■ Todd SHEPARD
MÂLE DÉCOLONISATION
L’ « homme arabe » et la France,
de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne (1962-1979)
Éd. Payot & Rivages, 2017, 398 p.
Dans son édition du 16 novembre 2017, l’hebdomadaire français Le Point présentait l’Algérie comme « le pays le plus mystérieux au monde », ce qui ne manqua de susciter quelques réactions, agacées ou amusées, au sein du champ médiatique outre-Méditerranée [1]. En effet, Paris n’est qu’à deux heures d’avion d’Alger, une importante diaspora originaire de ce pays s’est établie de longue date dans l’ancienne métropole coloniale [2] et, après trois années de service, Bernard Emié, ambassadeur de France en Algérie, a été nommé directeur général de la sécurité extérieure. Mais le « mystère » réside ailleurs et concerne sans doute moins les relations concrètes entre les deux sociétés que les représentations véhiculées au gré des conjonctures politiques. Ainsi, après les émeutes populaires d’octobre 1988, l’ancien militant anticolonialiste Paul Thibaud fustigeait avec véhémence l’indifférence de l’intelligentsia française pour l’Algérie indépendante [3]. Revenant sur le conflit meurtrier des années 1990 opposant des groupes islamistes aux forces gouvernementales, l’historien Benjamin Stora parla de « guerre invisible », notamment en raison de la censure étatique [4].
Indifférence, censure, sans oublier la rareté des travaux en sciences sociales [5] – par contraste avec l’abondance relative des essais journalistiques [6] –, concourent certainement à épaissir le « mystère » des rapports franco-algériens le plus souvent perçus à travers les prismes de la « passion » ou du « secret » dans le champ éditorial. Ce qui a pour effet de mettre en exergue l’extériorité de ces représentations, caractérisées par un certain orientalisme [7], pour un espace et des acteurs qui relèvent toutefois de la proximité voire de l’intimité. C’est d’ailleurs dans une étude classée « secret », commandée en 1976 par le cabinet du Premier ministre Jacques Chirac, que l’on peut lire que « l’immigré joue le rôle d’un support de projection de la peur, mais également des désirs » des Français (p. 277). Une décennie après la transformation de la France par l’indépendance algérienne [8], l’immigré était alors spontanément associé à l’homme « arabe » – bien que tous ne parlaient pas cette langue, loin de là –, à l’homme algérien, à l’heure de l’invisibilité des familles et femmes algériennes [9]. C’est cette connexion intense et durable que souligne l’historien Todd Shepard dans son livre enthousiasmant qui propose de montrer « le rôle central [que] jouèrent les références aux Arabes et à l’Algérie [dans] les controverses françaises autour du sexe » des années 1960 à 1970 (p. 20).
Cette démarche s’inscrit dans la continuité d’un ouvrage collectif consacré à la « récurrence obsessionnelle du sexe et de l’effroi » dans les représentations du conflit algérien [10]. Elle fait plus largement écho aux travaux qui, depuis quelques années déjà, connectent les questions impériales, raciales ou de genre pour l’histoire contemporaine de l’Europe [11]. Mais l’apport de Mâle décolonisation réside principalement dans sa tentative de lier l’analyse de deux révolutions – arabe et sexuelle – et de porter son attention à la fois sur les productions issues de l’extrême gauche et de l’extrême droite françaises.
Orientalisme et orientalisme à rebours
Todd Shepard parle d’ « érotisme de la différence algérienne » afin d’expliciter la façon dont les Français appréhendaient « les frontières mouvantes de la nation et de l’identité » après 1962 (p. 21). L’historien pointe ainsi l’importance de la matrice coloniale dans les débats français postérieurs à l’avènement de l’Algérie indépendante ainsi que la « place à part » occupée par les ressortissants de ce pays. Ce statut particulier transparaissait aussi bien dans les rapports étatiques portant sur les travailleurs immigrés que dans la littérature militante contribuant davantage à politiser la question de l’immigration arabe. Les « gauchistes après Mai 68 » (p. 25) s’appropriaient les représentations des anticolonialistes qui avaient fait de « l’homme algérien “révolutionnaire” ou héroïque une incarnation de la masculinité ». Il s’agissait de montrer que les « Arabes pouvaient être des modèles et des alliés » dans les luttes anticapitalistes ou anti-impérialistes – même si cet engouement arabophile était loin de faire l’unanimité [12]. À l’inverse, l’extrême droite cherchait à contrecarrer cette vision idéaliste de l’Algérien afin de hâter son expulsion de l’Hexagone ou d’empêcher son installation durable, notamment à travers les unions mixtes décriées avec une grande régularité. Et, tandis que le premier camp abandonnait la figure de l’Algérien héroïque à la fin des années 1970, le second continuait à parler des Arabes et de leur sexualité présentée comme déviante ou menaçante pour l’intégrité de la nation française, préparant ainsi le terrain aux controverses ultérieures davantage focalisées sur « l’islam » et « les musulmanes ».
Cet antagonisme au masculin s’illustrait à travers la figure d’Ali Amar dit Ali la Pointe (1930-1957), présenté par Todd Shepard comme un exemple de « virilité révolutionnaire » en raison de son rôle dans la révolution algérienne au sein du Front de libération nationale (FLN) et de sa participation à la « Bataille d’Alger ». Mais c’est en grande partie grâce au retentissement du film de Gillo Pontecorvo (1966) que le personnage d’Ali la Pointe, incarné par l’acteur Brahim Hadjadj – placé en couverture du livre –, devint un symbole pour les nouvelles générations tiers-mondistes, aux États-Unis, en Europe ou ailleurs dans le monde. Une toute autre image, faisant appel aux clichés les plus racistes, fut mobilisée par le camp opposé à travers la caricature de Mohamed ben Zobi initialement publiée par Europe-Action en octobre 1964 avant de circuler plus largement dans les milieux d’extrême droite [13]. Ce personnage aux traits menaçants était décrit comme « né en Algérie, résident en France », « dangereux » et « susceptible de tuer ! violer ! voler ! piller ! etc. » Son nom même renforçait explicitement le lien entre ses origines nationales et la menace sexuelle qu’il constituait puisque « zobi » signifie « pénis » en arabe maghrébin. Cette illustration xénophobe participait plus largement d’une campagne politique lancée par les anciens partisans de l’Algérie française et visant à dénoncer « l’invasion arabe » de la France (p. 52) ou le spectre de la « France algérienne », comme l’exprimait à la même époque l’avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat à l’élection présidentielle de 1965.
Ce dernier discours, stigmatisant, s’inscrivait dans une rhétorique orientaliste telle que décrite par Edward W. Said et que Todd Shepard mentionne parmi ses références théoriques ou sources primaires aux côtés des travaux d’Alain Corbin, Michel Foucault, Tahar Ben Jelloun, Gilles Deleuze et Félix Guattari ou encore Edgar Morin (p. 27). A contrario, la valorisation de l’Arabe répondait à ce que le philosophe Sadik Jalal Al-Azm nommait « orientalisme à rebours » [14] dans sa critique matérialiste de Said à qui il reprochait de faire preuve d’idéalisme et d’essentialisme, rejoignant ainsi l’historien James Clifford [15]. Mâle décolonisation documente largement les deux facettes de l’essentialisation des Arabes, processus manichéen laissant peu de place aux expressions nuancées comme l’attestent les prises de position tranchées de courants distincts qui partageaient toutefois un même socle argumentatif. Ainsi, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) retournait le stigmate des « perversions typiques des Arabes et des musulmans » véhiculé par l’extrême droite (p. 112) pour en faire le support d’une politique radicale fondée sur la reconnaissance de groupes différents, ayant des besoins particuliers, vivant des luttes distinctes et pour lesquels il fallait établir des « liens révolutionnaires », notamment par la sexualité.
Cependant, comme le souligne Todd Shepard, « la subjectivité des Arabes » ne fut guère prise au sérieux dans les débats des milieux libéraux et homosexuels (p. 149). Cette absence de considération met en lumière la pertinence des remarques formulées par l’orientaliste Maxime Rodinson sur « le mythe de la Victime maximale » et l’ethnocentrisme paradoxal des arabophiles [16]. Ces derniers sont d’ailleurs souvent désignés par le terme « gauchistes » dans Mâle décolonisation, ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés. En effet, l’espace exploré par l’auteur se situe plutôt dans le « champ politique radical » [17] ou au sein de la « gauche radicale », c’est-à-dire à la gauche de la social-démocratie [18].
La France (post)algérienne au miroir de l’Algérie (post)française
Même si l’on peut regretter certains biais caractéristiques des travaux s’inscrivant dans le sillage des études postcoloniales – à l’instar de la réticence à l’égard de la notion d’universalisme défendue par le sociologue Vivek Chibber [19] –, l’intérêt majeur du livre réside sans nul doute dans la reconnaissance de la centralité de la question algérienne dans les débats français après 1962. Ainsi, Todd Shepard revient sur les « leçons algériennes » des militantes féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF) qui entonnaient des youyous en manifestation face aux policiers (p. 284). Mâle décolonisation fait donc entendre ces voix qui articulaient luttes antisexistes, anti-impérialistes et antiracistes, à rebours des affirmations de certains « spécialistes » – qui ne sont toutefois pas nommés par l’historien – pour lesquels « les féministes françaises ont ignoré la question du racisme » (p. 264). On ne peut s’empêcher de penser aux controverses dans le champ intellectuel consécutives à la parution d’un essai [20] tendant à « blanchir » ces militantes, en proposant un récit historique partial [21] fortement influencé par les thèses de l’universitaire Joseph A. Massad [22].
Si l’ouvrage est centré sur la séquence 1962-1979, sa conclusion s’autorise cependant une ouverture sur la période la plus contemporaine marquée par l’éviction de la figure de l’« Arabe » au profit de la « musulmane » (p. 320). Plusieurs pistes sont offertes par Todd Shepard pour rendre compte de ce déplacement dont « la crise du tiers-mondisme occidental » et la révolution iranienne, tandis que l’extrême droite, du moins celle identifiée à Renaud Camus ou Dominique Venner, brandissait la menace de l’« invasion arabe » avant celle du « grand remplacement » (p. 323). Pourtant, la démonstration aurait certainement été plus convaincante en soulignant les ambivalences de l’extrême droite qui fut – et demeure – loin d’être unanime sur ces questions ainsi que le rappelle un auteur de ce courant [23] ou des chercheurs qui en pointent les « fractures idéologiques » [24]. Le cas de la revue de la Nouvelle Droite, Eléments, est à ce titre significatif puisqu’elle a consacré en 1985 un numéro entier aux « Arabes ». Son éditorial citait favorablement l’ancien collaborateur orientaliste Jacques Benoist-Méchin tout comme le premier président algérien Ahmed Ben Bella [25]. C’est d’ailleurs à cette période que le principal représentant de cette sensibilité se réclamait du tiers-mondisme [26].
Du reste, Mâle décolonisation aurait gagné à prendre en considération non seulement les débats de la France postalgérienne mais aussi ceux de l’Algérie postfrançaise, dans la mesure du possible. Certes, l’ouvrage mobilise les productions d’auteurs maghrébins publiés en France comme Tahar Ben Jelloun ou Rachid Boudjedra pour analyser le récit de l’homosexualité « française » (p. 133) ; il restitue également « deux perspectives maghrébines » (p. 281) pour traiter du « viol comme métaphore » à travers les correspondances de personnes originaires du Maghreb publiées par le quotidien français Libération. Todd Shepard évoque d’ailleurs la rareté des « débats publics autour du viol » au début des années 1970 et la volonté du « nouveau mouvement féministe post-soixante-huitard » de briser ce silence (p. 269). La situation était-elle comparable outre-Méditerranée ? Quelques années après la mobilisation des féministes algériennes contre le Code de la famille au début des années 1980 [27], l’hebdomadaire Algérie-Actualité, prisé par les intellectuels de ce pays, a publié une longue lettre signée par « une victime de viol » qui tient à situer son cas en 1987 et à Alger : « Pas en temps de guerre ni d’esclavage, pas en forêt ni sur la plage, ni à l’aube ni la nuit, ni dans un lieu mal famé ni au bal, ni en 1957. » [28] La publication de ce témoignage dans la rubrique « courrier » donna lieu à quelques réponses, masculines, dénonçant la « dégradation des mœurs » ou les « tenues de nos étudiantes » en guise d’explication [29]. La seule expression de franche solidarité provenait d’une autre femme qui posait elle aussi la question de l’autodéfense – au besoin armée – face à ces « obsédés sexuels » ou « rebus de l’humanité » [30].
Cette amorce de discussion montrait les possibilités, même limitées, de poser publiquement la question du viol dans l’Algérie postfrançaise et non plus pour le seul conflit de décolonisation [31]. En effet, la victime a tenu à se démarquer de l’année 1957, celle de la « Bataille d’Alger », pour mieux rompre avec « le temps de la France » [32], quelques mois après la célébration du vingt-cinquième anniversaire de l’indépendance. Ainsi, l’exploration des modalités de circulation des débats et pratiques entre les deux sociétés, dans des perspectives diachronique et synchronique, ouvre des pistes de recherche stimulantes à condition de prendre au sérieux les productions issues des milieux officiels ou oppositionnels, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite. L’étude des résonances proprement algériennes du procès de Klaus Barbie constitue un autre exemple de ces interactions postcoloniales chargées d’ambiguïtés, tout comme celui des affrontements entre intellectuels français dans les années 1990, opposant les « éradicateurs » – partisans d’une solution sécuritaire – aux « réconciliateurs » – favorables à un compromis politique avec les islamistes algériens.
Nedjib SIDI MOUSSA