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Digression sur la mélancolie
Article mis en ligne le 19 décembre 2022
dernière modification le 15 décembre 2022

par F.G.


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Pour adepte que je sois des affinités électives, il me faut bien admettre que, quand, en temps de basses eaux, pointe un certain découragement, ma déjà longue mémoire puise plus volontiers au fonds des absents magnifiques que j’ai connus en d’autres temps qu’au vivier des amis bien présents, mais aussi accablés que moi par le trop de réalité de notre présent accablant. Non par passéisme – pas mon genre –, mais parce que, en remettant les pendules à l’heure des anciennes défaites, la remémoration au sens benjaminien du terme a l’avantage de réactiver le souvenir des disparus et les leçons de vie et de résistance qu’ils m’ont léguées. Avec cette idée folle qui les habitait, du moins certains, que la révolution était toujours en instance et que les mauvais jours finiraient bien par finir. On me dira que ça me fait une belle jambe et que, tout compte fait, le passé n’est un refuge que pour celui qui s’y complaît, et je laisserai dire. Car à penser cela, il y a maldonne.

La mélancolie, avait coutume d’affirmer un de ces amis disparus, c’est finalement le seul sentiment qui pense en remontant le fil du temps, toujours à rebours du présent. Tout bien considéré, il me faut bien admettre que, jeune, j’avais déjà un penchant pour la mélancolie. C’était l’avant qui m’inspirait, le passé des révoltes, le poids des défaites, les enseignements qu’on pouvait en tirer. L’âge venant, je m’en suis méfié – au prétexte que sa pente naturelle serait dangereuse et pourrait conduire à la nostalgie, au remords ontologique ou au ressentiment –, mais sans jamais m’en extraire tout à fait, car je savais ce que je lui devais : mon inscription dans la lignée d’un héritage sans testament, celui des anciens de la Sociale qui, fidèles au vieux rêve d’émancipation, continuaient, à leur place, de faire présence chaque fois que l’occasion l’exigeait. Car aucun revers – et ils en avaient connus plus que nécessaire – ne les avait jamais défaits. Il y avait chez eux comme une incroyable prédisposition à chercher l’étoile dans le sombre ciel des renoncements. Et quand ils ne la trouvaient pas, ils l’inventaient.


C’est ainsi que, en ce jour de mélancolie passagère, un souvenir me vient. Il date d’une rencontre de 68. Je le rapporte, ici, comme il peuple ma longue mémoire, en désordre.

L’homme était d’abord venu pour voir, pour sentir ces foules de jeunes qui, tenaces et joyeuses, battaient le pavé parisien avec une détermination qui le surprit. Puis, il avait compris qu’il lui fallait s’accorder à leur constance, être des leurs. C’est qu’il avait fini, le bougre, par prendre goût à ces déambulations presque quotidiennes des premiers temps de mai. Il s’était senti peu à peu faire partie d’un mouvement et le plaisir était venu, celui qui naît de la certitude de vivre une brisure dans le continuum du temps, dans sa propre histoire aussi. Ce qui l’avait frappé dans le côtoiement de ces jeunes que d’habitude il fréquentait peu, c’était ce désir de liberté qui, non seulement, les habitait, mais qu’ils savaient communiquer à qui, comme lui, avait sur eux l’avantage et l’inconvénient d’avoir tutoyé l’histoire, la grande, à leur âge mais dans des circonstances nettement plus tragiques. Car, résistant à dix-sept ans, il en avait désormais cinquante, l’âge d’être leur père – un père certes qui tenait encore la distance et, quand il le fallait, pouvait courir vite.

L’événement l’avait surpris à un moment de sa vie où, les perspectives de transformation sociale auxquelles il avait longtemps cru s’étant refermées, il pensait en avoir fini avec le vieux rêve. Par découragement, non par reniement, puisqu’il continuait, cela dit, de fréquenter quelques cercles minoritaires de dissidents, ceux de Socialisme ou barbarie, notamment.

Après l’occupation, la Sorbonne devint son point de ralliement. Avant le 14 mai 1968, il n’y avait jamais mis les pieds. Prurit d’ouvriériste, sans doute. Les temples de la culture institutionnelle et du savoir codifié lui faisaient un peu peur. Mais là, dans le joyeux bordel qui y régnait, il se sentit vite, sinon à son aise, du moins faire partie du décor, un décor qui lui convenait. Au point de s’enhardir à fréquenter les nombreux groupes de discussion qui y fleurissaient spontanément. Là, dans ce maelstrom de rencontres improvisées, désordonnées, de la cour d’honneur de la Sorbonne, il se surprenait lui-même, plutôt discret par nature, à intervenir avec allant dans les débats du moment. Toujours il se présentait comme artisan-ouvrier du Livre et toujours il sentait que cela lui conférait une sorte d’aura. À vrai dire, c’était la première fois qu’il éprouvait à ce point cette incroyable sensation d’exister réellement comme prolétaire devant un auditoire composite. Et ça le touchait. Dès lors, il se sentait pouvoir dire ou faire ce qu’il n’avait jamais osé dire ou faire. Il se sentait aussi pris au jeu d’une sorte de séduction maîtrisée, retenue, où tout passait par la parole. L’ouvrier lettré qu’il était connaissait le pouvoir des mots, mais il ignorait qu’il savait aussi en jouer. Ce fut là qu’il apprit cela. Entre la statue d’Hugo au drapeau noir et celle de Pasteur au drapeau rouge (ou le contraire). C’est là que, lycéen, je l’avais connu et c’est cela que, de lui, j’appris plus tard.

D’un coup, son monde avait rajeuni. En apparence, bien sûr, mais l’apparence faisait partie du jeu. Du jeu, oui. Car il s’agissait bien de cela, à ses yeux, d’un Grand Jeu qui l’acceptait et où il tenait son rôle, avec chaque fois plus de maîtrise. Il aimait les corps jeunes qui l’environnaient. Il trouvait que les femmes étaient belles. Il était vivant. Jamais il ne s’était senti plus à l’aise avec l’idée qu’il se faisait de la vie, du moment vécu, des dérives et des débordements qu’elle rendait possibles. Son avantage, il en convenait, c’était son âge, un âge qui permettait ce qu’il s’était toujours interdit du temps de sa jeunesse empêtrée dans les codes d’une époque. C’est en cela qu’il comprit que, pour lui, cette révolution était une révolution des corps, et plus largement du désir. Et ce désir, il se l’accordait. Dans un jeu de regards, dans un geste, dans un mouvement. Ce monde en ébullition où il s’était inclus, il le vivait comme une revanche, comme un juste retour des choses, comme une belle aventure, comme la découverte d’une idée simple que toutes les insurrections du passé avaient sans doute pressenti sans se l’avouer : il n’est d’expérience révolutionnaire possible qui fasse l’impasse sur la question du désir.

Fin mai, peu de temps avant la chute de la Sorbonne, en partant en cortège vers une destination inconnue, accompagné d’une émeutière de ma bande, je l’avais retrouvé dans la petite foule qui s’était mise en mouvement. Nous avions évoqué, sans dramatiser, le moment incertain que nous savions vivre.
– On t’a entendu parler de Socialisme ou Barbarie dans la cour de la Sorbonne, lui dis-je. On aimerait, si ça te dit, en savoir plus sur ton histoire.
– Il sera toujours temps après la défaite…
– Quelle défaite ? dit l’émeutière. On aura vécu le temps des rêves, c’est déjà bien, non ?
– Sûrement… C’est comme ça qu’il faut prendre les choses. Aucune défaite n’en est vraiment une quand on a pressenti l’impossible.
– Tu t’appelles comment ? enchaînai-je. J’aimerais qu’on se revoie.
– Gut…
– Gut pour Gutenberg ?
– Non, pour Guterman, mais je suis aussi artisan imprimeur.

C’est alors que les flics nous dispersèrent et que Gut reflua vers la Sorbonne. Il savait que le temps d’en profiter encore un peu était compté. La fatigue viendrait après.

Bien sûr, nous nous revîmes, et souvent. Il fut l’un des nombreux passeurs de rêves que j’eus l’avantage et le bonheur de fréquenter.


Pourquoi ce souvenir me vient-il en temps de fatigue ? Parce que la mélancolie s’en est mêlée, et que c’est là ce qui fait son charme et sa force. Elle déplace le centre de gravité du désarroi où nous plonge ce présent apparemment bouché.

Ce qui, en ces temps maudits, nous consume à petits feux, c’est indéniablement ce pesant sentiment qui naît de l’accablement général qui, après la belle irruption de la furia Gilets jaunes, semble s’être de nouveau emparé des pauvres, des sans-grades, des petits, des laissés-pour-compte, des loqueteux de la survie toujours plus diminuée. Ce n’est pas là vérité d’époque, mais vérité d’évidence historique. Quand la misère devient la seule réalité palpable d’une vie réduite à la quête permanente de sa subsistance, sa gestion relève, comme la répression policière, d’une méthode de « gouvernance ». L’inflation, qui est de surcroît une entreprise spéculative de grande ampleur, n’a au fond d’autre objet que celui-là : étouffer toute velléité de résistance sociale sous la peur obsessionnelle du comment finir le mois. Il suffira, pour le reste, de maintenir l’offensive antisociale à un niveau acceptable, en lâchant ici ou là quelques primes ou bons d’essence. Pour le reste, la matraque et le LBD feront taire les chômeurs encore récalcitrants et les futurs retraités à soixante-cinq ans qui se mobiliseront pour défendre ce qu’il leur restera de droits après la flopée de 49-3 qui les en aura privés. Simple comme tout pour un macronard de base darmano-borné.

Il se pourrait que l’on perde son temps à tenter de saisir la vérité d’une République de coquins qui a sombré, depuis longtemps, dans une sorte d’illimitation de son pouvoir de nuisance. On sait tout du malheur social qu’elle génère. Comme on sait tout, et plus, de l’infinie pourriture du système médiatique qui la légitime en nous interprétant ses diverses et concomitantes partitions – légitimiste, démocrate nez pincé, droitarde, fascistoïde, etc. On sait de même que cette sombre époque, qui produit à la vitesse d’un tweet – et massivement – du faux sans réplique et des débats aussi truqués que feintes sont les colères qu’ils provoquent, ne déconcerte plus que les humanistes qui pensent encore que le système de merde qui l’a accouché peut être régénéré. On sait enfin que l’intelligentsia a disparu comme corps pensant séparé puisque, désormais, chacun pense au même étiage et avec le même soubassement : l’éditorialiste du journal de référence, le néo-dignitaire du Collège de France et Apolline de Malherbe. Le rien, pour tout dire, s’épaissit à vue d’œil, mais l’œil est aveugle. Nous rêvons toujours petit dans les limites du supposément intangible.

Ne reste, sur les marges du temps, que l’éloge de la pensée fugueuse, celle qui, comme elle peut, refuse de se laisser enfermer dans l’impasse du présent perpétuel qui nous cerne et nous lobotomise, en apprenant des saines subversions d’hier et en en cultivant leur indispensable mémoire. Pour s’arracher à la banalité d’un réel façonné par l’ignorance d’une élite qui n’a de grand que la détestation, époumonée ou plus souvent silencieuse, qu’elle s’attire.


La mélancolie, nos mélancolies – oserais-je dire – viennent de là, du total déphasage que nous ressentons entre le réel et ses apparences, le visible et l’invisible l’infini malheur des sujets et l’obscène confort des puissants. Passive et esthétique, cette mélancolie ne mène qu’à se conformer au désordre du monde par dégoût ou par retrait. Active et rageuse, elle sublime les défaites et apaise la fatigue.

La dernière fois que je le vis, Gut, je le savais mal en point. Quand, au bout de ses réminiscences, il me raccompagna jusqu’à la grille de son jardin de Dourdan, il n’omit pas de me faire l’accolade et, dans un murmure, de m’offrir ces mots qui n’ont rien perdu pour moi de leur substance : « Il n’y a de vraie vie, camarade, que dans l’esprit de celui qui, son existence durant, n’a cessé de rêver de la changer en transformant le monde. Il n’y a rien d’autre à savoir. » Il était l’heure de se dire adieu. Quand la grille se referma, je ne me retournai pas. Je savais que j’avais vu Gut pour la dernière fois. Et c’est, je l’avoue sans m’en excuser, une douce mélancolie que j’éprouve, en ce jour de fatigue, à me remémorer sa forte présence.

Freddy GOMEZ


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