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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Colin Ward, un regard libertaire
À contretemps, n° 16, avril 2004
Article mis en ligne le 15 février 2005
dernière modification le 11 novembre 2014

par .

David GOODWAY
CONVERSAZIONI CON COLIN WARD
Lo sguardo anarchico

Milano, Elèuthera, 2003, 168 p.

Colin Ward, qui a acquis en Grande-Bretagne une indéniable autorité comme penseur libertaire contemporain, demeure étrangement mal connu en France. En Italie, en revanche, nombre de ses ouvrages ont été traduits, et c’est encore en italien que vient de paraître un livre d’entretiens avec David Goodway, qui constitue une passionnante biographie intellectuelle de Colin Ward.

Né en 1924 au sein d’une famille de la classe moyenne et de tradition travailliste, le jeune Colin abandonne ses études à l’âge de quinze ans pour entrer dans le monde du travail. L’époque est, alors, bénie pour les constructeurs d’abris anti-aériens. C’est donc dans une des nombreuses entreprises qui vivent de cette florissante industrie que C. Ward se fait embaucher, avant d’être engagé, peu après, à l’office technique d’Ilford en charge de la réfection du logement municipal. Travaillant, par la suite, au studio de l’architecte Sidney Caufield – qui connut l’artiste et agitateur socialiste William Morris et se sentait très proche du mouvement Arts and Crafts –, C. Ward s’engage dans cette voie de l’urbanisme et de l’architecture qu’il ne quittera plus. En 1942, il entre en contact avec les anarchistes. Mobilisé à Glasgow, il y fréquente la Mitchell Library et le Glasgow Green, un local où se donnent rendez-vous les libertaires locaux et, parmi eux, l’ancien mineur Frank Leech, qui fait grosse impression sur le jeune Colin et l’incite à se mettre en relation avec la revue londonienne War Commentary, dirigée par Vernon Richards et Marie-Louise Berneri. À partir de ces deux matrices – l’urbanisme et l’anarchie –, C. Ward développera, dès les années 1950, une originale réflexion sur des sujets tels que l’habitat, l’espace urbain, l’éducation ou l’auto-organisation du travail, comme l’attestent, entre autres, ses livres Violence, Anarchy in Action, Work, Housing : an anarchist approach et The Child and the city.

Ces entretiens de C. Ward constituent une source intarissable d’informations sur le mouvement libertaire anglais aux lendemains de la guerre. Et c’est peu dire que le lecteur sera frappé par son extrême richesse intellectuelle. Autour de Freedom – qui prend la suite de War Commentary – s’agrège, en effet, un fort noyau de collaborateurs de talent, parmi lesquels George Woodcock, Herbert Read, Alex Comfort, Geoffrey Ostergaard et Gerald Brenan. Bimensuel dans un premier temps, puis hebdomadaire à partir de 1951 malgré la faiblesse de ses ressources, Freedom exerça, par le sérieux de son approche et la modernité de sa thématique, une réelle influence sur les cercles de la gauche critique britannique. Cette aventure éditoriale, qui doit beaucoup à Vernon Richards et à la trop tôt disparue Marie-Louise Berneri, dont C. Ward avoue avoir été, « comme tous les autres, amoureux », nous est racontée par le menu et avec gourmandise. C’est que C. Ward y prit, à l’évidence, un réel plaisir, tant sur le plan personnel qu’intellectuel. Il est vrai que Freedom fut un authentique laboratoire d’idées qui secoua bien des tabous et explora des voies originales, dont celle de la sexualité libre, qu’un certain moralisme anarchiste ignorait alors le plus souvent.

Cette riche expérience de Freedom, C. Ward la reprit à son compte, au début des années 1960, comme principal promoteur de l’excellente revue mensuelle Anarchy - titre auquel il eût préféré « Autonomy : A Journal of Anarchist Ideas ». Dix ans durant, Anarchy tint brillamment le pari que s’était fixé C. Ward, qui en fut parfois, sous différents pseudonymes, l’unique artisan : confronter, problématiquement, l’anarchisme au monde des idées. En phase avec une thématique contre-culturelle ascendante, Anarchy ouvrit de nouvelles pistes pour un anarchisme débarrassé de ses scléroses et inséré dans son temps. Belle réussite, assurément, que cette revue soignée dont la réputation dépassa largement les limites, assez étroites, au demeurant, du mouvement libertaire anglais.

Pour C. Ward, l’anarchie se présente d’abord et avant tout comme une théorie de l’organisation sociale. Sur ce point, il se rapproche beaucoup de Kropotkine, mais d’un Kropotkine débarrassé de son encombrant optimisme historique – celui que lui reprocha Malatesta – car l’anarchie, précise C. Ward, est aussi « une forme de désespoir créatif ». Chez lui, d’autres influences ont nuancé celle, évidente, de l’auteur de L’Entraide. Il cite, par exemple, Alexandre Herzen et sa critique du fanatisme ou encore le Martin Buber des Sentiers en utopie qui lui fit découvrir Gustav Landauer. De même, les recherches de Paul Goodman, d’A. S. Neill, de Lewis Munford ou de Dwight Mac Donald comptèrent beaucoup dans sa formation intellectuelle. Et, sur un autre plan, la lecture de Camus, d’Orwell et des écrits politiques de Simone Weil aiguisèrent indéniablement ce regard libertaire que C. Ward pose sur les choses de ce monde. Avec la volonté, note-t-il, de ne pas être un théoricien (comme Bookchin ou, a fortiori, Chomsky, qu’il reconnaît admirer sans toujours saisir les postulats...), mais plutôt un praticien de la pensée préoccupé de sortir l’anarchisme du terrain réservé aux seuls initiés, où il se cantonne trop volontiers.

À défaut de se complaire dans le messianisme révolutionnaire, l’anarchisme se doit de vivre dans le présent en y décelant les signes de sa persistance comme théorie de l’organisation sociale. Ces signes, C. Ward croit les percevoir à travers les pratiques et les expériences que cette société génère et qui souvent relèvent, d’après lui, de la coopération, de l’appropriation de l’espace, de l’entraide et de l’auto-organisation. Il y a peu de chance, ajoute C. Ward, que la subversion révolutionnaire gagne la partie frontalement. Reste donc à définir un possibilisme ou réformisme libertaire d’époque, clairement assumé, qui agirait comme contre-pouvoir et alternative au système d’exploitation et de domination capitaliste et ouvrirait, ici et là, des fenêtres d’utopie. Loin de nous l’idée de pousser devant un tel programme des cris d’orfraie au nom d’une quelconque invariance anarchiste, ce n’est pas le genre de la maison, mais il convient de signaler que les solutions avancées, sur ce point, par C. Ward ne sont pas très convaincantes. Pas plus d’ailleurs que celles, purement imaginaires celles-là, qui font recette chez les tenants de la voie dite révolutionnaire. Il faut croire que les unes et les autres relèvent également – et c’est un sujet d’étude qui mériterait d’être entrepris – d’un même d’optimisme kropotkinien hors de saison.

Malgré cette réserve, il n’en demeure pas moins que ces entretiens avec C. Ward, dirigés de main de maître par D. Goodway, révèlent un esprit curieux et ouvert, celui d’un anarchiste qui ne se contente pas de vivre dans le passé d’une idée qu’il s’entête, au contraire, à trouver encore moderne et praticable. À quatre-vingts ans, c’est, avouons-le, une belle preuve de jeunesse !

José FERGO