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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Hommage à Federico Arcos
Article mis en ligne le 8 février 2016

par F.G.

■ L’hommage nécrologique tient d’un genre que nous avons peu pratiqué dans nos colonnes. Du moins au sens premier de l’exercice. Car il est assez facile, pour un lecteur avisé ou simplement attentif, de voir pointer, derrière nombre de nos textes relatifs à l’Espagne du bref été de l’anarchie, une sous-jacente volonté de faire lever les ombres et de titiller les fantômes d’un temps où l’attachement à l’idée de révolution sociale et libertaire tissa de telles fraternités agissantes qu’il en inaugura, sans le savoir, un autre, celui de nos nostalgies à venir. Federico Arcos – que certains d’entre nous ont connu, ne serait-ce que passagèrement – était un type de cette époque, un idéaliste cultivé, batailleur et solidaire que rien ne pouvait abattre. Sauf la mort, et encore…

Lorsque l’ami Ronald Creagh nous proposa de reprendre, dans une version française traduite par ses soins cet hommage de David Watson à Federico Arcos [1] paru dans le n° 395 (hiver 2016) de la belle revue Fifth Estate de Detroit, nous avons hésité. Comme on hésite, naturellement, à monter dans le dernier métro du souvenir et plus encore dans un convoi mortuaire. L’hésitation fut courte en vérité tant il nous parut, à sa lecture, que, par son ton, cet hommage ne relevait pas expressément de l’éloge funèbre, mais plutôt d’une mise en perspective de la longue vie d’un homme qui chevaucha, en anarchiste conséquent, plusieurs époques, deux continents, plusieurs mondes, plusieurs imaginaires en tentant toujours de faire lien, dans la mosaïque des temps, entre l’idée qu’il se faisait de l’anarchisme et l’anarchisme tel qu’il renaissait au gré d’une époque – les années de l’après-68 pour faire court – n’ayant rien de commun avec la sienne. Si l’hommage de David Watson vaut – et il vaut beaucoup –, c’est parce qu’il évite, autant que faire se peut dans ce genre d’exercice, de se cantonner au simple relevé des grandes qualités du défunt, son panégyrique en somme, pour s’intéresser à ce que la transmission d’expériences et d’imaginaires d’une génération à une autre – et dans les deux sens – peut avoir d’exaltant et d’enrichissant.

Nul doute que, dans le cas qui nous occupe, la rencontre entre le vieil anarchiste d’Espagne exilé à Windsor (Canada) et les jeunes troupes d’une nouvelle radicalité libertaire basées à Detroit (États-Unis) fut non seulement l’occasion de jeter un pont entre deux rives, mais aussi une façon, pour le premier, de se ressourcer aux aspirations de cette nouvelle jeunesse de la dissidence et, pour les seconds, de se trouver enfin une filiation en anarchie. Ce fut, en tout cas, une belle coïncidence, dont le témoignage de David Watson, introduit par Robby Barnes, prouve que ses effets portèrent loin.– À contretemps

Federico Arcos (18 juillet 1920 - 23 mai 2015), anarchiste de toute une vie, participa, dans les années 1930, à la révolution et à la guerre civile d’Espagne et s’engagea, par la suite, dans la résistance antifasciste clandestine. En 1952, il émigra au Canada et persista dans ses engagements anarchistes. Au cours des années, il réunit un important fonds d’archives d’écrits anarchistes et d’autres matériaux.

Les membres de la revue
Fifth Estate rencontrèrent Federico au début des années 1970. Avec le temps, il devint l’aîné bien-aimé des gens qui travaillaient au journal et, plus largement, des communautés anarchistes, radicales et ouvrières de la sphère Detroit-Windsor. C’est pourquoi l’exposition qui commémore les cinquante ans de Fifth Estate au Musée d’art contemporain de Detroit lui est dédiée. Elle est programmée de septembre 2015 à janvier 2016.

L’évocation qui suit vous est présentée avec la conviction que chaque génération rebelle affronte le Léviathan de l’oppression et de l’exploitation à sa manière, en réutilisant les idées et les ressources qui lui ont été transmises par ses prédécesseurs. Les anarchistes et les antiautoritaires d’aujourd’hui luttent pour un monde sans hiérarchie ni exploitation. Ils décident de leurs propres modes d’action et stratégies comme ils l’entendent. Pour certains, la mémoire vivante des luttes remonte au mouvement Occupy ; pour d’autres, à Seattle, en 1999. Pour ceux d’entre nous qui sommes devenus actifs dans les années 1960 et 1970, la fréquentation de vétérans ayant participé à des révoltes bien antérieures aux nôtres a été une source de profonde inspiration, mais aussi une école de courage. Et c’est précisément parce que le combat pour la liberté continue qu’il faut garder mémoire et conscience de ce que nous ont légué ces combattants des batailles des temps passés. Leur héritage demeure non seulement pertinent, mais essentiel.


Robby Barnes



Nous nous sommes réunis ici aujourd’hui pour honorer et célébrer la mémoire de notre cher ami Federico Arcos – Fede, comme beaucoup de ses amis l’appelaient. Hier, 18 juillet 2015, aurait été la date de son quatre-vingt-quinzième anniversaire. C’est aussi l’anniversaire du putsch militaire qui, en Espagne, déclencha, en juillet 1936, la riposte des classes pauvres et laborieuses de Barcelone et d’autres régions du pays, riposte qui deviendra la révolution espagnole.

Des années durant, des amis, des camarades et des admirateurs de Federico se réunirent, à cette même époque de l’année, pour lui présenter leurs vœux, porter un toast à sa santé et réaffirmer les idéaux anarchistes et humanistes qu’il avait épousés. Ainsi, nous sommes ici, une fois de plus, pour saluer sa mémoire et célébrer ses idéaux de liberté, de solidarité et d’amour. Je lève donc mon verre à Fede, nuestro amigo, hermano, compañero, padre, abuelo, yayo. Si vous n’avez rien à boire, levez le bras poing fermé en vous étreignant le poignet de l’autre main, à la manière du vieux salut anarchiste. Ce geste, Fede le faisait souvent depuis son perron, les yeux embués, quand nous quittions sa demeure. ¡Viva !

Lorsque, à quelques-uns d’entre nous, vivant de ce côté du fleuve, nous avons rencontré Federico au milieu des années 1970, il ne buvait jamais, ou presque. Il était très sérieux et quelque peu puritain, comme beaucoup de vieux anarchistes qui s’abstenaient de fumer, de consommer de l’alcool et de jurer. Il pouvait être très moraliste sur ce genre de pratiques. Au fil des ans, cependant, il devint moins rigoriste et finit même par prendre un petit verre de vin quand on portait un toast. Sa manière de s’exprimer se fit aussi plus décontractée, plus relâchée et aussi plus drôle.

Federico était un compagnon dévoué ; il désapprouvait l’absence de ponctualité attribuée aux Latins et il avait l’habitude d’arriver de bonne heure quand il travaillait à un projet ou rendait visite à ses amis. Il ne suggérait jamais de remettre au lendemain ce qui pouvait être fait la veille. Mais il était aussi amusant – et aimant s’amuser – qu’il était érudit. Aussi longtemps que nous l’avons fréquenté, il nous régala à profusion de locutions adverbiales, d’expressions, d’exercices de diction espagnole ou catalane, de poèmes et de plaisanteries (qui devinrent, parfois, avec le temps, un peu plus grivoises). Il croyait au pouvoir des mots. Il pouvait déclamer de mémoire quantité de poèmes – certains du dix-neuvième siècle, d’un romantisme quelque peu indigeste, mais merveilleux à entendre tels qu’ils étaient récités par ses soins. Il parlait le français, l’italien, le catalan, l’espagnol, l’anglais, un portugais utilitaire et pouvait même « se défendre » en arabe, comme disent les Espagnols. Il était ému aux larmes par la musique classique, la poésie, l’art, les histoires de courage humain, d’altruisme et de souffrance – et par ses propres souvenirs.

Une forte émotion le gagnait quand il récitait un poème ou quand il réfléchissait sur sa vie. Cela n’était pas un effet de l’âge, même si cette prédisposition s’accentua avec le temps. Diego Camacho (Abel Paz), son vieil ami et camarade des « Quichottes de l’idéal », me dit un jour que Federico avait toujours été « un peu pleurnichard » (llorón), un romántico à la larme facile, même jeune homme, quand il était bouleversé par la souffrance ou par la beauté de la vie.

Dans ces moments où remontait le souvenir des amis tombés au combat, Federico insistait sur le fait que tout ce qui, à ses yeux, avait de l’importance – ce qu’il était et ce qu’il était devenu, son attachement aux principes qu’il avait fait siens, ses espoirs dans l’avenir –, il le leur devait. Et il ajoutait qu’il nous le devait aussi à nous, ses compañeros d’aujourd’hui, en se référant à la communauté radicale et anarchiste d’ici, mais aussi aux camarades de son syndicat et aux projets auxquels il collaborait à Windsor.

Pour nous, Federico semblait comme avoir échoué sur les rives de ce détroit après un terrible naufrage : la destruction d’un monde – et d’une vision d’un monde – qui avait brièvement fleuri et qui, sans l’action du mal, aurait pu prospérer. Mais son énergie, ses espoirs et les souvenirs de ce rêve agissaient d’une manière évidente sur ceux qui furent amenés à le connaître. Dans sa biographie d’Emma Goldman, Rebel in Paradise, notre ami Richard Drinnon cite l’observation qu’elle faisait souvent : « Si vous ne sentez rien, vous n’en comprendrez jamais le sens. » La profonde sensibilité de Federico allait de pair avec ses convictions. Elle nous aida à faire corps avec les nôtres quand, à son humble manière, il rendait concret presque tout ce qui importait réellement à nos yeux.

Avant que vous ne pensiez que je suis en train de l’immortaliser, laissez-moi dire que Federico était un homme modeste, simple, mais aussi, par certains aspects de sa personnalité, compliqué. Il n’était pas parfait. Comme chacun de nous, il avait ses moments d’orgueil et de colère. Il pouvait être exagérément fier de ce qu’il avait fait, et même vaniteux en vieillissant. Il pouvait se montrer irritable, y compris avec ses amis, quand les opinions divergeaient. Il fut parfois un père tyrannique lorsqu’il reprochait à sa fille de ne pas suivre ses traces dans la lutte pour el Ideal. Mais ces manifestations d’orgueil étaient plutôt liées, dans son cas, à la compréhensible fierté d’avoir su largement, sinon entièrement, résister aux corruptions de la société moderne de consommation et à son étalage de marchandises, mais aussi d’avoir pu contribuer – modestement, comme il le rappelait – à la lutte pour la liberté humaine. Il insistait toujours sur le fait qu’il n’était pas « suffisamment bon » pour mériter d’être qualifié de révolutionnaire ou d’anarchiste, pensée qu’il exprima dans une « Lettre à un ami », un essai publié dans Fifth Estate, où il indiquait que, pour se revendiquer de ces titres, il fallait être capable « d’atteindre le point extrême du sacrifice et se consacrer à faire le bien, sans réserve, sans limite et sans temps mort. »

On pourrait être tenté de ne voir en cela qu’une nouvelle preuve de son romanticismo. Ce serait oublier qu’il participa à une révolution, qu’il assista à sa défaite, qu’il connut l’inévitable souffrance humaine et le désespoir qui s’ensuivirent, qu’il vécut dans ce souvenir et qu’il n’oublia jamais le fait qu’il y perdit nombre de ses plus intimes amis et compañeros de la révolution et, plus tard, de la clandestinité antifranquiste : José Gonzálvez, un jeune Quichotte qui mourut de maladie dans un camp d’internement en France ; José Sabaté et Francisco Martínez, tués par les flics de Franco ; José Pons et José Pérez Pedrero, capturés et exécutés dans les prisons du régime. Il y eut également l’étincelant Raúl Carballeira – qu’il a peut-être aimé plus que tous, et pour qui il rédigea un poétique éloge funèbre dans son livre Momentos – qui, en 1948, à trente ans, coincé et blessé par la police, à Barcelone au cours d’une fusillade, choisit de s’ôter la vie plutôt que de se rendre. Oui, il y avait du romantisme dans le refus de Federico de se qualifier lui-même de révolutionnaire, dans les larmes versées sur ses amis tombés et sur ce rêve brisé, mais il n’y avait pas que cela. Pour lui, cette expérience historique authentique était, en elle-même, porteuse d’un esprit, d’une humanité et d’une vérité.

Il pouvait être très dur dans le jugement des hommes, mais sa colère, il la réservait à leurs manques, et d’abord à leur prédisposition, hier comme aujourd’hui, à oublier les vérités les plus essentielles de l’expérience humaine – que « l’amour est la loi suprême de la vie », comme l’a dit Léon Tolstoï, l’un de ses héros, ou encore que « la vie sans idéal est une mort spirituelle », comme l’a affirmé Emma Goldman. Il aimait citer l’une et l’autre. Son approche était toujours éthique et existentielle. Il ne succomba jamais à la mort spirituelle. Il était toujours régénéré par el Ideal, infiniment renaissant, et ce jusqu’au bout. Il ne cessa jamais de croire que la liberté et la solidarité humaine relevaient du domaine du possible. Dans un entretien accordé à Pacific Street Films en 2003, il dit : « Peut-être que l’humanité n’atteindra jamais la vraie liberté, mais tant qu’un seul être humain rêve de liberté et se bat pour elle, il y aura de l’espoir. Voilà ce qui me maintient en vie. »

Issu d’une famille anarchiste ayant immigré de l’arrière-pays castillan pour chercher du travail à Barcelone, Federico y naquit en 1920 et grandit dans le quartier ouvrier sous forte influence libertaire du Clot – un barrio qui continue, à sa manière, à perpétuer, aujourd’hui encore, l’esprit de la célèbre Barcelona rebelde, avec ses asambleas (assemblées de communauté) et ses indignados, qui inspirèrent notre mouvement Occupy. Federico avait deux frères et deux sœurs, tous plus âgés que lui et qui étaient nés dans le village d’Uclés (province de Cuenca). En 1988, il eut la possibilité de visiter le village et, dans l’entretien qu’il accorda à l’historien Paul Avrich pour son livre Anarchist Voices, il raconte qu’à la fin de la guerre civile, Uclés, où se trouvait un hôpital républicain, tomba dans les mains des troupes de Franco qui en firent un camp de concentration. En atteste la fosse commune des prisonniers, assassinés ou morts de faim, qui est toujours là.

Le père de Federico, Santos Arcos Sánchez, et sa mère, Manuela Martínez Moreno, avaient été paysans ; son père était illettré et sa mère ne pouvait lire et écrire qu’un tout petit peu. Federico apprit à lire de l’autre côté de sa rue, à l’Academia Enciclopédica, une de ces écoles anarchistes et rationalistes qui proposaient une expérience éducative beaucoup plus étendue que la grande majorité des écoles existantes dans l’Espagne de cette époque, dont la plupart étaient sous tutelle de l’Église catholique. L’un de ses plus anciens souvenirs datait de ce temps : il lisait les journaux ouvriers à son père et aux voisins qui se réunissaient devant leur maison. À treize ans, il quitta l’école pour aller travailler chez un ébéniste dont il devint, à quatorze ans, l’apprenti. Par la suite, il fréquenta l’école de métiers et devint mécanicien qualifié. Tourneur, fraiseur, coupeur, raboteur, il travaillera dans cette branche le reste de sa vie. À l’âge de quatorze ans, il adhéra aussi à la Confederación Nacional del Trabajo (CNT), syndicat anarchiste dont son père, ses frères et son beau-frère étaient également adhérents.

Federico évoquait souvent, et avec beaucoup d’émotion, cette communauté de classe que formait le monde ouvrier où il avait grandi. Ainsi, dans un entretien accordé aux auteurs du film Vivre l’utopie [2], il se rappelle : « Le voisinage constituait une grande famille. En ces temps, il n’y avait aucune allocation de chômage, aucune allocation de maladie, rien de cela ou du même genre. Quand quelqu’un tombait malade, la première chose que faisait un voisin qui avait une petite épargne, c’était de la lui laisser sur la table… Aucun papier n’était signé, aucune poignée de main n’était nécessaire… Et tout était rendu, peseta après peseta, quand il retravaillait. C’était une question de principe, une obligation morale. » Pour nous, Federico ne nous reliait pas seulement aux jours glorieux de la révolution, mais également à cette ancienne pratique de la solidarité et de l’entraide de la société villageoise, à cette communauté décrite par Kropotkine qui fut le terreau où prit racine l’éthique révolutionnaire communautaire.

En 1936, le peuple de Barcelone se souleva spontanément et entrava rapidement la marche du putsch fasciste local. Après quelques escarmouches avec une poignée de rebelles franquistes et quelques lancées de bombes, les ouvriers prirent en main le contrôle de l’industrie et la gestion de la ville et des brigades assurèrent sa défense. Dans Vivre l’utopie, Federico relate : « C’était comme si tout Barcelone vibrait d’un seul cœur, une expérience qui n’arrive peut-être qu’une fois dans un siècle… Qu’en dire sinon qu’elle a laissé une telle empreinte dans ma vie que j’en ressens toujours l’émotion. » Federico adhéra aux Juventudes Libertarias de Catalogne et s’engagea comme combattant volontaire (ce qui, dans un premier temps, lui fut refusé à cause de son jeune âge). Il rappelait volontiers que, quand il vit des anarchistes brûler la monnaie, il décida de sauver quelques pesetas de l’incendie pour les montrer, un jour, à ses enfants et leur dire : « Pensez donc, c’est pour ça, pour de l’argent, que les gens s’entretuaient ! » Il venait juste d’avoir seize ans. Lui et d’autres jeunes formèrent un groupe qu’ils appelèrent, en hommage au plus grand idéaliste de la littérature, Los Quijotes del Ideal (les Quichottes de l’idéal), et qui éditait un journal, El Quijote, qui, du fait de ses prises de position intransigeantes, essuya les foudres des censeurs du gouvernement républicain. Lui et d’autres jeunes gens comme lui critiquèrent la CNT lorsqu’elle entra au gouvernement ; ils admiraient, en revanche, la colonne Durruti où tout le monde, Durruti compris, touchait la même solde et où les officiers étaient élus par les miliciens.

En avril 1938, Federico fut envoyé au front, aux confins de l’Andorre, avec son beau-frère et mentor Juan Giné. Durruti était mort, et le vent avait tourné. Mais Federico n’abandonna pas le combat. Il raconte comment, à son arrivée au front, il tomba sur un vieil ami qui n’avait pas de chaussures et à qui il donna sa deuxième paire d’alpargatas, ces espadrilles de tissu bon marché que chaussaient les pauvres. Il fut nommé miliciano cultural. Avec un tableau noir trouvé sur place et son Don Quichotte illustré en deux volumes, il enseigna aux troupes comment lire et écrire. Il reçut un fusil et une baïonnette, fut de garde de nuit et dormait dans son uniforme. « Les souris rongèrent mon pantalon, » raconte-t-il à Paul Avrich, ajoutant que, dans l’armée républicaine, « l’équipement et les vêtements laissaient beaucoup à désirer ».

Je repense à ce don d’une paire d’alpargatas, au tableau noir récupéré, à sa magnifique édition du Don Quichotte et aux souris rongeant ses vêtements, tout comme dans la cellule de Diogène. J’y repense comme à autant d’exemples du combat de la culture et de la vie contre la terrible inhumanité. Federico portait en lui l’univers : la grande souffrance (el dolor), mais aussi la fraternité et la beauté. Cet univers, il nous l’a transmis. À travers son témoignage et par la flamme qui l’habitait.

En novembre 1938, Federico fut envoyé à l’embouchure de l’Èbre, au sud-est de Tarragone et de Barcelone, à Tortosa, ville jadis magnifique mais qui menaçait ruine. Les fascistes étaient en train de gagner la bataille. La nourriture se faisait rare, malgré les oranges qu’on trouvait nombreuses dans les bosquets autour de la ville. Bientôt, les forces républicaines furent écrasées par les troupes de Franco. Elles partirent, en déroute, vers Tarragone. Puis Tarragone tomba. Ce fut la débâcle. L’aviation franquiste mitraillait les colonnes en fuite. Les morts – hommes, chevaux et mulets – jonchaient les routes. « Mes camarades tombaient tout autour de moi », racontait Federico. Lui-même fut légèrement blessé par une pièce de shrapnel. (Partie de cette histoire de la chute du front républicain, de Tarragone et de Barcelone, ainsi que la fuite vers France, est racontée dans Anarchist Voices, le livre d’Avrich. Il en existe aussi une version plus détaillée, dans l’édition espagnole de cet ouvrage [3], traduite par l’excellente amie de Federico, Antonia Ruiz Cabezas, qui est aussi la nôtre).

En février 1939, Federico et quelques-uns de ses plus proches compañeros prirent le chemin de l’exil. Après un périple harassant à travers les montagnes, ils arrivèrent en France où on les dirigea vers les camps de réfugiés. Là, les gens tentaient de tirer le meilleur parti possible de leur situation, organisant des événements culturels et créant une école où ils s’enseignaient réciproquement le français, les mathématiques (deux matières qui lui serviraient plus tard) et d’autres disciplines. Ses copains les plus proches du groupe Quijotes – Germinal Gracia, Liberto Sarrau, Diego Camacho, Raúl Carballeira – connurent le même périple. « Nous formions une vraie communauté, unis par l’idéal et par l’amour, raconte Federico dans l’édition espagnole de Anarchist Voices. Ces moments ont été vécus comme quelque chose de très intense, et cette sensation persista à travers les années. »

Il quitta le camp en novembre 1939 pour travailler quelque temps dans une usine d’aviation à Toulouse, jusqu’à la défaite de la France en juin 1940, date à laquelle il retourna au camp d’Argelès. En 1941, il s’en évada. Le gouvernement de Vichy déportait les réfugiés espagnols vers les camps de travail d’Allemagne, où des milliers d’entre eux, transformés en esclaves, allaient y mourir. En 1942, les troupes allemandes prirent directement en charge la direction des affaires, emprisonnant et déportant les gens vers les camps. Federico se cacha à Toulouse, travaillant comme ouvrier pour un employeur compatissant. En 1943, la situation devint si dangereuse que lui et d’autres décidèrent de repartir en Espagne : celle-ci invitait alors les exilés à rentrer au pays et à accomplir leur service militaire. À son retour, il fut emprisonné, puis, requis pour le service, envoyé à Ceuta (Maroc espagnol), dans les mêmes garnisons où avaient été assignés, avant lui, son père et ses frères. Il y demeura deux années.

Federico eut de la chance au Maroc. Il apprit un peu l’arabe et trouva le temps de beaucoup lire. Un jour, après avoir déclaré au commandant qu’il refusait de fréquenter l’église et de communier, celui-ci lui rendit un fier service : il l’assigna au service de garde les dimanches matins, puis l’expédia dans un poste de contrôle en montagne, loin des garnisons, où il était tranquille comme Baptiste et où l’air était sain. Ayant besoin d’une sentinelle qui ne craindrait pas d’exiger des officiers militaires qu’ils respectent, comme tout le monde, le protocole, l’officier avait jugé que Federico était le plus indiqué pour cet emploi. Ainsi l’acte de défi de Federico eut pour effet de lui faciliter la vie. Il aimait aussi raconter l’histoire du portrait de Franco accroché dans la caserne qui, à la consternation du commandant, disparaissait mystérieusement. Incapables d’attraper le coupable, les autorités finirent par décider de ne plus suspendre l’effigie.

Relevé de ses obligations militaires, il rejoignit Barcelone, en 1945, et prit contact avec quelques-uns de ses anciens camarades devenus par force clandestins. Il apporta son aide à leurs activités, en participant notamment à la fabrication d’un journal clandestin. En 1948, après la mort de Raúl Carballeira, il rejoignit la France ; un peu plus tard, avec d’autres militants, il refit la route en sens inverse pour braquer une usine dont les fonds allaient servir à alimenter le mouvement libertaire. Il fut à deux doigts d’être arrêté et il faillit mourir de froid en retraversant les Pyrénées via Toulouse.

Ses amis les plus proches – Diego Camacho, Liberto Sarrau et Germinal Gracia – furent finalement tous arrêtés. Diego, qui avait été interné par les nazis dans un camp de travail situé en France, avait fini par travailler pour la Résistance française avant de se livrer à des activités clandestines en Espagne. Il fut arrêté et emprisonné par deux fois : de 1942 à 1947, puis, à peine relâché, de 1947 à 1952. À sa libération, il se réfugia en France où il demeura jusqu’en 1977. Après la mort de Franco, il se réinstalla en Espagne. Sous le pseudonyme d’Abel Paz, il écrivit de nombreux livres sur l’anarchisme et d’autres sujets ; il mourut à Barcelone en 2009. Liberto fut arrêté en 1948, condamné à vingt ans de prison, et relâché après dix ans. Il se rendit en France et demeura actif jusqu’à sa mort, en 2002. Germinal, qui utilisait le pseudonyme de Victor García, s’était échappé en 1944 d’une bétaillère transportant des prisonniers espagnols vers Dachau ; après avoir été arrêté, en 1946, il réussit à sortir de prison en utilisant de faux papiers d’identité ; plus tard, après une fusillade avec la police, il gagna la France. En 1948, il se rendit au Venezuela, où il publia un journal anarchiste, Ruta. Grand voyageur de par le monde, il conquit le titre de « Marco Polo de l’anarchisme ». Il décéda, en France, en 1991.

Federico resta très proche de ses trois compagnons. Leur amitié était profonde, sans faille. Ces hommes, et tant d’autres hommes et femmes de la communauté anarchiste, furent, à vrai dire, des êtres extraordinaires, admirables. Nous avons eu l’immense chance d’en apprendre sur eux et même d’en connaître quelques-uns.

En 1952, Federico émigra au Canada et commença à travailler dans une usine automobile du groupe Ford de Windsor comme mécanicien qualifié. Il devint citoyen canadien en 1958 et put faire rapatrier sa compagne, Pura Pérez, – qui avait été militante de l’organisation Mujeres Libres – et leur fille, Montse. Federico travailla la plus grande partie de sa vie chez Ford. C’était un militant syndical de base. En 1955, il participa à la grève historique – de 110 jours – de la Canadian Auto Workers (CAW) de Windsor. Il mit son expérience et ses vastes connaissances au service de ses camarades d’atelier, de son syndicat et de la communauté qu’il fréquentait. On lui vouait un grand respect, non seulement pour les idéaux qu’il avait épousés, mais également pour son humanité cosmopolite, ses principes de vie, son engagement et son dur labeur en faveur de ses camarades ouvriers. Il était également connu pour rappeler souvent, et avec une certaine férocité, que le syndicat était une institution humaine fondée dans le but de fournir une aide mutuelle aux travailleurs et de promouvoir la cause d’une internationale qui serait le genre humain, et non une mafia affairiste et corrompue cherchant à se tailler une plus grande part de gâteau. De même, il n’était jamais le dernier à rappeler aux ignorants et aux faussaires, lors de rencontres et de conférences diverses, que l’Espagne avait d’abord connu une révolution sociale, puis une guerre civile, et que certains des bons gars légendés par Hemingway et d’autres dans des histoires se rapportant à la guerre d’Espagne n’avaient pas été aussi épatants qu’on l’avait prétendu.

Après avoir fait valoir ses droits à la retraite chez Ford, Federico s’engagea comme bénévole, en 1986, et pour plus de vingt ans, à la Clinique de la médecine du travail pour les ouvriers de l’Ontario et au Service d’information sur la santé au travail de Windsor. Recueillant des données sur les dangers que représentait, pour les travailleurs de l’industrie et la communauté en général, l’utilisation de produits chimiques, il se consacra activement à son travail d’éducation. Par ailleurs, il se servait aussi de l’espagnol pour apporter son aide aux travailleurs immigrants mexicains des fermes de l’Ontario. Et tout comme il en avait déjà fait la preuve comme militant syndical des CAW, il démontra, une fois encore, qu’aucun différend idéologique ne saurait être supérieur à la cause collective. Pour assurer le bien-être de personnes dans le besoin, le pragmatique Federico était capable de s’allier avec des gens qui ne partageaient pas nécessairement ses idées anarchistes, et même – Dieu m’en pardonne ! – avec un brave homme, authentiquement solidaire, qui, comme il me le raconta, n’avait qu’un seul défaut : être prêtre catholique. Certains de nos amis anarchistes espagnols d’aujourd’hui raillent parfois les vieux compagnons « Se les pararon los relojes al cruzar el Río Ebro » (« Leurs montres se sont arrêtées au passage de l’Èbre »), disent-ils. Cela n’était pas vrai dans le cas de Federico ; les anciennes vérités continuaient à vivre en lui, mais il était capable, au gré de son expérience et parce que la vie continue, de les voir évoluer. C’est même pourquoi il tenta d’incarner, malheureusement sans succès, la voie de la raison lorsque la CNT espagnole implosa du fait de conflits internes où le sectarisme et le gangstérisme politique finirent par l’emporter.

Résidant à Windsor, Federico découvrit ce qu’il subsistait, de l’autre côté du fleuve, de la brillante communauté anarchiste installée à Detroit – Espagnols, Européens de l’Est et Italiens –, des compagnons que nous rencontrâmes, à l’occasion, grâce à lui. Dans les années 1970, il fit la connaissance de Fredy et Lorraine Perlman, s’impliqua, en y collaborant, à leur projet de publication, Black and Red, et il entra en contact avec l’équipe de Fifth Estate, publication dont il devint un soutien actif et solidaire. Federico avait été l’un des plus jeunes membres de la communauté anarchiste immigrante européenne. Les années passant, il devint, pour nous, l’un de nos anciens les plus appréciés, notre abuelo, notre yayo.

Quand nous l’avons connu, il avait déjà commencé à constituer, dans sa modeste demeure de Windsor, un fonds d’archives privé, qui allait devenir le plus importante d’Amérique du Nord, en fait du monde. Beaucoup d’universitaires, la plupart sympathisants de l’anarchisme, qui se rendaient au Centre Labadie de l’Université du Michigan pour entreprendre leurs recherches, traversaient le fleuve pour lui rendre visite et poursuivre leur investigation dans les archives de sa cave. Il en a été remercié dans de nombreux livres, articles et blogs d’historiens et de militants radicaux qui séjournèrent chez lui pour y travailler ou simplement pour le rencontrer, lui et sa compagne, Pura. Les visiteurs y étaient toujours bien accueillis – et bien nourris, dans le généreux style typiquement ibérique, d’une délicieuse paella dont Federico pointait l’origine catalane tandis que Pura vous assurait qu’elle était valencienne. Nous avons, nous aussi, passé beaucoup d’après-midi fascinants et agréables autour de leur table. Nous apprécions son romanticismo, qui, l’air de rien, tempérait toujours tel ou tel commentaire acide sur les faiblesses de l’anarchisme espagnol. Federico nous racontait quelque histoire héroïque à propos de Durruti tandis que Pura lui rappelait que, pendant que les hommes de la CNT et de la FAI étaient au réfectoire et y mangeaient en discourant sur l’idéal libertaire, les femmes étaient aux fourneaux – place plus enviable, insistait-elle, car abritée des philippiques des beaux parleurs.

Pura avait officié comme infirmière en Espagne mais, comme c’est souvent le cas pour les immigrants, à Windsor, elle n’exerçait que comme aide-soignante. Federico n’avait pour ainsi dire reçu aucune éducation officielle, à l’exception de son apprentissage et de ce qu’il avait appris en fréquentant, jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans, les athénées et les cercles culturels anarchistes. Le reste lui venait de ses lectures et de sa volumineuse correspondance. Tous deux étaient des êtres fort cultivés, lecteurs prolifiques, poètes, militants, aimant les arts et manifestant un constant intérêt pour les idéaux humains. Pura a laissé des carnets où elle recopiait, d’une belle écriture, des notes tirées de livres d’art. Elle faisait de superbes bouquets de fleurs séchées. Elle s’adonnait aussi à la poésie formelle. Fede, lui aussi, lisait et écrivait de la poésie ; il aimait la musique et l’art, le cinéma et l’histoire.

Il pouvait aussi être drôle. Il adorait, par exemple, vous mettre un doigt sur le bouton de la chemise et, quand vous baissiez la tête, vous attraper le nez. Quand quelqu’un disait des inepties, il lâchait une de ses fameuses sentences, du genre « Los vagones de tus necedades resbalan por los raíles de mi indiferencia » (Les wagons de ta stupidité glissent sur les rails de mon indifférence). Il pouvait étendre les bras, vous inviter à le chatouiller et, si vous vous y risquiez, vous tirer les oreilles. Cela il ne le faisait qu’avec les hommes et les garçons. Avec les femmes, c’était différent. Même dans ses derniers instants à l’hôpital, alors qu’il pouvait encore m’épingler, moi ou quelque autre visiteur mâle, il avait toujours une manière singulière de faire la cour aux infirmières sans jamais les offenser.

Federico écrivit beaucoup, en espagnol et en français, pour la presse anarchiste, et également en anglais pour le bulletin de son syndicat. Il rédigea une monographie de Tolstoï [4] et des essais sur divers thèmes, dont deux brèves mais pérennes réflexions sur l’anarchisme et la condition humaine : « “MAN” and his Judge » (1960) et sa déjà citée « Letter to a Friend (2002). Il entretint une correspondance nourrie et rédigea de nombreux hommages à ses camarades disparus. (J’en ai retrouvé deux qui furent publiés dans Fifth Estate : « José Peirats : A Comrade, a Friend » dans le numéro de l’hiver 1990, consacré à celui qui fut son plus proche mentor et ami, l’auteur de La CNT en la revolución española et de bien d’autres ouvrages, et « Germinal Gracia : The Marco Polo of Anarchism », publié dans le numéro de l’hiver 1992, riche d’informations sur le parcours de Gracia mais aussi de souvenirs très précis sur les camps d’internement en France et sur la clandestinité libertaire antifranquiste.)

L’amour de Federico pour la poésie le conduisit, en 1976, à publier Momentos [5], courte anthologie de ses poèmes comprenant des élégies consacrées à ses camarades tombés au combat et des méditations sur la condition humaine. Ses poèmes sont tout simples, parfois trop sentimentaux (on y sent l’influence de la poésie de l’époque romantique tardive). Pourtant, par leur simplicité même, par leur sincérité surtout, ils surprennent, parfois, en révélant une autre influence, celle de la grande poésie, profondément émotionnelle, du début du vingtième siècle – les frères Machado, León Felipe (dont Fede admirait l’œuvre), la Génération de 1927 – et, peut-être aussi, celle des anciennes traditions orales et des romances. Dans sa pratique d’une poésie dépouillée et contemplative, Federico était typiquement espagnol, typiquement ibère.

Dans la poésie de Federico on ressent inévitablement le poids du chagrin, les rêves brisés, le surgissement et la poussée de l’espoir et de la désespérance, le sens de l’humilité et l’effroi devant les incertitudes inhérentes à la vie :

No se puede contar
el infinito
ni concebir
la eternidad ;
pero hay realidades
intangibles
que no podemos
ignorar.
 [6]

C’est simple, oui, mais c’est aussi admirable du fait que, dans sa poésie, la question a plus de valeur que la réponse. Et quand réponse il y a, elle est existentielle, personnelle :

¿ Qué es un dia ?
¿ Qué es un año ?
¿ Qué es una vida ?
Nada.
¿ Qué es un recuerdo ?
Toda una vida.
 [7]

Pour l’avoir connu, il se peut que ces poèmes aient plus de sens à mes yeux qu’ils n’en auraient pour quelqu’un d’autre. Il est possible, de même, qu’ils ne pèsent pas lourd sur la balance du jugement académique. Mais, pour moi, ils ont de l’épaisseur. Federico était profondément attaché au spirituel, il acceptait l’existence de « réalités intangibles » – l’idéal de solidarité humaine, l’amour du prochain, le sacrifice de soi, mourir pour quelque chose qui semblait impossible. Et qu’est-ce qu’une mémoire pour un homme qui vivait dans et avec ses souvenirs de révolution, de solidarité, du courageux don de soi, qui recueillait, avec une belle dévotion, des documents mémoriels afin que d’autres puissent, un jour, connaître les idéaux humains qui lui étaient chers – qu’est-ce que la mémoire ? Toda una vida.

Nombre de ceux qui le connurent, personnellement ou par ouï-dire, manifestèrent de l’admiration pour Federico. Ce fut notamment le cas du poète Phil Levine, un des citoyens les plus admirés de la ville de Detroit, sympathisant anarchiste de surcroît (on se reportera à son merveilleux livre The Bread of Time, où il parle de l’anarchisme et de l’Espagne). Il y a plusieurs années de cela, après une séance de lecture de poésie à Ann Arbor à laquelle participait Levine, je lui ai envoyé un exemplaire du numéro de Fifth Estate qui contenait « Letter to a Friend. Il me répondit que cet essai était « extraordinaire » – ce qui laissait à penser que, si un poète du niveau de Levine trouvait de la poésie dans les écrits de Federico, mon appréciation personnelle ne devait pas être tout à fait dénuée de jugement. Et il ajouta : « On sent vraiment la profonde bonté de cet homme et les raisons qui l’ont amené à cette vision où les choses de la Terre sont partagées par tous. Je l’ai montré à ma femme, qui en fut bouleversée. À la différence du Pedro Rojas du poème de César Vallejo que j’ai lu à la soirée de lecture de poésie d’Ann Arbor, ce Federico a compris le sens des choses (Vallejo décrit Pedro saisi par ses assassins « au moment où il allait comprendre le sens des choses ». La plupart d’entre nous, nous parvenons, au mieux, à nous en approcher ; Federico, lui, y était parvenu.) »

Parmi ceux qui, de près ou de loin, le connurent, domine ce double sentiment d’admiration et d’affection. Dans son hommage à Federico, Anatole Dolgoff, le fils du respecté militant anarcho-syndicaliste russo-américain Sam Dolgoff, écrit que la toute dernière démarche de son père, avant de mourir, avait été de téléphoner à Federico pour prendre congé de lui et l’inciter à persévérer. Le tout jeune Dolgoff (qui devint lui aussi son ami) ajoute que « Russell Blackwell, très cher ami de mon père et figure négligée de l’histoire du mouvement – il avait combattu dans les rangs de la CNT durant l’insurrection de Barcelone de mai 1937, fut arrêté et torturé à diverses reprises par les communistes, risqua d’être exécuté par eux par deux fois et y réchappa de justesse –, l’évalua d’un seul coup d’œil : “Cet homme, c’est l’authenticité même !” » Et Anatole d’ajouter : « Peut-il exister un seul être humain qui a eu le privilège de connaître Federico et qui pense autrement ? »

L’un des souvenirs les plus marquants de Federico avait trait à la défaite de la République espagnole en 1939, quand les réfugiés – malades, épuisés, quelques-uns blessés et tous découragés tant l’avenir paraissait incertain – traversèrent les Pyrénées en direction de la France. Ils étaient également affaiblis par la faim. Federico nous raconta souvent, avec une sorte d’étonnement, comment ils cherchaient les glands sous les chênes et combien cela les nourrissait. Et il ajoutait (dans l’édition espagnole d’Anarchist Voices) : « Que ces glands étaient amers ! »

Ceux qui ont lu Don Quichotte se souviennent peut-être que, depuis l’époque classique, le chêne a été le symbole de l’Âge d’or. Derrière le jeune Fede Arcos – il n’avait pas encore atteint les dix-neuf ans – gisaient les ruines de l’un des brefs âges d’or de l’histoire, et de l’un des plus beaux songes que l’humanité ait jamais faits. Ces glands avaient, en effet, le goût de l’amertume. L’avenir était plein d’incertitude et il allait charrier – nous le savons désormais – d’autres violences, d’autres calamités et d’autres défaites. Mais les gens qui s’étaient battus pour un monde nouveau se rassemblèrent, mangèrent des glands et purent ainsi se nourrir. Puisse leur rêve nous soutenir, nous aussi. Federico Arcos a vécu une vie de passions et d’engagements, une vie portée par le souvenir de ce monde nouveau qu’il avait au cœur, une vie où il ne cessa de partager cette conviction de Jean-Jacques Rousseau : l’âge d’or n’est ni devant ni derrière nous, mais en nous. Comme celles et ceux de sa génération, Fede fournit la preuve par l’exemple qu’on pouvait subir de grandes défaites historiques sans être pourtant défait dans sa propre vie.

Bien qu’il ait toujours semblé penser n’avoir pas été à la hauteur de ceux des siens qui avaient consenti à l’ultime sacrifice, Federico servit la cause de la liberté et de la mémoire historique avec honneur et compétence. Sa participation à la révolution et l’opiniâtreté qu’il mit, par la suite, à réunir des données sur el Ideal qui l’avait portée, furent, l’une et l’autre, d’admirables réussites. À la fin de son existence, il fut en mesure de léguer les fruits de son travail de toute une vie à la Biblioteca de Catalunya de Barcelone (la Bibliothèque nationale de Catalogne). Ces archives comptent quelque dix mille ouvrages et documents, dont beaucoup n’étaient pas disponibles en Espagne. Un ami de Barcelone m’a récemment écrit que les légataires furent à la fois étonnés et enthousiasmés par la richesse et la diversité de la documentation reçue, qui concerne non seulement l’Espagne, mais comporte également des pièces patiemment collectées relatives à l’anarchisme américain. D’autres documents et matériaux ont été déposés à la Collection Labadie à l’Université du Michigan.

Les dernières semaines de son existence, Federico, malade, désorienté et déprimé, les passa à l’hôpital, puis dans une maison de repos, tristes lieux pour finir ses jours. À presque quatre-vingt-quinze ans, la vie et la mort convergeaient en cet homme qui n’était plus que l’ombre de lui-même mais qui tentait encore de résister avec rage au courant.

Quand, tel le roi Lear dans la tempête sur la lande, vous n’avez plus rien, que presque rien ne reste de vous, vous pouvez vous trouver réduit à ce que, jadis, vous avez vraiment été, à ce que vous souhaitiez être. Ainsi, il nous reste l’émotion d’un récit que nous fit un résident de cette maison de repos : tard, dans la première ou seconde nuit de son arrivée, on le trouva assis près du lit d’un autre vieillard en état d’inconscience. Fede lui tenait la main, le réconfortait, veillait, comme il l’aurait fait pour un camarade du front de l’Èbre.

La loi suprême de la vie est l’amour, dit Tolstoï. Federico Arcos avait cet amour en lui. Et son amour, comme ses rêves, nous soutiendra, demeurera en nous.

Un autre toast, donc. Federico Arcos, presente. ¡ Salud y libertad !

David WATSON
Fifth Estate, n° 395, hiver 2016
[Traduit de l’anglais par Ronald Creagh.]