une société qui a décidé soudain d’appliquer intégralement le programme des écologistes.

Un autre ouvrage américain, plus ancien, présente un très grand intérêt pour tous ceux qui s’intéressent aux rapports entre l’architecture, l’utopie et l’écologie. Intitulé Communitas : moyens d’existence et modes de vie et publié en 1947, il a pour auteurs deux frères, Paul et Percival Goodman, l’un poète et l’autre architecte, qui l’ont écrit pendant la guerre.

Rédigé dans un esprit à la fois modeste et contestataire, il aurait pu n’être qu’une des innombrables contributions internationales, vite oubliées, à la réflexion mondiale sur l’effort de reconstruction pendant l’après-guerre. Si cet ouvrage sur l’art de bâtir les villes captive encore aujourd’hui, c’est, comme l’a bien vu le philosophe Lewis Mumford, qu’il est sans doute le seul à « considérer les valeurs et les objectifs d’ordre moral et politique qui devraient commander tout effort de planification dans ce domaine. »

Pour les frères Goodman, le plan d’une ville n’est pas un simple assemblage de rues et de maisons, c’est l’enveloppe extérieure, le corps même de l’activité humaine : « Les plans urbains obéissent à des conceptions diverses : damier, étoile rayonnante, enchevêtrement serpentin, cités-satellites ou concentrations géantes. L’important, c’est ce qui s’y passe, c’est la manière dont le plan influence cette activité pour finir par la transformer, c’est la manière dont cette activité use et abuse du site à ses seules fins et valeurs. »

Les auteurs de Communitas étudient les trois principales formules d’urbanisme élaborées au cours des cent dernières années. Ils distinguent le plan avec ceinture verte, le plan industriel et le plan intégré. Le premier leur apparaît comme une réaction à la laideur et aux nuisances de l’industrialisation, une tentative de retrouver les valeurs de l’ère pré-industrielle ou, en tout cas, de concilier industrie et conditions de vie décentes. S’agissant des villes industrielles, ils analysent de façon passionnante certains projets d’urbanisme utopique élaborés dans les années 20 en Union soviétique, et les solutions technologiques adaptées à une économie avancée qu’imagina l’ingénieur américain Buckminster Fuller. Sa maison « Dymaxion », conçue vers 1929-1932, était une unité d’habitation autonome fabriquée en série, qui exigeait un minimum d’infrastructure et de services, mais supposait l’existence d’un complexe industriel à proximité. Enfin, ils examinent les projets d’urbanisme prétendant intégrer la ville à la campagne, comme le projet utopique de Frank Lloyd Wright baptisé Broadacre city, où la population, dispersée dans la zone rurale, pratique une micro-agriculture étayée par une industrie vaguement décentralisée. Quelques années plus tard, un autre Américain, Ralph Borsodi, sera plus convaincant : en supprimant les frais de transport et de commercialisation ainsi que les intermédiaires, on pourrait produire de manière plus économique au moins les deux tiers des biens et instruments nécessaires à la vie domestique, que l’on fabriquerait chez soi avec un outillage électrique.

Les frères Goodman n’en gardent pas moins la tête froide, et ils ont l’honnêteté d’insister sur le fait qu’il n’y a pas deux personnes qui rêvent d’une même utopie. N’ignorant pas que le paradis des uns devient facilement l’enfer des autres, ils proposent, en conclusion, trois formules différentes de collectivité idéale.
La « Cité de la consommation efficace », ne diffère guère de la plupart des villes européennes et américaines d’aujourd’hui. La « Nouvelle commune » semble une version idéalisée de la micro-économie artisanale qui fonctionne actuellement en Italie dans la région d’Emilie-Romagne.

Mais la dernière, baptisée « Maximum de sécurité, minimum de règles », propose une économie à deux étages. Chacun est tenu d’apporter une contribution minimale (comme le service militaire) à l’économie de base, en travaillant sur les machines qui fabriquent les aliments, les vêtements et les logements distribués gratuitement à tous. Le reste du temps est consacré à l’économie de luxe, chacun y choisissant une activité à son goût. Divers besoins, comme la médecine et le transport, seraient assurés par un accord financier entre l’économie de subsistance et l’économie secondaire. Cette solution ne mérite-t-elle pas réflexion, à l’heure où de nombreux hommes politiques se demandent comment concilier les avantages de l’Etat-providence avec les exigences de l’économie de marché ?

Colin WARD

Bibliographie pour trois modes de vie actuels, dessin de Paul et Percival Goodman :
I. La consommation efficace
II. La suppression de la différence entre production et consommation
III.Maximum de sécurité, minimum de règles


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