A Contretemps, Bulletin bibliographique
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L’être intime de l’Histoire
À contretemps, n° 19, mars 2005
Article mis en ligne le 4 janvier 2006
dernière modification le 14 novembre 2014

par .

■ Daniel COLSON
TROIS ESSAIS DE PHILOSOPHIE ANARCHISTE
Islam, histoire, monadologie

Paris, Manifeste/Léo Scheer, 2004, 384 p.

Dire que Daniel Colson aime à manier le paradoxe ne semble pas exagéré. Cette disposition d’esprit l’avait déjà poussé à composer, il y a trois ans, un Petit lexique philosophique [1] ouvert à tous vents où, de Leibniz à Deleuze, en passant par Spinoza, Nietzsche, Simondon et Tarde, il s’attachait à traquer des « affinités secrètes » éclairant, comme autant de fulgurances collatérales insoupçonnées, la pensée libertaire « proprement dite », celle que fondèrent, parfois contradictoirement, Proudhon et Bakounine. Cette vision subjective d’une anarchie multiple et débordant de ses frontières suscita alors quelques débats [2], mais personne, à notre connaissance, ne mit en cause le principal mérite, évident, d’un Petit lexique qui donnait tant à penser.

Avec ces Trois essais de philosophie anarchiste , qui en réalité n’en font qu’un, D. Colson persiste et signe. Même ambition, même exigence, même approche néo-monadologique, même maniement du paradoxe au service, cette fois, d’une profonde réflexion sur l’Histoire, ses discontinuités, ses résonances et son récit.

L’ « inspiration première » de l’anarchie

« L’histoire de la pensée et du projet libertaires, écrit D. Colson, est homologue au problème que ce livre voudrait traiter. [...] Cette histoire est placée sous le signe du multiple, du disparate et du singulier, de la discontinuité et de la répétition du différent, mais dans un rapport où chacune de ses manifestations inclut, annonce et répète toutes les autres ». Réduite à l’échelle du temps, cette histoire court, pour D. Colson, sur « trois grandes périodes » : celle de « son apparition comme courant de philosophie politique » (1840-1864) ; celle de son identification au mouvement ouvrier (1864-mai 1937) ; celle de son renouveau à la fin du XXe siècle, après trente ans de traversée du désert et « à une époque où un peu partout dans le monde renaissaient pour quelque temps les espérances d’une transformation radicale de l’ordre des choses ». Pratique pour l’historien, cette datation ne saurait dire, cependant, l’essentiel de cette histoire : le flux, l’attraction, le hasard, le sensible, les liens (fugitifs et intimes, dirait Bakounine) qui transcendent la chronologie et font que, d’une époque à l’autre de son existence, s’opèrent des transitions et s’ouvrent des passages où se recrée éternellement « l’inspiration première » de l’anarchie : « construire, de façon volontaire, de l’intérieur des choses et des situations, un monde pluraliste où les êtres, en s’associant, et sans jamais renoncer à leur autonomie première (pourtant si fragile et éphémère), ont la capacité de se libérer de la servitude ». Ainsi, D. Colson a évidemment raison d’insister sur le fait que la mission de Giuseppe Fanelli, l’envoyé de Bakounine en terre d’Espagne, en 1868, permit au « premier noyau anarchiste espagnol [de] s’empare[r] immédiatement et de manière durable d’une pensée et d’un projet dont manifestement il possédait déjà toute la puissance et les prérequis, et qui trouv[a] dans l’étrangeté de la langue l’expression de cet autre qu’il portait en lui-même ». Car Fanelli ne parlait que l’italien ou le français et ses interlocuteurs ne comprenaient que l’espagnol. Il n’empêche que le courant passa, et il passa, contre toutes les rationalisations historiques, par « affinité » et dans l’ « intimité affective » que créa ce très curieux événement. « À la manière, précise D. Colson, d’une révélation ou d’un coup de foudre amoureux. » Comme si l’énergie de cet homme, dont aucun interprète ne traduisit jamais les propos, donnait « sens et puissance » – et pour longtemps – à l’Idée anarchiste dont s’était déjà emparée des ouvriers espagnols.

« De cette rencontre mystérieuse que l’on peut étendre à tous les êtres et que ce livre voudrait explorer, poursuit D. Colson, découle une conséquence importante pour comprendre la discontinuité de l’histoire du mouvement et de la pensée libertaires, mais surtout pour comprendre l’importance du troisième moment de l’anarchisme, non seulement de sa résurrection philosophique à la fin du XXe siècle, mais également de sa nouvelle invention, de sa capacité à répéter les deux moments précédents, à non seulement leur redonner sens et puissance, mais à multiplier ce sens et cette puissance, à les autoriser à se redire l’un à l’autre ce qu’ils s’étaient déjà dit mais aussi ce qu’ils avaient tu, ignoré ou seulement pressenti et que seule une résurrection pouvait faire surgir, en attendant la série des renaissances et des répétitions à venir. » On excusera la longueur de la citation, mais elle nous semble résumer à merveille le point de vue, très original et quelque peu critiqué, qu’adopte, de livre en livre, D. Colson sur le rapport entre anarchisme et post-modernité. Ce « troisième moment » de l’anarchisme, c’est celui où nous sommes, ce temps qui naît dans « le bonheur » de Mai-68 et qui court jusqu’à « la tristesse et l’angoisse » d’aujourd’hui, un temps où recule l’hégémonie des marxismes concurrents, un temps où, se ré-alimentant au nietzschéisme « de gauche » d’un Deleuze, « le feu d’une pensée émancipatrice oubliée depuis longtemps » éclairerait, désormais, de nouveaux possibles. Il n’importe pas, dans le cadre de cet article, de débattre de la validité théorique de cette vision colsonienne du « troisième moment de l’anarchisme », mais d’en retenir la démarche, extraordinairement ouverte et, ce faisant, volontairement déroutante.

Ainsi, partant de l’anarchisme, ces Trois essais s’en écartent assez vite, en apparence du moins, pour embarquer le lecteur dans une traversée au long cours, où il sera question d’islam et d’historiographie arabo-musulmane, d’Hannah Arendt, du duc de Saint-Simon, de Proust, de Kafka, de 1848 et de la Commune de Paris.

Histoire, dogme et récit

C’est, à n’en pas douter, un bel hommage que l’auteur des Trois essais rend à l’historien marocain Abdallah Laroui en plaçant son livre, « difficile mais passionnant » Islam et histoire [3], au centre de sa réflexion. C’est aussi un pari, car D. Colson n’ignore pas que cette référence risque de « rebuter » le lecteur, brutalement confronté à des concepts, « forcément étranges et étrangers », nés de traditions globalement ignorées par lui. Et, de fait, cette navigation entre fiqh, hadîth, wâsita, khabar et dawla suppose un véritable effort, non pour tout comprendre (soyons modestes), mais pour saisir les échos, philosophiques mais aussi poétiques, que leur fréquentation induit.

« Dans Islam et histoire, précise D. Colson, l’adversaire principal d’A. Laroui n’est pas d’abord la tradition mystique de l’Islam, mais, au contraire, pourrait-on dire, une tradition religieuse ritualiste et atemporelle qui, par ses textes et ses procédures de lecture, refuse tout imprévu, toute nouveauté, tout événement singulier ou circonstanciel (par définition) et, à travers cette notion d’événement, toute histoire, c’est-à-dire tout caractère relatif des faits et des choses. » Contre cette tradition du hadîth, a-historique, autoritaire, dominante et exacerbée chez les « fondamentalistes » d’aujourd’hui, A. Laroui se réfère, lui, à l’autre tradition arabo-musulmane, celle du fiqh, ouverte à la rationalité historique et au jugement critique, dont l’expression la plus connue se trouve sans doute dans l’œuvre d’Ibn Khaldûn.

Si le combat intellectuel de l’historien marocain contre « l’adversaire principal » – l’intégrisme des compilateurs de textes sacrés – mérite soutien et sympathie, il n’explique pas, bien sûr, à lui seul, l’attention que D. Colson prête à son ouvrage. C’est qu’il y trouve une réflexion générale sur le concept d’histoire, sur l’approche et le récit historiques, sur le métier d’historien qui entre en résonance – parfois paradoxalement, mais on sait que notre auteur cultive le paradoxe – avec cette idée éminemment colsonienne que l’Histoire ne « peut prétendre à la connaissance » que si elle prouve « sa capacité à saisir les êtres passés, en s’emparant d’eux et en étant pris par eux, en les affectant de ce qu’elle est et en étant affectée par ce qu’ils sont ».

Il fallait, sans doute, beaucoup de culot à D. Colson pour oser relever les dilemmes et les ambivalences qui, précisément parce qu’ils existent, font, à ses yeux, la richesse intellectuelle d’Islam et histoire. Et d’avantage encore (de culot) pour tirer de ce regard arabo-musulman sur l’Histoire, d’audacieuses connivences avec le rapport singulier que l’anarchisme entretient avec sa propre histoire, et plus généralement avec le temps [4]. Ainsi, écrit D. Colson, « dans la tradition du khabar arabo-persan, l’événement passé a disparu complètement, comme événement passé. Mais parce qu’il peut revenir dans l’expérience présente, en particulier à l’occasion du récit qui en est fait, il est toujours présent, toujours là ». Le récit contre le dogme, en somme, ce dogme aux deux visages (Dieu et la Science) établissant les lois calendaires de l’histoire monumentale dont parle Nietzsche, ses codes, ses images, ses mises en scène et ses oublis. Avec la même volonté normative et exclusive. Si l’objectivité historique dont les historiens font profession n’existe pas, comme le pense D. Colson, si elle n’est finalement qu’une subjectivité qui s’ignore, en quoi, alors, le récit qu’elle propose pourrait-il, mieux qu’un autre, « saisir l’irruption d’événements imprévus et imprévisibles, dotés de leur propre temporalité, de leur propre histoire » ? Il ne le peut pas, et c’est aussi sur cette incapacité de l’histoire scientifique que semble bien déboucher le questionnement d’A. Laroui. Comme si, se dérobant toujours aux historiens, l’être intime de l’Histoire s’ingéniait, en somme, à résister à leurs méthodes, calendriers et procédures.

Pour D. Colson, en tout cas, la cause est entendue, c’est du côté du al-khabar ‘an (« on raconte que... ») des récits historiques de la tradition arabo-musulmane et de « la (soi-disant) mauvaise part de fiction qu’ils contiennent inévitablement (ou heureusement) » que, perdant sa majuscule et son singulier, l’Histoire accède au « sensible » et ouvre sur les « histoires en devenir » que le passé porte.

Au-delà du visible, « une histoire intime »

Parlant de Dangeau, un chroniqueur de son temps et de la Cour de Louis XIV, Saint-Simon eut ce méchant mot : « Il ne savait rien au-delà de ce que tout le monde voyait. » Pour savoir, pensait le duc, il fallait, solitairement, exercer son regard à voir non le visible, mais le caché, l’intime d’une époque, avant de s’attacher à la mettre en mots, en littérature. Qui niera que les Mémoires d’un Saint-Simon nous en apprennent bien davantage, en creux, sur la « bonne société » de ce siècle que les chroniques d’un Dangeau, par ailleurs oubliées ? « Cette vérité de la fiction, souligne D. Colson, une vérité relative dirait Laroui, relative à chaque artiste, mais comme l’histoire dont Laroui se réclame lui-même, n’a évidemment rien de métaphorique ou de symbolique. » Elle dit chaque fois le réel, celui de Saint-Simon, de Proust, de Kafka, un réel reflété « dans le miroir vivant des mondes où ils vivaient et des mondes qui les constituaient ». Le reste est affaire d’art. Et bien sûr, comme D. Colson, on pourrait « rêver d’un monde mieux fait où les poètes et les écrivains auraient la chance (et nous avec eux) d’avoir à dire des événements qui ne se réduisent pas à l’organisation d’un bal chez les Guermantes... » Mais ça, c’est une autre histoire.

On ne s’étonnera pas que Hannah Arendt – qui s’intéressa de près au rapport entre histoire et fiction et développa, dans une subtile étude consacrée à la Résistance [5], le concept d’ « histoire intime » – soit l’autre grande référence de ces Trois essais. Perçue comme une faille de quatre ans « dans le flux continu du temps », faille se refermant sur le retour à la vie banale des résistants, – « à l’idiotie sans poids de leurs affaires personnelles », dit-elle –, la Résistance défie l’Histoire et peine à être intimement nommée. Car, elle est bien davantage, aux yeux d’Arendt, qu’un intervalle ou un entre-deux « dans la trame du temps, des institutions et des discours ». Si « la Résistance a bien un nom propre [...], la résistance au nazisme n’a pas de nom », indique D. Colson. La première, qui relève de l’Histoire tout court, de son « cortège triomphal » (Walter Benjamin), fut « requalifiée » a posteriori. La seconde, celle qui compte vraiment, a forcément à voir avec l’intime – avec « l’affinitaire », diraient Bakounine et les anarchistes. « L’intime, précise D. Colson, c’est ce qui surgit lorsque, dans le monde moderne, la distinction entre public et privé se brouille, lorsque l’apparition du “social” détruit l’un et l’autre en laissant à “l’intime” le soin de suppléer, “de façon précaire”, le privé. »

À travers cette idée d’ « histoire intime », ce que veut nous dire Arendt, et ce que souligne très fortement D. Colson, c’est l’abolition soudaine du public et du privé dans toute levée d’armes contre l’oppression, c’est la part d’échappée belle qui préside à toute entrée en résistance active contre l’ordre des choses. Parce qu’elles relèvent précisément « de l’intimité de l’histoire », ces brèves parenthèses d’insurrection se dérobent toujours au regard des historiens. Comme autant d’ « îlots cachés de liberté » (H. Arendt), elles émergent, s’engloutissent et resurgissent. Dans un temps et un espace que le discours historique ne contrôle pas. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », écrivit René Char, poète et résistant.

L’éternel retour de l’inattendu

Analysant les poses et les attitudes des dirigeants révolutionnaires français de 1848, Marx eut, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, la formule que l’on sait : les grands événements se répètent toujours sous deux formes, en tragédie la première fois, en farce la seconde. Partant de ce trait d’ironie marxien, D. Colson conteste, en troisième partie d’ouvrage, que cette « indigente alternative théâtrale » ait quelque valeur, et, ce faisant, prolonge, dans une étonnante variation sur les « événements » révolutionnaires de 1848 et de la Commune de 1871, la réflexion d’Arendt, en tentant de répondre à la difficile question de la reprise d’héritage et du rôle que joue la tradition dans l’éternel retour de l’inattendu.

« L’histoire ne se répète pas deux fois, insiste D. Colson, mais une infinité de fois, et chaque fois de façon différente. » C’est même, précise-t-il, de cette multiplicité que naît le singulier de chaque répétition et c’est « dans le retentissement et la répétition discontinue et à venir de l’événement » [révolutionnaire] que celui-ci, chaque fois unique, rejoint une tradition et s’inscrit dans une généalogie.

Tout occupé qu’il était à penser pour le prolétariat un avenir radieux, Marx, progressiste en diable, exerça avec constance son ironie contre les encombrantes vieilleries d’une tradition révolutionnaire condamnée aux poubelles de l’Histoire. Vingt-trois ans après les « événements de 1848 » et analysant la Commune de Paris cette fois, le même Marx y décela, dans La Guerre civile en France, une « formation historique entièrement nouvelle », sans lien d’aucune sorte, en tout cas, avec une quelconque « poésie du passé » et inaugurant, au contraire, une « poésie de l’avenir » faisant table rase de « la tradition de toutes les générations mortes ».

Dans un cas comme dans l’autre, le « matérialisme historique » de Marx, volontariste, illusoire, réducteur et tranchant, ressemble étrangement, avouons-le, à cette « marionnette conçue pour gagner à tout coup » aux échecs, que décrira plus tard l’énigmatique W. Benjamin [6]. Le même W. Benjamin, trop absent à notre goût de la brillante réflexion que nous livre D. Colson, qui nota, à propos des Trois Glorieuses cette fois, que, « au soir du premier jour du combat, on vit, en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges ».

Dans la claire conscience, probablement, de suspendre l’instant révolutionnaire et de fixer cet « inattendu », auquel Marx, remarqua justement H. Arendt, n’accorda jamais « aucun égard ».

Freddy GOMEZ


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