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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Revue des livres et des revues
À contretemps, n° 32, octobre 2008
Article mis en ligne le 20 septembre 2009
dernière modification le 7 décembre 2014

par F.G.

■ AMIGOS DE LUDD (Los)
LAS ILUSIONES RENOVABLES
La cuestión de la energía y la dominación social

Bilbao, Muturreko Burutazioak, 2007, 240 p.

Pour qui s’intéresse à la critique anti-industrielle, « Los Amigos de Ludd » – « hybride collectif produit de la double tradition libertaire et anti-progressiste », comme il se définit lui-même – demeure, par la qualité des textes qu’il produit depuis 2001, un des points de passage obligé. Une fois encore, ce recueil d’essais autour « de la question de l’énergie et de la domination sociale » atteste de la pertinence de ses analyses. On y trouve également une critique impitoyable des « illusions renouvelables » portées par un discours écologique -déjà « colonisé, il y a trente ans, par la logique possibiliste » et concordant pleinement, aujourd’hui, avec celui de l’État et du capital. Des huit essais qui composent ce « guide critique des lieux communs » du modèle énergétique et social dominant, l’un d’entre eux -– « Utopistes et anarchistes face au contrôle de l’énergie » – développe une thématique curieusement peu abordée. « En ce qui concerne le phénomène de l’industrialisation, est-il justement précisé, les penseurs et agitateurs sociaux du XIXe siècle adoptèrent une position presque toujours héritée du progressisme scientifique et technique. » Globalement, la tradition anarchiste n’a pas échappé non plus à cette croyance « industrialiste », même s’il existe également, en son sein ou sur ses marges, un « contrepoint » anti-productiviste fort. C’est cette ligne de fracture qui est explorée ici – et opposée à l’unicité marxiste (social-démocrate et léniniste) sur la question -– à travers une lecture comparée des postulats contradictoires de Kropotkine, de Malatesta et, plus largement, de l’anarchisme ibérique. Aux dires du (ou des) auteur(s) de ce texte, cette contradiction n’aurait pas été résolue par l’anarchisme contemporain, dont Murray Bookchin représenterait le versant « industrialiste » dominant et John Zerzan la très minoritaire – et caricaturale – face « primitiviste ». On pourra toujours contester cette vision réductrice de l’anarchisme et lui opposer un point de vue plus nuancé s’appuyant sur les débats qui l’agitent – autour de la décroissance ou de la critique du travail, notamment –, il n’empêche que la critique développée par « Los Amigos de Ludd » – sur cet aspect bien particulier du problème, mais aussi sur d’autres – offre l’extrême avantage de provoquer la réflexion, ce qui est toujours salutaire.

Alice FARO

BERTHAUT, Jean
PARISQUAT
Des squats politiques à Paris 1995-2000

Lyon, Atelier de création libertaire, 2008, 272 p., ill.

Ce livre d’entretiens -– une dizaine – avec d’anciens participants au mouvement parisien des squats constitue une évocation vivante de cette aventure existentielle qui fonda une pratique politique radicale issue de l’après-68. La période évoquée -– 1995-2000 – ne fut pas, il est vrai, la plus florissante en matière de squats, mais plutôt son chant du cygne. Il n’empêche, partant du principe que l’on ne parle bien que de ce que l’on a vécu, Jean Berthaut, qui fut un protagoniste impliqué de cette période, voulait en laisser trace collective. Ne serait-ce que parce qu’elle fut, écrit-il, l’une des « plus riches de [sa] vie ». Cette « saga » épouse donc le témoignage de quelques-uns – garçons et filles -– de ses participants. Au fil des mots, pointe, malgré les aigreurs et les déceptions, un certain bonheur d’avoir tenté, en une époque de triomphe incontesté du fric et de l’individualisme, de se réapproprier des espaces de vie libérés de la marchandise et de la domination. Bien sûr, derrière cette nostalgique évocation, affluent les critiques sur le fonctionnement même de ces zones temporairement autonomes, où les conflits de pouvoir et la violence quotidienne brisèrent quelques illusions.Complétés, en préface, d’une « petite histoire des squats » à travers les âges et les continents et, en fin d’ouvrage, d’un précieux « glossaire », d’une recension de quelques squats parisiens ayant fleuri dans la période concernée et d’une chronologie des années 1990, ces témoignages, entrecoupés de nombreux documents d’époque et d’illustrations, offrent, en somme, un tableau assez complet et non complaisant de cette dérive en illégalisme contemporain.

Gilles FORTIN

■ PORTIS, Larry
HISTOIRE DU FASCISME AUX ÉTATS-UNIS
Paris, Éditions CNT-RP, 2008, 328 p., ill.

Pour Larry Portis, l’histoire des États-Unis repose sur une « énigme ». Se voulant le pays de la « liberté » par excellence, il est aussi, nous dit-il, « celui où la conformité et la répression sont solidement ancrées dans la culture politique ». C’est donc à une exploration des contradictions qui fondent cette énigme que ce livre nous invite, à travers une étude très documentée des « tendances réactionnaires » états-uniennes. Dès ses origines -– la guerre pour l’indépendance (1776-1781) et sa création juridique (1787) -–, l’État nord-américain se structure, en effet, autour de deux « tendances contradictoires » : la revendication « obsessionnelle » de ses intentions démocratiques et l’émergence, puis la consolidation, d’une « idéologie nationaliste » reposant sur l’idée, communément admise et déclinée, d’une destinée particulière. Menée tout au long du XIXe, la politique de destruction systématique – « génocidaire », écrit L. Portis – des minorités ethniques indique rapidement que si « le “destin” des Américains est d’apporter la liberté et la civilisation au reste du monde », celui des Indiens « fut de disparaître ». De la même façon, par l’usage massif de l’esclavage dans le sud des États-Unis, sa perpétuation, pendant de longues années, après la victoire « nordiste », en 1865, et par la pratique – légale – de la ségrégation raciale, le destin des « Nègres » fut de subir, plus d’un siècle durant, les pires humiliations et la surexploitation la plus éhontée. L. Portis a le mérite de situer ces deux éléments, constitutifs de l’histoire de la nation, dans le processus capitaliste de son développement – commercial et industriel. La quête de nouveaux territoires exigeait, logiquement, d’en chasser les Indiens ; la culture expansive du coton, de disposer d’une main-d’œuvre « nègre » corvéable à merci. « Le fameux “pragmatisme” – combinaison d’utilitarisme et d’esprit pratique –, est, note L. Portis, l’une des caractéristiques majeures de la culture états-unienne, avec le fatalisme. » Autrement dit, qu’importe qu’on casse les œufs si l’omelette est bonne ! Le puritanisme protestant fonda un état d’esprit parfaitement adapté, nous dit L. Portis, aux exigences d’un capitalisme soucieux de faire des États-Unis sa « terre promise ». Le fait est que cet imaginaire de « peuple élu » se transmit, de flux migratoire en flux migratoire, à des populations venant d’ailleurs, mais finissant par se fondre, plus ou moins rapidement, dans un même moule idéologique. C’est sans doute là une des spécificités majeures de cette histoire, qui fait des États-Unis un monde à part. Sur tous ces aspects, l’étude de L. Portis est très riche d’informations et d’analyses. Sur d’autres aussi, d’ailleurs : l’émergence de la question sociale, des « Molly Maguires » aux IWW ; la criminalisation des dissidences sociales ; l’ascension graduelle d’une mentalité anti-rouge. Là où la démonstration pèche un peu, c’est quand elle opère un lien systématique entre ces manifestations antisociales, promues et financées par le grand capital, et le fascisme. Au point de risquer l’anachronisme en qualifiant de « fascisants » certains procédés ultra-autoritaires, comme la répression des « Molly Maguires »… en 1870. À ce train-là, on pourrait aussi dire que Thiers préfigurait le fascisme ! Cette dérive sémantique est d’autant plus curieuse que L. Portis insiste, à plusieurs reprises, sur la nécessité de s’en tenir à une « définition claire » du fascisme, en proposant celle-ci : « mode de contrôle politique autoritaire qui émerge dans les sociétés industrielles capitalistes en réponse à une crise économique ». Il ajoute, par ailleurs, avec pertinence : « La brutalité et l’autoritarisme sont des caractéristiques du fascisme, mais le fascisme est tout autre chose. » S’appuyant sur les travaux de l’essayiste libertaire George Seldes (1890-1995), dont il est un spécialiste, L. Portis consacre deux chapitres de son livre au vrai fascisme -– celui qui, sous diverses formes, prit le pouvoir sur le Vieux Continent, au long des années 1920-1930, et qui, sans le prendre, prospéra aux États-Unis, à travers des organisations paramilitaires, comme la Black League ou l’American Legion, soutenues et financées par des barons du capitalisme de la taille de Henry Ford ou de la presse, comme Randolph Hearst. Le lecteur en apprendra beaucoup sur cette période de tous les dangers où, comme l’écrivit Sinclair Lewis, « avec la peur, disparut la fierté ». Multiforme, le fascisme états-unien, que d’aucuns possédants interprétèrent alors comme un nouveau pragmatisme, conditionna bien des esprits et inspira quelques tabassages ou assassinats de militants ouvriers. Dans l’ombre, certes, mais une ombre portée par l’air du temps. On pourra, bien sûr, reprocher à L. Portis de surestimer le danger fasciste aux États-Unis, en accordant, par exemple, par trop d’importance aux menées conspiratrices auxquelles se livra la Liberty League dans la perspective d’un coup d’État contre Roosevelt, en 1934. Au fond, on peut douter que l’instauration d’un régime fasciste ait, sérieusement, été à l’ordre du jour, aux États-Unis, ce qui n’infirme pas que le fascisme ait structuré, alors, idéologiquement, une bonne partie de la droite autoritaire, du patronat, de la hiérarchie catholique et de certains médias. Sur ce point, L. Portis a sans doute raison : la prétention de ce fascisme-là à se cristalliser en « parti politique populiste national » a existé, avec certaines possibilités, sinon de succès, du moins d’influence, y compris dans les hautes sphères de l’appareil étatique. Reste qu’au sortir de la guerre, la bannière étoilée flottait comme le symbole -– admiré – de la démocratie triomphante et que les affaires qui n’avaient pas cessé – au contraire – reprirent de plus belle. Nous entrions dans un autre temps, celui de la consommation triomphante comme arme à longue portée dans le cadre d’une « guerre froide », avec quelques épisodes chauds, de quarante ans. Comme L. Portis, on peut voir dans l’éternel renouveau de l’idéologie autoritaire – la chasse aux sorcières, le reaganisme, le bushisme – une permanente attirance pour une forme de fascisme non assumé. Il n’est pas sûr, cependant, que cela suffise à éclairer notre lanterne sur les faits et gestes d’un Empire où le capital est, certes, roi, mais qui sait développer, en son sein, les illusions nécessaires à sa pérennité. Après tout, rien n’interdit désormais de penser qu’un Barak Obama veillera bientôt à cette « destinée » américaine, dont un des fondements fut l’esclavage. Malgré ces quelques réserves, il est inutile de préciser que la lecture de cette Histoire du fascisme aux États-Unis -– qui est plutôt une analyse de ses droites réactionnaires – se révèle indispensable sur le sujet.

Freddy GOMEZ

■ RUTÉS, Sébastien
LE LINCEUL DU VIEUX MONDE
Préface de Paco Ignacio Taibo II
Marseille, Éditions L’Écailler, coll. « L’Atinoir », 2008, 176 p.

Dans ce Paris fin de siècle qui peaufine son Exposition universelle, les temps sont à l’optimisme et à l’unité nationale. Il faut oublier l’affaire Dreyfus – et les fractures qu’elle a produites – et communier dans le culte de l’infini progrès. La grande presse s’en charge, s’enthousiasmant à longueur de colonnes sur cette Belle Époque en gestation. Mais, comme chacun sait, quand tarde l’adhésion au consensus dominant, la découverte d’un ennemi intérieur allège immédiatement de quelques pesanteurs et résistances. Cette figure obligée du contrôle social – toujours et encore d’actualité – sert même précisément à cela. Quelques années à peine après que des propagandistes par le fait eurent fait parler la dynamite (1892-1894), l’anarchiste – déjà rangé légalement dans la catégorie des scélérats -– pouvait sans peine tenir le rôle. Basé sur une connaissance assez sûre de l’époque, le roman de Sébastien Rutés chevauche habilement cette hypothèse pour nous livrer, à la manière des feuilletonistes du XIXe, un portrait haut en couleur de ce Paris populaire où un étrange fait divers savamment exploité par les gardiens de l’ordre et de la presse remet soudainement au goût du jour l’anarchiste comme danger social. Hanté par l’idée d’innocenter des compagnons livrés à l’invective, Nino, un vieux de la vieille de l’anarchie, se décide à mener l’enquête sur les vrais artisans dudit fait divers. Sur sa route, évidemment semée d’embûches, il croisera un Oscar Wilde plus vrai que nature et quelques spécimens bien typés d’ouvriers parisiens peu disposés à s’en laisser compter. Le tout fait une intrigue bien charpentée et un roman « noir » d’une indiscutable originalité, où pointe une évidente nostalgie pour ces libertaires d’un autre temps qui pratiquaient aussi sûrement la solidarité que l’argot fin de siècle.

Monica GRUSZKA

LIQUIDATION TOTALE
« Prise de tête » (dossier spécial)
Dourdan, Association Pâtée de Tête, 2008, 704 p.

Ce « mini-journal qui se prend pour un bouquin et n’a pas de prix » relève de l’objet non identifié. « Du genre pastiche », par certains côtés, il s’assume comme « œuvre d’artisanat culturel » empruntant largement à des auteurs et « à des publications qui jouent vraiment leur rôle critique » des informations et points de vue qu’il intègre -– en citant ses sources – à ses propres analyses sur l’histoire et sur le monde tel qu’il est devenu. Le tout forme un catalogue d’un bon poids qui passe en revue les travers, les horreurs et les prétentions d’une basse époque – la nôtre – et traque, sans faillir, les « pompiers pyromanes » que le système d’oppression fabrique en série. Organisé en séquences – « L’empire du bien en général », « Label Europe », « À l’Ouest, rien de nouveau », « Franco de port »… -– et en sous-séquences, ce bottin de l’infamie moderne n’hésite pas à pousser sa quête en d’autres territoires – supposés de radicale dissidence – où pointèrent, par exemple, quelques fleurs vénéneuses déterrées par une besogneuse vieille taupe. Bien sûr, l’opus a ses limites, qui tiennent au genre dénonciateur tous azimuts. Et ses ratés, comme cette assez pitoyable séquence intitulée « Le Reichstag brûle-t-il ? », qui oublie de puiser à bonne source (Nico Jassies) et présente l’incendiaire Van der Lubbe comme un « jeune antifasciste » sinon manipulé du moins manipulable et, en tout cas, complice objectif des nazis. Au même titre que l’antifascisme réducteur qui l’anime, ce répertoire de l’infamie n’est pas exempt de certaines illusions tiers-mondistes ou citoyennistes. Au prix d’un confusionnisme parfois lourd. Les meilleures intentions ne fondent pas toujours, comme on sait, les analyses les plus fines. Cela dit et malgré ses évidentes faiblesses, le lecteur trouvera, dans cette compilation – que complète une liste de plus de trois cents sites de revues critiques – , de quoi parfaire ou alimenter sa connaissance de la contemporaine « industrie du mensonge » et de ses nombreuses interactions.

Mathias POTOK

PLEIN CHANT
« Choses graves et moins graves »
N° 83-84, printemps-été 2008, 208 p.

De très belle facture, comme de coutume, cette dernière livraison de la revue Plein Chant chevauche l’intemporel et l’anachronique pour en extraire quelques prétextes à instruire et à distraire. Au fil des pages, le lecteur s’abreuvera, de poèmes en « calembredaines », aux meilleures sources - : Bernard Noël, François Caradec, Joe Ryczko, Jean-Claude Cagnion, Eddy Soric, Ferrucio Brugnaro, pour n’en citer que quelques-unes. Sur sa route, il croisera un anarchiste d’hier -– l’indispensable Zo d’Axa, évoqué par Jan dau Melhau, qui nous donne, par ailleurs, quelques lettres adressées à l’en-dehors par son compagnon de misère Jean Lécuyer -– et un prolétaire d’aujourd’hui -– Jean-Pierre Levaray, qui nous livre quelques « Nouvelles de l’usine » et dont Philippe Geneste analyse « l’œuvre en cours ». Le même P. Geneste, chemineau s’il en est de la littérature prolétarienne, explore en sympathie l’univers de « deux grands Suédois » : Eyvind Johnson et Harry Martinson. Quant à François Mary, arpenteur de livres et collaborateur régulier de cette revue hors temps, il s’adonne, avec talent, à quelques exercices de « lectures et relectures » de Gustave Roud, Marie Noël, Jean Sénac et Georges Haldas. Le tout, joliment illustré, est complété d’une riche rubrique de recensions – « Gazette critique ». Un plaisir des yeux, en somme, qui maintient l’esprit fertile et insoumis.

Arlette GRUMO

RÉFRACTIONS
« De Mai 68 au débat sur la postmodernité »
N° 20, mai 2008, 160 p.

En cette année furieusement commémorative, le défilé des stars vieillissantes de la « Grande Révolution Culturelle libérale-libertaire » – comme dirait Jean-Claude Michéa – confirma, ad nauseam, ce qu’on savait depuis longtemps : de ce Mai 68 raconté aux enfants, il ne devait rester que sa caricature, pathétiquement rejouée depuis quarante ans par ses pitoyables héritiers médiatiques. En contrepoint, la presse dissidente – et particulièrement celle de tendance libertaire – se lança, à la mesure de ses faibles forces, dans une réévaluation constante du non-dit de Mai, cette grève majeure qui se passa des syndicats pour démarrer, mais que les syndicats surent rattraper à temps pour la lester de son imaginaire subversif. C’est ce Mai-là – celui qui participa d’un certain renouveau de l’anarchisme comme pensée et comme pratique, à l’orée des années 1970 – qui fait la trame de cette vingtième livraison de Réfractions, dont le propos est d’en examiner l’ombre portée. Et, au-delà, d’en préciser les prolongements à la faveur d’un débat contradictoire sur cette « querelle de la postmodernité » qui agiterait, nous dit-on, l’anarchisme contemporain. Engagé de manière pesante par Irène Pereira, il s’articule autour d’une étude prétendant – accrochons-nous – « mettre en évidence les différentes grammaires qui sous-tendent la critique sociale et la critique artiste autour de Mai 68 »… Cette prose lourde comme un Panzer a pour seul mérite de démontrer – grammaticalement, oserait-on dire – comment, concassée par telle jargonnante logorrhée, la rêverie libertaire se trouve plus sûrement réduite en bouillie que si elle était passée sous les chenilles d’un char d’assaut. Daniel Blanchard prend heureusement la suite de Pereira pour nous livrer, à partir de l’exemple du « soviet » de Saclay, une claire analyse de ce qui pointa sous l’écume de Mai 68 : une « conscience sociale » faite de mille expériences partagées et déclinant, sur les « mots de la langue commune », un désir collectif de libération. Remarquable en tous points, ce texte – « Actualité de Mai » – s’attache à explorer ce qu’eurent de radicales certaines pratiques infirmant le vieux discours politique et à restituer cette part magique d’un instant où la « profondeur passionnelle » et l’ « efficience » du style de quelques-uns conférèrent toute sa valeur symbolique au « simulacre » : faire de cette provisoire brisure d’histoire la preuve d’un éternel retour de l’idée révolutionnaire. Car, nous dit Blanchard, Mai 68 ne fut qu’une « mise en œuvre de cette “faculté de commencer” par quoi Arendt traduisait “liberté” ». C’est même « parce qu’il n’a fait que commencer » qu’il demeure actuel. De son côté, Pierre Sommermeyer – « Sous les pavés, la grève » – revient opportunément « sur ce qui a été marquant pendant ce mois-là », ce mouvement d’irruption ouvrière liant le « plaisir de la parole retrouvée » à la « certitude du bon droit des occupations ». « Quarante ans après » et partant de leur propre expérience vécue, neuf acteurs anonymes de Mai 68 – dont l’ami Jean-Pierre Bertrand, récemment disparu – racontent ce qu’eut de singulier, pour eux-mêmes, cette collective bouffée d’espoir. Faisant passerelle entre l’ancien et le nouveau, André Bernard et Pierre Sommermeyer – « Désir de… révolution sociale » – s’interrogent sur ce qu’il reste aujourd’hui du vieux rêve émancipateur anarchiste et prônent un abandon de l’ancien mythe insurrectionnel pour lui substituer une « gymnastique de la désobéissance civile » – démarche qui ne saurait s’inscrire, précisent-ils, dans cette étrange galaxie se réclamant d’un « postanarchisme ».

C’est précisément autour de la question de l’émergence d’un anarchisme sous influence postmoderne que se structure – seconde pièce maîtresse de ce numéro – un débat entre Eduardo Colombo – « L’anarchisme et la querelle de la postmodernité » –, Tomás Ibáñez – « Points de vue sur l’anarchisme (et aperçus sur le néo-anarchisme et le postanarchisme) » – et Daniel Colson – « L’anarchisme, Foucault et les “postmodernes” ». À vrai dire, les colonnes de Réfractions ont déjà bruissé de cette querelle opposant – en duo ou en trio – ces trois mêmes interlocuteurs. La nouveauté, c’est que, ce coup-ci, la confrontation ressemble plus à un débat qu’à une juxtaposition de points de vue contraires. Il en ressort, néanmoins, trois positions résolument antagonistes : une défense du corpus théorique de l’anarchisme social doublée d’une dénonciation de sa relecture post-moderne (Colombo) ; un refus de toute transcendance anarchiste reposant sur une appréciation du caractère forcément « relatif » et « provisoire » de tout projet libertaire (Ibáñez) ; l’expression d’une absolue nécessité, celle de confronter l’anarchisme à la pensée contemporaine – celle de Foucault, pour le cas – et d’en établir les éventuelles connexions (Colson). Reste que, malgré les divergences qu’il met en évidence, ce débat réunit, qu’on le veuille ou non, trois représentants de l’anarchisme dit classique – même critiques pour deux d’entre eux, mais avec des nuances sérieuses entre l’un et l’autre. Car tant Colombo qu’Ibáñez et Colson ont un champ référentiel commun, une relation partagée à l’histoire de l’anarchisme et une pratique libertaire souvent concomitante. Autrement dit, quelle que soit leur perception ouverte de la pensée contemporaine, Ibáñez et a fortiori Colson n’ont strictement rien à voir avec ces postas nord-américains, si pertinemment décrits par Vivien García dans son ouvrage L’Anarchisme aujourd’hui, qui, déconstructifs en diable, cherchent à greffer sur la French Theory une variété d’anarchisme si génétiquement modifiée qu’elle en est, pour le coup, comme dirait Colombo, la pseudomorphose. L’impression demeure, donc, qu’en dialoguant contradictoirement avec Ibáñez et Colson – qu’il connaît suffisamment pour ne pas les soupçonner de tels indicibles méfaits –, Colombo s’adresse plutôt à Saul Newman, Todd May et Lewis Call, ces lacunaires théoriciens postanarchistes made in USA.

Complétant ce débat et revenant sur la querelle, une « table ronde » met aux prises quelques-uns des membres du collectif de Réfractions. Enfin, sur une autre thématique, Jean-Claude Michéa se livre à l’une de ses coutumières, et toujours brillantes, charges contre le totalitarisme libéral – « De quoi le libéralisme est-il le nom ? » – et Jacques Langlois s’attache à démontrer que, pour être « postmoderne », le capitalisme n’en repose pas moins sur des « invariants » – « Modernité du capital ou capital de la modernité ? ». Agrémenté de deux « transversales » – « Construire le processus démocratique » (Astrid Géraud) et « Léo Ferré, quinze ans, 1916-1993 » (Michel Perraudeau) – et d’une copieuse rubrique de notes de lecture, le tout fait assurément un riche et beau numéro, illustré par Rolf Dupuy, Fabio Santin, David Orange et Bernard Hennequin.

Freddy GOMEZ