dans le syndicalisme révolutionnaire
Le syndicalisme révolutionnaire [1] a fait l’objet, en tant que phénomène historique, d’innombrables publications. En général, quand elles ne relèvent pas du genre des faits et gestes – un genre fort répandu dans l’historiographie du mouvement ouvrier –, ces études cherchent précisément à en rendre compte. Or, selon le paradigme qui domine implicitement toute l’historiographie du mouvement ouvrier, les travailleurs sont contraints de mener des luttes qui, en toute logique, doivent s’orienter vers le socialisme, ou plus exactement vers la social-démocratie. La naissance d’un mouvement social-démocrate apparaît, alors, non pas comme un cas particulier mais comme la normalité. Au fond, en suivant ce schéma, est anormal tout mouvement ouvrier qui n’est pas social-démocrate : les syndicats « jaunes », les unions professionnelles chrétiennes, le syndicalisme révolutionnaire. Si on observe maintenant le degré d’organisation des ouvriers à travers le monde, on obtient des différences considérables d’un pays à l’autre. Ainsi, dans certains pays, seule une minorité de travailleurs était organisée dans un syndicat. De ce point de vue, par contre, toute organisation de lutte des travailleurs est une anomalie qui mérite explication. Cet article partira donc du principe qu’il n’est pas établi, d’emblée, que le syndicalisme ouvrier soit quelque chose de particulier et qu’il faille le considérer comme une déviation. D’ailleurs, on pourrait tout aussi bien dire de la social-démocratie qu’elle est une exception qu’il convient d’expliquer.
Dans la littérature scientifique, on a recours à plusieurs approches théoriques pour rendre compte du syndicalisme révolutionnaire. Il est courant de se référer aux théories de la modernisation dont on sait qu’elles peuvent contenir toutes sortes de présupposés idéologiques [2]. En général, celles-ci réduisent le syndicalisme révolutionnaire à une attitude contestataire bornée ou irrationnelle. En tant que membres de la grande famille socialiste, les syndicalistes révolutionnaires auraient dû être tout bonnement des sociaux-démocrates ! D’après cette conception, au fond, le jugement que Lénine rendait jadis à l’égard des anarchistes vaut également pour les syndicalistes révolutionnaires : « L’anarchisme, c’est un individualisme bourgeois à l’envers [….]. L’anarchisme est la conséquence du désespoir. Mentalité de l’intellectuel à la dérive ou du va-nu-pieds, mais non du prolétaire. [3] » Et l’on entend presque le même son de cloche chez Eric Hobsbawm quand celui-ci définit le syndicalisme ouvrier comme « pratique et théorie syndicales quasi révolutionnaires » [4].
Dans la recherche scientifique, on avance plusieurs types d’explication du phénomène historique que constitue le syndicalisme révolutionnaire. Aujourd’hui, il n’est plus question de faire intervenir les caractères nationaux, comme par exemple le soi-disant « tempérament latin » auquel F. F. Ridley faisait encore référence dans ses travaux [5]. Quand on prétend expliquer le syndicalisme ouvrier par des problèmes d’adaptation à la modernisation sociale et économique, on insiste surtout sur les changements qui touchent la production, et sur la taille croissante des entreprises. Depuis les années 1970, les chercheurs de ce courant privilégient l’étude de certains groupes professionnels, en particulier les travailleurs du bâtiment et de la chaussure. Je reviendrai dans un instant, de façon plus détaillée, sur cette interprétation. Des historiens, comme Melvyn Dubofsky ou Erhard Lucas, soulignent, quant à eux, les effets des migrations sur le syndicalisme révolutionnaire. Pour eux, le militant syndicaliste typique, c’est l’« ouvrier déraciné » qui, arraché à son milieu traditionnel, se radicalise d’autant plus facilement qu’il est sans attaches [6]. Un autre groupe de chercheurs met l’accent sur le contexte politique. Leurs explications du syndicalisme révolutionnaire vont de la faillite des partis socialistes [7] au rôle de la répression politique, en passant par l’opposition aux syndicats réformistes [8].
La théorie qu’ont développée Marcel van der Linden et Wayne Thorpe est sans doute la plus élaborée à l’heure actuelle. Ils examinent non seulement les origines du syndicalisme ouvrier, mais aussi les causes de la disparition des mouvements syndicalistes révolutionnaires [9]. Je reviendrai plus tard sur cette analyse ; je voudrais commencer par évoquer les rapports entre syndicalisme et anarchisme. À la suite de ces quelques réflexions, j’essaierai de donner une description correcte du syndicalisme révolutionnaire. Je ne suis pas d’accord avec Marcel van der Linden quand il affirme que « comme dans les questions de goût, il est vain de se chicaner sur des définitions » [10]. En partant de ma propre définition du syndicalisme révolutionnaire (I), et après avoir fait le bilan critique des diverses interprétations de celui-ci (II), je présenterai mes orientations de recherche (III).
I.– SYNDICALISME ET ANARCHISME
C’est en août 1907, au congrès anarchiste international d’Amsterdam, que le syndicalisme révolutionnaire s’est présenté pour la première fois aux yeux du monde. Un an auparavant, en son congrès d’Amiens, la CGT française avait exposé ses principes dans cette célèbre Charte d’Amiens qui constitue, depuis lors, la formulation classique du programme syndicaliste révolutionnaire. Amédée Dunois, dont l’attitude à l’égard du syndicalisme ouvrier avait évolué de l’hostilité prudente à l’adhésion enthousiaste en l’espace de quinze mois [11], défendit à Amsterdam le nouveau mouvement qu’il considérait comme une forme plus élevée d’anarchisme. Il déclara que l’anarchisme allait passer de la théorie à la pratique par le biais du syndicalisme ouvrier et de l’antimilitarisme. Pour lui, l’anarchisme trouvait dans le syndicalisme révolutionnaire un programme concret de transformation sociale. « Il nous suffit de voir en lui l’expression théorique la plus parfaite des tendances du mouvement prolétarien. [12] »
Dunois abondait dans le sens de Pierre Monatte, son ami du même âge, qui déclara, quant à lui, que le syndicalisme ouvrier voulait des syndicats politiquement neutres et que la première tâche des syndicalistes consisterait à fonder un syndicat pour chaque métier et dans chaque ville. D’après Monatte, le moyen pour atteindre l’émancipation des travailleurs se résumait à ces deux mots : action directe. Ainsi, de tous les mouvements ouvriers socialistes, c’est le syndicalisme révolutionnaire qui se rattachait le plus fidèlement à cette Première Internationale qui avait proclamé que l’émancipation de la classe ouvrière serait l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. « Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l’anarchisme qui l’ont précédé dans la carrière, s’est affirmé moins par des théories que par des actes, et c’est dans l’action plus que dans les livres qu’on doit l’aller chercher. [13] » Monatte soulignait par là que le syndicalisme ouvrier aspirait à dépasser la pure critique anarchiste. Le militant syndicaliste hollandais, Christiaan Cornelissen, qui résidait alors à Paris, ajouta que le syndicalisme ouvrier et l’action directe poursuivaient nécessairement des objectifs révolutionnaires : « C’est qu’ils ne cessent pas de viser à la transformation de la société actuelle en une société communiste et libertaire. [14] » Cornelissen exprimait ainsi des convictions qu’il n’avait cessé de défendre depuis sa première intervention publique, dans le mouvement socialiste, en 1888. Elles l’avaient conduit, au cours des années 1890, à occuper une position intermédiaire entre les anarchistes orthodoxes et les sociaux-démocrates marxistes. Désormais, il cherchait sa place entre le point de vue strictement syndicaliste et l’anarchisme individualiste [15]. La position particulière de Cornelissen apparaît, d’ailleurs, plus clairement à la lumière des critiques que Malatesta adressait aux jeunes syndicalistes français.
Malatesta leur opposa, en effet, que le syndicalisme révolutionnaire constituait un véritable danger pour l’anarchisme. Pour lui, les syndicats devaient rester neutres afin d’éviter que les militants chrétiens et sociaux-démocrates puissent exiger la création de leurs propres syndicats – ce qui ne pouvait entraîner que la division de la classe ouvrière. Il affirma que le mouvement ouvrier n’était qu’un moyen pour atteindre un but supérieur, la société anarchiste. Une société qui, du reste, serait davantage destinée à des hommes qu’à des travailleurs. « La révolution anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe : elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous donc de tout moyen unilatéral et simpliste. » Ce dernier élément visait, entre autres, l’idée syndicaliste suivant laquelle la grève générale suffisait pour établir la nouvelle société. Pour Malatesta, cela était impensable sans un soulèvement armé [16].
Dans cette discussion, Jean Maitron voit, quant à lui, l’« acte de divorce » des deux mouvements [17]. Je n’irai pas aussi loin, en ce qui me concerne. Il est vrai que la CGT s’appuya, à partir de 1912, sur une interprétation plus étroite du syndicalisme ouvrier et qu’elle se limita de plus en plus à des activités strictement syndicales – notons, à ce propos, que, aux Pays-Bas, les militants syndicalistes s’opposèrent à une évolution identique du Nationaal Arbeids-Sekretariaat (NAS). Pourtant, en 1912, la CGT lutta encore énergiquement, et de manière typiquement antiparlementaire, contre la législation sur la sécurité sociale, dont elle organisa le boycottage avec succès [18]. La diversité des images que le mouvement syndicaliste avait de lui-même apparaît à travers l’ordre du jour du congrès syndicaliste international de Londres (27 septembre - 2 octobre 1913) et les différentes contributions qui lui furent envoyées. L’ordre du jour comportait, au point n° 3, « Antimilitarisme » et, aux points n° 8 et n° 9, « Langue internationale » et « Religions et morales du prolétariat ». Pour le dernier point de discussion, la Polska Grupa Syndykalisci Rewolucyjne, de Cracovie, avait proposé un curieux document où, à la manière des darwinistes sociaux, le syndicalisme révolutionnaire était replacé dans « l’évolution naturelle de l’humanité » [19].
Bien que les mouvements syndicalistes aient assimilé, à leur manière propre, des traditions et des influences différentes, on ne saurait analyser adéquatement le syndicalisme révolutionnaire si on ne le conçoit pas comme un courant du mouvement anarchiste au sens large. Dans la recherche scientifique, cette idée se heurte à une vive résistance. Ainsi, Peter Schöttler ne veut pas reconnaître l’influence de l’anarchisme dans l’attitude apolitique des Bourses du Travail [20] ; Gerald Friedman estime, quant à lui, que les faibles cotisations et les maigres caisses syndicales correspondaient aux vues des seuls chefs syndicalistes [21]. Marcel van der Linden développe – peut-être sous l’influence de F. F. Ridley – une approche qui privilégie la pratique du syndicalisme révolutionnaire, au détriment de l’idéologie : « Ce qui compte, c’est ce que le mouvement fait en pratique, et non pas la manière dont il justifie ce qu’il fait. [22] » Ce choix me semble pour le moins précipité. Il trahit la volonté de ranger les mouvements syndicalistes dans une typologie de mouvements ouvriers ; et, par commodité de classement, il vaut mieux des actions isolées de leur contexte humain, qui appellent des réponses par « oui » ou par « non », que des actions dont on prendrait en compte les intentions subjectives.
Or, c’est précisément en faisant abstraction des convictions idéologiques qu’il est possible de considérer le syndicalisme révolutionnaire comme une sorte de réaction pavlovienne des plus primitive à des changements macro-économiques et/ou à des problèmes mineurs dans l’atelier. Le syndicalisme ouvrier n’est plus, alors, cette source d’orientation dans laquelle va puiser le militant. Celui-ci, privé d’attaches à cause des migrations ou de l’instabilité de l’emploi, est tout simplement poussé en avant par la modernisation économique [23]. On voit ici réapparaître, de manière plus discrète, cette interprétation négative et politiquement déterminée du syndicalisme révolutionnaire que j’ai déjà évoquée en introduction. Il ressort de ce genre d’analyses une vision de l’ouvrier syndicaliste comme « bête de troupeau ». Van der Linden et Thorpe, par exemple, ne traitent jamais de la question de savoir ce qui se passait dans la tête des militants de base. On est pourtant en droit de penser que les membres des organisations syndicalistes étaient amenés à exposer leurs convictions et, le cas échéant, à les défendre chez eux, dans la rue, au café ou sur le lieu de travail. L’ouvrier syndicaliste a été trop souvent réduit à l’état d’un homme qui ne ferait que travailler et qui ne réagirait qu’en fonction de son travail, de sorte qu’on a nié le fait qu’il pouvait avoir des intérêts sociaux et existentiels plus étendus [24]. D’ailleurs, les études qui prennent au sérieux la parole de la base montrent que les syndicalistes révolutionnaires étaient tout à fait capables, en règle générale, d’exprimer les raisons qui les faisaient se prononcer pour le syndicalisme, et non pas pour l’anarchisme individualiste ou bien la social-démocratie. « Les débats Monatte-Malatesta faisaient rage », lit-on par exemple dans les procès-verbaux de la Bourse du Travail du Havre [25]. L’historien de l’anarchisme Max Nettlau a parlé du « fait incontestable – aussi désagréable que cela puisse résonner à certaines oreilles – qu’une fois libéré de ses entraves artificielles (État, politique) et du tribut qu’il doit payer aux parasites (Capital), le Travail aura la faculté naturelle de s’organiser librement, selon les principes de l’entraide et de la solidarité, et autant que l’exigeront ses besoins propres : tout ceci constitue précisément le but final du syndicalisme révolutionnaire, mais du même coup c’est aussi l’anarchie, car l’anarchie est justement cette vie naturelle qui résulte, pour les hommes raisonnables, de la disparition des entraves qui les enserrent » [26]. Sans doute est-ce là une formulation trop rigide ; il n’empêche que le syndicalisme révolutionnaire était un phénomène beaucoup plus logique que ne le pensent la plupart des chercheurs. J’adhère à la thèse de Maitron suivant laquelle le syndicalisme ouvrier était intimement lié au monde vécu des militants [27]. Et il est impossible, selon moi, de comprendre la vie culturelle des syndicalistes – sur laquelle je reviendrai ci-après – si on se refuse à voir dans le mouvement syndicaliste une tentative d’associer l’existence et l’action de l’individu à la transformation morale de la société tout entière.
C’est alors – lorsqu’on considère le syndicalisme révolutionnaire comme une forme d’anarchisme – qu’on peut non seulement donner un sens qui aille au-delà de la réaction pavlovienne aux actions des militants qui s’en réclamaient, mais y voir aussi une situation de tension permanente par suite de ce double caractère de mouvement ouvrier et de mouvement anarchiste.
Le syndicalisme révolutionnaire ne tendait pas – pour reprendre une expression de J. Julliard – « à la dissolution de l’individu dans le groupe, mais au contraire à l’extraction de l’individu du groupe anonyme » [28]. C’est même l’essence du syndicalisme ouvrier, pourrait-on dire. Ce qui est caractéristique de l’idéologie des militants syndicalistes, c’est la conviction que, pour la victoire du socialisme, la lutte économique des travailleurs eux-mêmes était bien plus importante que la lutte politique des hommes de tribune mandatés, cette dernière pouvant même y faire obstacle. Les premiers théoriciens du NAS néerlandais, Ferdinand Domela-Nieuwenhuis et surtout Christiaan Cornelissen, avaient appris de Marx, en effet, que les rapports politiques étaient conditionnés par les rapports économiques [29]. Instrument approprié pour la lutte de classes, le syndicat était destiné, après la révolution, à organiser la production. « L’atelier sera le gouvernement », annonçait le cégétiste Léon Jouhaux [30].
Friedhelm Boll a souligné, à juste titre, qu’il s’agissait, selon cette conception, moins d’une « étatisation de la production […] que d’une syndicalisation » [31]. En général, les syndicalistes révolutionnaires ne s’aventuraient pas plus loin dans la description de la forme que prendrait la société après la révolution. Il faut dire qu’il n’est pas dans les habitudes de la pensée anarchiste de tracer les plans de la société future. On peut s’en faire une idée en lisant par exemple les fameuses News from Nowhere de William Morris ; mais les grands théoriciens anarchistes n’étaient pas assurés eux-mêmes de ce qui devait arriver après la « conquête du pain » [32]. L’idéal de société des syndicalistes révolutionnaires restait donc assez vague.
Les syndicats étant destinés à réorganiser la vie économique, les travailleurs devaient être préparés dès à présent, dans le combat syndical, à la mission qui leur reviendrait après la révolution. Le mouvement syndicaliste était caractérisé par une étroite liaison entre les buts et les moyens. Il n’y a jamais été question de quantité, mais uniquement de qualité, si bien que l’organisation était souvent censée s’effacer devant le mouvement social réel. Il faut dire aussi que, en raison de sa faiblesse numérique, elle entrait rarement en contradiction avec cette vision des choses. « Pour nous, il s’agit de faire venir des travailleurs qui, sachant voler de leurs propres ailes, évolueront dans notre mouvement par conviction », déclarait la direction du NAS en 1904. On estimait d’ailleurs que c’était la seule manière de lutter pour l’émancipation réelle des travailleurs [33]. Les syndicalistes ne cherchaient pas plus à créer des grosses caisses de résistance : « Par expérience, nous insistons toujours sur la vigueur de l’organisation. Aucune lutte n’a été remportée par des caisses de résistance, mais en revanche par la fermeté des convictions et la vigueur de l’organisation », écrivait le NAS en 1901 [34]. Pour eux, la détermination et le sens des responsabilités des membres limitaient les tendances centralistes [35] ; et le respect du plus petit groupement empêchait la prédominance des grandes organisations. Ainsi, dans le NAS, les organisations ne disposaient chacune que de trois voix au maximum [36]. En France, l’esprit anarchiste s’exprimait dans le mépris de la CGT à l’égard des petites grèves – qui ne faisaient qu’épuiser le mouvement syndicaliste – et du « petit travail quotidien » d’organisation [37]. Il n’est pas impossible que le caractère assez modéré des revendications des syndicalistes français – ce dont s’étonne Stearns – s’explique, en partie, par cet état de choses [38].
Le syndicalisme révolutionnaire était, en réalité, une forme libertaire de socialisme ouvrier. Celui-ci ne se réclamait pas en premier lieu – pas même de façon critique – de l’action de la bourgeoisie libérale, comme le socialisme bourgeois ; il insistait fortement, en revanche, sur le rôle des travailleurs dans la société socialiste future. Ce qui importait avant tout, c’était leur place dans la production, et plus généralement dans la société tout entière [39]. Cet élément est d’importance pour notre propos : le syndicalisme révolutionnaire est l’expression d’un mouvement qui avait conscience d’être un mouvement ouvrier et qui ne voulait rien avoir affaire avec des bourgeois, fussent-ils socialistes. À moins, évidemment, qu’ils acceptent le rôle dirigeant des travailleurs dans le mouvement. C’était, en même temps, un mouvement qui n’avait pas pour référence le monde des bourgeois – dont a fait longtemps partie la politique parlementaire –, mais le monde des ouvriers [40]. Cette position ouvriériste a souvent pris la forme d’une attitude anti-intellectualiste, ce qui a pu renforcer, du même coup, l’influence de l’antimarxisme bakouninien dans le mouvement syndicaliste [41]. Jean Maitron a souligné, à juste titre, que les intellectuels – quand ils ne se considéraient pas comme supérieurs aux travailleurs – se montraient craintifs et hésitants devant l’assurance dont faisaient preuve les ouvriers syndicalistes. Il est évident en tout cas, poursuit Maitron, que les préjugés respectifs ont nui aux rapports entre militants ouvriers et intellectuels [42].
C’est surtout la figure du social-démocrate comme héraut du parlementarisme, quand il incarnait la politique et le monde de la bourgeoisie, qui suscitait la méfiance des syndicalistes révolutionnaires. Leur anti-intellectualisme se manifestait alors davantage. Ainsi, pour se démarquer du Parti ouvrier social-démocrate des Pays-Bas (SDAP), avec « ces messieurs les avocats » [43], le NAS se vantait d’être composé de travailleurs qui, malgré leur manque d’éducation, avaient eux-mêmes créé toute une organisation. On disait alors qu’on ne pouvait absolument pas faire confiance (« gansch niet vertrouwen ») aux sociaux-démocrates [44]. En France, la méfiance de la CGT à l’égard du mouvement politique socialiste remonte aux années 1880, voire à une époque plus reculée encore [45]. « Le parti socialiste n’a rien à faire dans les assises ouvrières », écrit Jouhaux en 1909 [46]. De plus, la présence de « politiciens » menaçait de diviser des travailleurs qui, laissés à eux-mêmes, formaient toujours une unité. C’est entre autres pour cette raison que les mouvements politiques devaient être tenus à l’écart. Ce qui a peut-être renforcé cette attitude anti-sociale-démocrate, c’est que beaucoup de syndicalistes révolutionnaires avaient d’abord été membres d’organisations sociales-démocrates. En tout cas, le fait de garder ses distances par rapport à ceux qui s’adonnaient à la politique était une nécessité vitale pour un mouvement syndical basé sur la solidarité. C’est ainsi qu’un mouvement syndicaliste révolutionnaire uni pouvait être, sinon l’incarnation, du moins le représentant légitime du prolétariat. « Nous discutons des questions économiques et non politiques. [47] »
Ainsi, les syndicalistes révolutionnaires voulaient conserver une organisation strictement ouvrière, avec une direction aussi réduite que possible [48], composée avant tout de travailleurs, et qui devait contredire toutes les lois que Robert Michels – lui-même sympathisant de la cause syndicaliste [49] – avait établies sur les organisations. D’une manière générale, ce type d’organisations ne pouvait exister qu’à condition que le monde des travailleurs soit protégé et encore intact. Elles étaient capables, alors, de lutter contre l’influence de la bourgeoisie ; mais dès que l’État a commencé à se soucier de la vie des travailleurs et des conditions de travail, ces organisations se sont retrouvées dans une situation difficile. Du jour au lendemain, les dirigeants du mouvement syndicaliste ont dû apprendre une langue autre que celle que parlaient les ouvriers, et ils ont eu besoin d’une stratégie pour gérer, tout en préservant leurs idéaux libertaires, les questions politiques, les interventions de l’État et le pouvoir qui leur était délégué.
II.– LA RECHERCHE SUR LE SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE
Je viens d’effleurer la question du déclin du mouvement syndicaliste révolutionnaire ; avant d’aller plus avant, il convient de déterminer la période historique sur laquelle on doit se concentrer quand on veut étudier le syndicalisme ouvrier.
En règle générale, on estime que les années 1900-1920 constituent la grande époque du syndicalisme révolutionnaire. L’Allemagne fait exception, la FAUD ayant encore disposé de forces importantes plusieurs années après, et évidemment l’Espagne où la CNT comptait 700 000 membres en 1919 et plus d’un million en 1932 [50]. Il est à considérer que, même à son apogée, le mouvement syndicaliste n’a jamais encadré la majorité de la population active. Julliard a calculé que, en 1906, environ 2,19 % de la population active, dans les secteurs secondaire et tertiaire, appartenait à la CGT. La Confédération représentait alors 23 % de tous les travailleurs syndiqués ; en 1911, la proportion passait à 31 % [51]. En 1932, la CNT espagnole avait dans ses rangs environ 20 % de la population active [52]. En comparaison, les effectifs des autres organisations semblent négligeables : la FAUD comptait à son apogée 150 000 adhérents [53] ; en 1917, les effectifs des wobblies américains sont estimés à 150 000 membres [54] ; le maximum atteint par le NAS néerlandais, avant la Première Guerre mondiale, s’élevait à 12 446 adhérents (1900) et, après la guerre, à 51 570 (1920) [55].
La période d’essor du syndicalisme ouvrier que fait ressortir la périodisation historique de celui-ci a donné l’impression qu’il n’aurait réellement existé qu’entre 1900 et 1940 [56]. Ceci est renforcé par le fait que l’expression « syndicalisme révolutionnaire » ne s’est diffusée qu’après le congrès d’Amiens de la CGT, en 1906. Elle s’est ensuite imposée progressivement dans les autres pays, comme aux Pays-Bas par exemple, à partir de 1907 [57].
L’origine française de la notion de syndicalisme révolutionnaire a parfois laissé penser qu’il aurait été importé de France dans les autres pays [58]. C’est le cas pour la Russie, selon Paul Avrich [59] ; mais dans de nombreux pays, du moins en Europe, le syndicalisme révolutionnaire apparaît comme un mouvement largement autochtone. À l’inverse, aux États-Unis, les wobblies ont toujours énergiquement refusé d’être qualifiés de « syndicalistes révolutionnaires » ; mais cela n’a pas empêché Dubofsky de les ranger, de bon cœur et à juste titre, dans la tendance syndicaliste [60] ! Il affirme, par ailleurs, que le syndicalisme révolutionnaire s’était enraciné dans la classe ouvrière américaine avant même que les IWW n’adoptent leur déclaration de principes en 1905 [61]. De même, dans divers pays européens, on trouve des mouvements plus anciens qui peuvent être étiquetés comme « syndicalistes révolutionnaires ». Dans les pays latins, on peut repérer, dès les années 1860, des éléments du syndicalisme révolutionnaire dans les groupes proches de Bakounine [62]. Mais on en trouve aussi des traces plus au nord, dans le dernier quart du XIXe siècle : en premier lieu, évidemment, dans le Jura, qui était, dans les années 1870, un bastion de Bakounine et de la Fédération jurassienne [63]. En 1887, la Ligue sociale-démocrate néerlandaise décide, quant à elle, de n’accepter que des syndicats comme organisations locales de base. Derrière cette réorganisation, il y avait les leçons que F. Domela Nieuwenhuis avait tirées de la lecture du Manifeste du Parti communiste et du Capital [64]. Ces deux livres ont été également une source, sur le plan théorique, pour le syndicalisme révolutionnaire de Christiaan Cornelissen [65]. En Allemagne, au tournant du siècle, le mouvement des « localistes » présente également des caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire ; mais Dirk H. Müller a montré que le mouvement syndical allemand les présentait dès les années 1870 [66]. En France, des organisations ouvrières ont adopté, dans les années 1880, des résolutions antipolitiques – à côté de résolutions, soit dit en passant, qui témoignent d’une influence plutôt marxiste [67]. Plus tard, certains membres des syndicats anglais sont passés de positions typiques du « new unionism » des années 1890 à des positions syndicalistes [68]. En Bohême, les anarchistes ont accepté, dès 1896, de considérer les syndicats comme les seules organisations légitimes pour les luttes sociales [69]. Seule la Belgique, qui avait une longue tradition de mouvement ouvrier socialiste, se montre curieusement rétive, dans un premier temps, au syndicalisme révolutionnaire, et même après la fondation de la CGT belge, en 1905, le mouvement syndicaliste n’y a jamais atteint une réelle importance [70].
Dans le monde, les migrants européens ont répandu les idées du syndicalisme révolutionnaire. C’est le cas des États-Unis [71], mais aussi de pays d’Amérique latine, comme le Chili [72] ou le Pérou [73] .
Ainsi, on peut repérer dans de nombreux pays, dès le dernier quart du XIXe siècle, des éléments spécifiques du syndicalisme révolutionnaire. Il n’est pas étonnant, alors, qu’un mouvement tendanciellement syndicaliste se soit aussi manifesté au sein de la Deuxième Internationale. Réduit au silence après le congrès socialiste international de Londres (1896), il a eu, par la suite, de grandes difficultés pour bâtir une véritable organisation. Il a déjà été question, plus haut, de la forte opposition que ce genre de projets a rencontrée chez les anarchistes lors du congrès d’Amsterdam (1907). Et les décisions prises en 1913, au congrès de Londres, sont restées sans suite à cause de la guerre et de la scission qui en a résulté parmi les anarchistes et les syndicalistes, de sorte qu’il a fallu attendre 1923 pour qu’une Internationale syndicaliste voie enfin le jour [74]. Il est évident, en tout cas, que l’opposition qui s’est formée contre l’hégémonie marxiste lors du congrès socialiste international de Paris (1889), s’est engagée de plus en plus distinctement, au cours des congrès suivants, dans une troisième voie entre la social-démocratie marxiste et l’anarchisme individualiste [75].
En général, lorsqu’ils étudient un phénomène historique, les historiens ont l’habitude d’en chercher les racines ; et, à ce titre, on pourrait tout à fait négliger ces éléments d’histoire (ou de préhistoire) du syndicalisme révolutionnaire. Ce n’est évidemment pas mon intention. Il ressort de ce que je viens d’exposer que le syndicalisme révolutionnaire est un mouvement ouvrier doté d’une vraie tradition. Ce mouvement ouvrier a souvent été menacé d’être marginalisé par le mouvement politique dominant qui s’est toujours considéré comme plus important que le mouvement syndical : la social-démocratie. Ayant pris conscience au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle que les stratégies de l’insurrection et du terrorisme n’étaient pas nécessaires à leur cause, les anarchistes ont alors introduit leurs propres considérations théoriques dans le mouvement ouvrier (grève générale, action directe, auto-organisation, démocratie directe), ce qui, du même coup, a ouvert aux travailleurs des perspectives nouvelles sur le plan culturel. En transmettant leurs expériences au mouvement ouvrier syndicaliste, les anarchistes ont aidé les travailleurs à formuler une critique des conceptions de la social-démocratie. En réalité, cependant, les syndicalistes anarchistes n’ont fait qu’enseigner ce que les travailleurs savaient déjà par eux-mêmes depuis longtemps [76].
La recherche des racines historiques du mouvement syndicaliste a mis certains historiens sur la piste des traditions de métiers. De ce point de vue, le syndicalisme révolutionnaire rentre dans la théorie des étapes du socialisme telle que l’a développée Geoff Eley [77]. Dirk Müller a établi un rapport concret entre l’ancienne organisation de métier et les activités corporatives des artisans berlinois du bâtiment, d’une part, et leurs orientations et pratiques « localistes » (ou syndicalistes révolutionnaires) dans les années 1890, d’autre part [78]. Si on suit les travaux de Rudolf Boch, à Solingen les plus anciennes couches de travailleurs étaient favorables à l’idée d’« association libre des producteurs », alors que les ouvriers et les ouvrières qui arrivaient de la campagne étaient victimes d’un processus de déqualification et rejoignaient le mouvement syndical social-démocrate. Celui-ci non seulement disciplinait ses membres, mais leur apprenait aussi à attendre de l’aide de la part de l’État [79]. Barbara Mitchell a soutenu, quant à elle, que la tradition syndicaliste en France plonge ses racines dans les compagnonnages [80]. Peut-être existe-t-il, en effet, dans les pays où il y a eu une transition harmonieuse entre les corporations et les syndicats de métier, un lien entre le syndicalisme révolutionnaire et les pratiques corporatives. On doit cependant tenir compte de ce que certaines formes d’action peuvent être tout simplement les plus logiques qui soient dans un contexte donné et que leur origine ne remonte pas forcément à des pratiques corporatives plus anciennes. À l’époque, ces pratiques avaient, de toute façon, disparu depuis longtemps [81]. Dans un pays comme les Pays-Bas, par exemple, il est peu probable qu’il y ait eu un rapport entre les guildes et les organisations syndicales, car les guildes y ont été très tôt supprimées, tandis que le mouvement ouvrier s’y est développé assez tardivement [82]. Un autre cas qui s’oppose à l’existence d’un lien entre corporations et syndicalisme révolutionnaire est celui de la Suisse où, comme l’a montré Rolf Bigler, c’est précisément l’organisation corporative qui a empêché le développement du socialisme libertaire parmi les horlogers de Genève [83]. On peut d’ailleurs tout aussi bien dire que l’ordre – reconnu par l’État – que formaient les corporations se retrouve dans le besoin d’une réglementation étatique de la vie économique. De ce point de vue, l’organisation corporative a fait naître des convictions plutôt sociales-démocrates.
Si l’appartenance du syndicalisme ouvrier au mouvement anarchiste ne le rend évidemment pas plus singulier que le mouvement socialiste « traditionnel », il n’empêche qu’on ne saurait l’analyser comme un mouvement syndical « traditionnel » qui lutte pour de meilleurs salaires et une réduction du temps de travail – ce que l’historien néerlandais Theo van Tijn appelle un « monopole de la vente de la force de travail » (Verkaufskartell von Arbeitskraft) [84]. Comme cela a été précédemment évoqué, les travaux actuels de sciences sociales sur le syndicalisme révolutionnaire négligent plus ou moins cette dimension anarchiste. Seule la situation dans les entreprises semble attirer l’attention. Il est pourtant loin d’être établi que c’est précisément là que réside l’explication du syndicalisme révolutionnaire. Toujours est-il que ce courant de la recherche scientifique se concentre sur deux grands thèmes : l’analyse de certains métiers qui étaient sur-représentés dans les organisations syndicalistes, et la modernisation de la production.
Quand on examine les secteurs professionnels dans lesquels les syndicalistes révolutionnaires se recrutaient, on découvre, cependant, une grande variété de métiers.
Bien que ce tableau [85] ne soit pas complet et ne contienne aucune donnée quantitative concernant les forces syndicalistes dans les différents groupes professionnels, il n’en permet pas moins de faire une série d’observations importantes. Il en ressort tout d’abord que les métiers artisanaux sont fortement représentés dans le syndicalisme révolutionnaire. Pour chacun d’eux, on a avancé une explication de cet état de choses. Ainsi, en ce qui concerne les garçons boulangers argentins, on dit qu’ils changeaient fréquemment d’employeurs [86]. On a beaucoup écrit au sujet des cordonniers, lesquels exerçaient, selon Maitron, un métier qui leur laissait du temps pour la réflexion. Il est possible que l’habitude de confier à un compagnon le soin de faire la lecture pendant le travail ait eu ici des effets stimulants [87]. Bigler a d’ailleurs repris l’argumentation de Maitron pour le cas des ouvriers horlogers suisses [88]. D’après Maitron, les anarchistes français recrutaient leurs partisans dans des métiers artisanaux ou similaires ; mais cette hypothèse ne permet pas d’expliquer, par exemple, l’adhésion des travailleurs du textile au mouvement syndicaliste révolutionnaire.
On a beaucoup étudié, en particulier, les travailleurs du bâtiment dont le tableau semble d’ailleurs confirmer la tendance au syndicalisme révolutionnaire. J’ai déjà évoqué les remarques de Müller concernant les traditions corporatives des artisans berlinois du bâtiment. Pour Marcel van der Linden, il est plus important de constater que les travailleurs du bâtiment s’engageaient, en général, dans des contrats de travail de courte durée – ce que souligne aussi Müller [89] – pour ensuite reprendre la route. Il estime que, en règle générale, ces « project workers » étaient favorables au syndicalisme révolutionnaire ou, tout du moins, qu’ils apparaissent assez souvent comme militants syndicalistes [90]. Howard Kimeldorf a pourtant montré que la courte durée du contrat de travail n’a pas été un élément décisif pour le syndicalisme révolutionnaire. Si ces contrats peuvent en partie expliquer la position dominante des syndicalistes dans les ports de la côte Ouest des États-Unis, ils n’ont pas empêché, pour autant, que se développent, parmi les dockers de New York, des syndicats très conservateurs [91]. Kimeldorf insiste particulièrement sur les groupes professionnels dans lesquels se recrutaient les travailleurs des ports : marins et bûcherons à l’ouest, immigrés de pays catholiques et agraires (comme l’Irlande, la Pologne ou l’Italie) à l’est des États-Unis [92]. Max Nettlau avance, quant à lui, une explication qui correspond à la théorie plus récente de Kerr et Siegel [93] et qui rencontre encore un certain succès [94]. Selon lui, les ouvriers terrassiers parisiens et ceux du bâtiment, qui formaient un des bastions du syndicalisme révolutionnaire en France, étaient « souvent des hommes robustes de la province qui auraient bien aimé se battre entre eux s’ils avaient pu et qui – comme ils en avaient rarement l’occasion – se distinguaient fréquemment par leur brutalité dans les chasses au renard (la lutte contre les jaunes) » [95].
Cependant, on remarque, à côté de ces ouvriers qualifiés, la présence d’ouvriers de grandes entreprises : travailleurs du textile, mineurs, métallos (et ouvriers de chantier naval). Il paraît difficile de continuer à dire que l’artisanat était un terrain favorable au syndicalisme révolutionnaire, mais pas la grande entreprise. Si on veut à tout prix conserver la thèse des origines artisanales du syndicalisme ouvrier, il faut, alors, prouver qu’il régnait dans ces grandes entreprises des rapports artisanaux de travail. C’est peut-être le cas de l’industrie minière (Hobsbawm a écrit que « les mineurs sont un groupe particulièrement archaïque de travailleurs » [96]) ; et cela est tout à fait possible pour la construction navale [97]. Ce que les travailleurs des chantiers navals et du bâtiment ont en commun, c’est que leur travail leur laissait beaucoup d’autonomie, qu’ils étaient encore hautement qualifiés, qu’ils travaillaient souvent à la tâche (ils devaient donc être en mesure d’estimer le temps qu’il leur faudrait pour faire le travail) et qu’ils fabriquaient toujours un produit unique auquel ils pouvaient facilement s’identifier. Quand on peut construire un navire, on peut transformer la société.
Le cas des travailleurs du textile fait cependant problème. À Saint-Étienne, ils travaillaient dans de petites et moyennes entreprises [98] ; leurs collègues syndicalistes de la rive gauche du Rhin se recrutaient surtout parmi les passementiers qui constituaient le groupe professionnel le plus privilégié de toute la branche du textile [99]. Mais ce n’est pas le cas, par exemple, des ouvriers de la Twente (Pays-Bas), où le processus de production n’était déjà plus organisé sur le mode de l’artisanat.
On pourrait dire alors – sauf en ce qui concerne les travailleurs du textile – que l’élément décisif ne réside pas dans la condition de « project workers », mais dans l’autonomie que tous ces groupes professionnels avaient dans leur travail. Les ouvriers portuaires avaient besoin, eux aussi, d’une certaine indépendance pour obtenir des commandes, en déterminer le prix et organiser le travail au mieux. Ils pouvaient imposer plus facilement leur autonomie quand le marché du travail leur était favorable. Kimeldorf a montré toute la faiblesse de la situation des dockers – ethniquement hétérogènes – de New York sur un marché du travail saturé qui attisait d’autant plus la concurrence et la discorde entre eux qu’il était organisé selon un système d’intermédiaires (padrone system). Ici, la position de départ des syndicats était donc des plus mauvaise. A l’ouest des États-Unis, par contre, les travailleurs, plus homogènes sur le plan ethnique, se retrouvaient sur un marché du travail non saturé. La différence tenait en ceci que, dans les ports de la côte Ouest, il y avait toujours du travail, ce qui n’était pas le cas à New York où les bateaux étaient, en général, affrétés à la demande (tramps) [100].
Tous ces travailleurs éprouvaient une certaine aversion pour les organisations où il fallait obéir. De plus, ils ne voyaient souvent dans le mouvement syndical qu’un moyen parmi d’autres pour défendre leurs intérêts. Cela explique, peut-être, le paradoxe suivant, à savoir que, en général, le taux de syndicalisation était faible dans les branches où le syndicalisme révolutionnaire comptait, de toute évidence, des partisans. Et c’est ainsi qu’on pourrait expliquer, plus généralement, la relative force de la CGT en France malgré un faible taux d’adhésion. Contrairement à Ridley qui explique l’essor du syndicalisme révolutionnaire par la faiblesse du mouvement syndical [101], c’est plutôt dans la plus ou moins grande autonomie des ouvriers dans leur travail qu’on doit chercher la cause de ces deux phénomènes historiques.
Ce type d’explications concernant l’essor du syndicalisme révolutionnaire se heurte cependant à trois grands problèmes. Le premier est lié au fait que le syndicalisme ouvrier – à l’exception de l’Espagne et des pays d’Amérique latine – a toujours été un courant minoritaire dans le mouvement syndical, d’autant plus que le taux général d’organisation a toujours été inférieur à 50 %. Cela signifie que les facteurs que les différents auteurs (moi y compris) ont identifiés en rapport avec les conditions de travail n’ont pas eu les effets attendus sur la majorité des travailleurs, ce qui remet en cause l’ensemble de l’argumentation. En effet, si ces facteurs avaient été aussi importants qu’on le prétend, on aurait eu, alors, des mouvements syndicalistes dominants, avec des taux d’organisation de loin supérieurs à 50 %. La sur-représentation de certaines professions dans le syndicalisme révolutionnaire ne dit pas grand-chose sur les conditions de travail et doit être expliquée autrement. Une première explication tient à la faiblesse numérique de certains mouvements syndicalistes nationaux, ce qui enlève de facto toute signification, sur le plan statistique, aux différences observées dans la taille des groupes professionnels. Ainsi, en 1924, dans la fédération syndicaliste des Pays-Bas, la plus grande organisation était la Fédération des métallos, qui comptait 2 170 membres, et la plus petite celle des mineurs avec 50 membres [102]. Par ailleurs, on peut expliquer la position prééminente, par exemple, des ouvriers du bâtiment par le seul fait de leur présence dans chaque ville ; cela pourrait même suffire à expliquer l’importance des fédérations du bâtiment dans plusieurs mouvements syndicalistes nationaux.
Le deuxième problème a été formulé par Friedhelm Boll, en conclusion de son étude sur les travailleurs du bâtiment de Londres, de Paris et de Hambourg, comme suit : « Malgré de grandes similitudes au niveau de la structure de l’industrie et des conditions de travail dans les pays étudiés, les ouvriers qualifiés du bâtiment, en particulier, ont adopté des conceptions syndicales et des orientations politiques foncièrement différentes, voire tout à fait opposées. [103] » Ainsi, il semble que les facteurs liés au lieu de travail ne suffisent pas à rendre compte d’une forme particulière de mouvement ouvrier. Cela ne veut évidemment pas dire qu’ils sont tout à fait négligeables : il est évident qu’il existe des groupes professionnels que l’action directe collective n’attire pas du tout. On peut tout au plus considérer l’autonomie de l’ouvrier qualifié comme une condition nécessaire, mais non suffisante, pour l’apparition du syndicalisme révolutionnaire.
Le troisième problème est d’une autre nature ; il est lié au fait que, en insistant sur les conditions de travail et la situation dans l’entreprise, on est amené, presque automatiquement, à faire du syndicalisme révolutionnaire un mouvement d’hommes, sans pour autant en tenir compte sur le plan de la problématique. Si un premier pas a été fait dans l’analyse des organisations syndicalistes en tant que mouvements d’hommes [104], il y a toujours le risque que le mouvement soit directement associé à l’antiféminisme et au culte de la virilité [105]. C’est bien possible en ce qui concerne la CGT, qui était peut-être ici influencée par la pensée de Proudhon [106]. La délégation française au congrès de l’Internationale de 1866 déclarait déjà que : « Sans famille, la femme n’a sur la terre aucune raison d’être. » Et, bien que des femmes aient défendu la Commune au péril de leur vie ou travaillé en usine et en atelier, ce n’est qu’en 1935 que la CGT adoptera une position qui leur soit favorable [107]. On ne doit pas, cependant, généraliser les conclusions tirées du cas français ou suédois à l’ensemble du mouvement syndicaliste. Temma Kaplan insiste, par exemple, sur les « neighbourhood women » (« femmes du voisinage ») quand elle évoque les forces du syndicalisme révolutionnaire à Barcelone. La pratique de la grève générale, qui y a eu lieu plusieurs fois, montre clairement la contribution que ces femmes pouvaient apporter aux luttes sociales. Cela ne veut évidemment pas dire que la CNT et la FAI étaient des organisations féministes ; mais, sur ce point, en tout cas, les anarchistes espagnols faisaient preuve d’une plus grande compréhension que leurs camarades de la CGT [108].
III.– UN MODÈLE ALTERNATIF
Tout cela conduit à adopter une autre stratégie de recherche reposant sur l’idée que les mouvements ouvriers s’expliquent moins, en dernière analyse, par la situation dans l’entreprise que par des facteurs liés à la société dans laquelle ils évoluent. À ce propos, Eric Hobsbawm a écrit ce qui suit : « Rien ne permet de dire que si on a une position sociale particulière, Dieu ou le destin a décidé qu’on finirait dans les rangs de la gauche révolutionnaire ou de l’extrême droite. Cela dépend des situations, et cela dépend de ce qu’on fait pour mobiliser les gens et les organiser. [109] » Pour tous ceux qui attachent de l’importance aux explications structurelles et à la précision théorique, cela semble sonner comme une condamnation sans appel.
Et pourtant, cette citation ouvre la perspective de pénétrer plus avant dans les structures, précisément par l’analyse des « situations » et de « ce qu’on fait ». Les mouvements syndicalistes qui, en général, étaient faibles sur le plan financier et dont l’appareil était souvent réduit à sa plus simple expression, étaient moins en mesure, en effet, de mobiliser les travailleurs que les syndicats et les partis plus riches et mieux organisés. Ainsi, ce qui explique – entre autres, la forte régression que le syndicalisme révolutionnaire a connue aux Pays-Bas, c’est que les syndicalistes n’ont plus été capables, à partir d’un certain moment, de rivaliser avec les syndicats sociaux-démocrates et chrétiens en ce qui concerne les fonds de soutien aux chômeurs. D’un autre côté, les « situations » ne relevaient évidemment pas du pur arbitraire. Et on peut se demander quelles étaient les situations qui favorisaient le syndicalisme révolutionnaire et quelles étaient celles qui tournaient à son détriment.
On a souvent analysé le syndicalisme ouvrier en tant que mouvement national. Il est vrai qu’on ne saurait nier que le mouvement syndicaliste dans un pays comme l’Allemagne était sensiblement plus faible qu’en France ou en Espagne. Aussi certaines spécificités nationales ont-elles dû jouer un rôle. Dans le cas de l’Allemagne, ce furent sans doute l’octroi précoce du droit de vote aux travailleurs, la forte présence de l’État dans les Länder allemands et l’ancienneté de l’État social. Un autre facteur réside dans l’autonomie des communes par rapport à l’État, laquelle varie considérablement d’un pays à l’autre. Il s’agit essentiellement ici de savoir dans quelle mesure la politique sociale et les rapports de travail étaient réglés au niveau local. Cependant, dans l’analyse des facteurs nationaux, on doit aussi tenir compte du fait que le syndicalisme révolutionnaire n’a jamais pu attirer dans ses rangs la majorité des travailleurs, ni même, en général, celle des « organisés ». J’ai d’ailleurs cité, plus haut, quelques chiffres à ce sujet. C’est pourquoi, à mon sens, les facteurs nationaux ne sont pas d’un grand secours pour rendre compte du phénomène historique que constitue le syndicalisme ouvrier. En fait, c’est un mouvement qu’on doit examiner, et expliquer, plutôt du point de vue de l’histoire locale. L’élément « localiste » dans le syndicalisme révolutionnaire montre déjà clairement que la dimension locale, l’ancrage local revêtaient une grande importance pour les militants. La recherche en histoire locale est, par ailleurs, la seule méthode qui soit à même, selon moi, de déterminer – par exemple – pourquoi les travailleurs du textile du nord de la France étaient d’orientation guesdiste et ceux de Saint- Étienne d’ardents syndicalistes. Ou pourquoi, à Berlin, les ouvriers du bâtiment étaient profondément localistes alors que ceux de Hambourg l’étaient beaucoup moins. En outre, ce parti pris pour l’histoire locale se justifie pleinement par l’importance des communautés locales. À la fin du XIXe siècle, les États européens étaient centralisés à des degrés fort différents. De même, l’autonomie dont jouissaient encore les communes variait beaucoup selon les pays. Et c’est peut-être ici, précisément, qu’on peut trouver des éléments de réponse à la question de savoir pourquoi le syndicalisme a pu se manifester plus énergiquement dans tel pays plutôt que dans tel autre. Ce qui veut dire aussi que les « situations » dont parle E. Hobsbawm ont varié d’un lieu à l’autre aussi longtemps que les communautés locales ont pu gérer plus ou moins elles-mêmes leurs affaires.
Soit un exemple [110]. Flessingue et Middelbourg sont deux villes à l’extrême sud-ouest des Pays-Bas. En 1899, elles étaient, avec 20 000 habitants, de taille à peu près égale. Flessingue est une ville portuaire tandis que, six kilomètres plus loin, la ville de Middelbourg est un centre administratif et commerçant au niveau régional. La vie économique de Flessingue était dominée par une entreprise, le chantier naval « de Schelde ». Le port, les services de transport vers l’Angleterre et l’industrie du bâtiment fournissaient aussi des emplois. À Middelbourg, il y avait surtout des petits ateliers artisanaux spécialisés dans le bâtiment et le travail du métal. La structure sociale de Flessingue se caractérisait, du fait de l’économie de la ville, par la prédominance des travailleurs, la relative faiblesse des groupes intermédiaires (petits patrons, enseignants, fonctionnaires) et de petites élites. Celle de Middelbourg était, par contre, plus équilibrée et mieux dessinée. La ville avait un petit et moyen patronat et, en raison de la présence de services administratifs et d’institutions scolaires, une puissante bourgeoisie de savoir. À Middelbourg, on trouvait enfin des élites relativement importantes, composées de hauts fonctionnaires, de nobles et de quelques entrepreneurs.
La base économique a eu un rôle plus déterminant que la seule structure sociale des deux villes. Flessingue n’étant pas un centre commerçant régional, les classes moyennes laborieuses y étaient faibles du point de vue financier parce qu’elles en étaient réduites à dépendre de la population ouvrière. Le système scolaire a connu un développement lent en raison de la forte proportion d’ouvriers parmi les habitants de la ville. Les enfants des couches supérieures pouvaient d’ailleurs facilement aller au collège à Middelbourg. Les élites de Flessingue étaient, on l’a dit, assez réduites. Elles comprenaient un petit groupe de dirigeants de grandes entreprises, un avocat, le notaire, quelques médecins de famille, un pasteur et le maire. Cette structure sociale est de grande importance pour deux raisons. Tout d’abord, la ville était trop pauvre pour venir en aide financièrement aux travailleurs tombés dans la misère, en cas de chômage par exemple. Les ouvriers ne pouvaient compter, en général, que sur eux-mêmes. Ensuite, du fait de la faiblesse des groupes intermédiaires, ce n’était pas chose facile d’établir une relation entre les élites et les travailleurs. Le code de bonne conduite de la société de caste interdisait aux membres de l’élite tout rapport direct avec les travailleurs. Cela n’était possible que par le truchement des couches intermédiaires. Ainsi donc, à Flessingue, il était difficile de créer des organisations dépassant les frontières de caste.
Les choses en allaient autrement à Middelbourg. Les classes moyennes laborieuses y étaient plus riches et plus diversifiées qu’à Flessingue, non seulement parce que la ville avait une bourgeoisie élargie et bien établie, mais aussi parce qu’elle était le centre commerçant de la région. En général, la situation de ces classes moyennes dépendait de consommateurs riches, et non pas des travailleurs. Étant donné qu’il y avait à Middelbourg des tribunaux et des écoles supérieures et que la ville était le centre administratif de la région, il y vivait une plus vaste intelligentsia. En période de crise, les élites et les classes moyennes étaient parfaitement en mesure de venir en aide aux travailleurs. De plus, il y a eu diverses initiatives qui ont favorisé l’intégration des travailleurs dans la société bourgeoise. Ainsi, à partir de 1890, l’association « Toynbee » [111]] est intervenue, avec un grand succès, dans la vie de Middelbourg. C’est dans ce cadre que certains membres des élites, comme le marchand de bois et futur social-démocrate F. M. Wibaut, sont entrés en relation avec des travailleurs. Celui-ci est même parvenu, grâce à la médiation de Christiaan Cornelissen, à établir des contacts avec des travailleurs socialistes. À Flessingue, il y a eu aussi des tentatives pour fonder une association « Toynbee » mais elles ont toutes échoué lamentablement. La cause de ces échecs résidait dans la fierté des travailleurs et dans l’absence de personnes à la hauteur de la tâche au sein des élites et des classes moyennes. La structure sociale de Middelbourg était plus complexe que celle de Flessingue ; elle se prêtait difficilement à ces conceptions spontanées d’une société centrée sur les travailleurs, et permettait aux élites et aux groupes intermédiaires de se présenter sous leur meilleur jour. Ce n’était pas le cas à Flessingue. À Middelbourg, les tentatives d’intégration sociale avaient, donc, plus de chances de réussir qu’à Flessingue. On retrouve, d’ailleurs, les membres de l’association « Toynbee » de Middelbourg – pour autant qu’ils ne soient pas restés sociaux libéraux – dans l’organisation sociale-démocrate locale, fondée en 1895. Celle-ci était d’emblée de nature hétérogène, mais cela a surtout été le cas après que Wibaut et sa femme y eurent adhéré en 1897. À partir de cette date, la section locale reposait principalement sur des enseignants, sur des patrons de l’artisanat et sur un juriste.
À Flessingue, en revanche, les travailleurs disposaient de l’espace nécessaire pour créer leur « propre monde ». Il y eut dans la ville, très tôt, des théâtres ouvriers, des caisses ouvrières d’assurance maladie et des projets pour fonder une coopérative de consommation. Le socialisme y a été introduit plus tôt qu’à Middelbourg, et par les travailleurs eux-mêmes (1879). Il a pris une orientation libertaire, de sorte qu’on peut dire que, à Flessingue, le syndicalisme révolutionnaire a dominé pendant quarante ans. La social-démocratie a eu fort à faire dans cette ville ouvrière : la section locale n’a été fondée qu’en 1906. Le mouvement syndicaliste a connu, lui aussi, une vie culturelle très riche : un groupe de libres-penseurs ayant sa propre bibliothèque, des chorales, des associations d’éducation musicale et un groupe de théâtre renommé qui n’avait pas peur de s’aventurer dans le grand répertoire et qui jouait du Herman Heijermans et du Gerhart Hauptmann [112]]. Ulrich Klan et Dieter Nelles ont souligné que, pour les syndicalistes révolutionnaires, il était plus facile de faire prévaloir leurs principes dans des organisations culturelles que dans les entreprises [113]. Cela montre toute l’importance de la vie culturelle des syndicalistes, dont l’essor rencontrait très peu d’obstacles à Flessingue. En effet, dans cette ville, il n’y avait pas, à proprement parler, de culture bourgeoise, même partiellement développée. Les élites n’en avaient pas les capacités, et elles étaient trop petites pour créer l’infrastructure nécessaire. Ainsi, la culture ouvrière a pu se développer d’autant plus librement. Comme les travailleurs étaient finalement les seuls à Flessingue à louer des salles, il n’était pas difficile pour eux de louer même le théâtre municipal pour y faire jouer leurs pièces. La servilité et l’humilité ne sont pas précisément ce qui caractérisait le mieux le travailleur de Flessingue !
La situation des travailleurs de Middelbourg était plus difficile. Ils étaient conscients que leur place sur l’échelle sociale de la ville était tout en bas et qu’ils devaient le respect aux couches supérieures. Le lundi, sur le chantier naval « de Schelde », les travailleurs de Flessingue se moquaient de leurs collègues de Middelbourg : « Tu l’as vu, lui avec ses manchettes ? » Ils voulaient dire par là que les travailleurs de Middelbourg qui ne gagnaient pas plus d’argent que les autres s’achetaient pourtant des manchettes qu’ils passaient autour du bras le dimanche, pour que tout le monde puisse voir, par la fenêtre, qu’ils étaient bien comme il faut. La bourgeoisie de Middelbourg s’y entendait pour développer une intense vie culturelle : des troupes de théâtre extérieures venaient faire des représentations, des musiciens professionnels donnaient des concerts, des lectures publiques avaient lieu dans la ville. La culture ouvrière était bien inférieure à la culture bourgeoise. Il était presque impossible pour les ouvriers de Middelbourg de louer l’une des grandes salles de la ville, car les propriétaires ne voulaient pas « s’encanailler ». Ce qui montre, par ailleurs, l’étroitesse de la vie culturelle des socialistes de Middelbourg, c’est qu’ils étaient parfois contraints d’inviter le groupe de théâtre syndicaliste de Flessingue à venir jouer chez eux.
Ce n’est pas seulement par sa structure sociale plus contrastée que Middelbourg entravait l’action des travailleurs. Les rapports qu’avaient les ouvriers avec les professions libérales et la bourgeoisie de savoir y étaient aussi différents. Ainsi, à Middelbourg, les petits patrons du bâtiment avaient une clientèle hétérogène de propriétaires locaux. À Flessingue, les commandes venaient surtout d’institutions, comme la direction du chantier naval ou les services de transport maritime vers l’Angleterre. Là, on a dû construire des logements ouvriers en grand nombre parce que la ville s’est rapidement développée grâce au chantier naval. La ville de Middelbourg, en revanche, stagnait du point de vue économique, de sorte que les artisans du bâtiment dépendaient principalement de commandes privées. Cela poussait à prendre une attitude servile pour empêcher leurs clients d’aller voir la concurrence. Attitude que les patrons imposaient, à leur tour, aux ouvriers, surtout à ceux qui devaient travailler dans les maisons des particuliers. On voit, par exemple, percer une pointe de servilité dans les vœux de fin d’année et dans les avis qui annonçaient le rachat d’une entreprise de construction. L’ancien patron y remerciait ses clients de manière obséquieuse, et son successeur ne faisait pas moins preuve de servilité. De plus, autre différence, le marché du travail féminin y était beaucoup plus grand. Le travail des femmes était tout à fait normal à Middelbourg.
La situation était tout autre à Flessingue. Ici, les travailleurs du bâtiment avaient à faire avec de plus grosses entreprises et de plus fortes commandes pour les constructions. Le savoir-faire était nécessaire, mais pas l’esprit de soumission. Le marché du travail féminin était sensiblement plus petit. Si le fait de nourrir sa famille avec son salaire était une des règles du code d’honneur du travailleur de Flessingue, les chances, minimes, qu’avait sa femme d’accéder au marché du travail l’obligeaient à adopter une telle position. Paradoxalement, les femmes ont joué un rôle plus important dans le mouvement syndicaliste de Flessingue que dans le mouvement ouvrier de Middelbourg. Les femmes pouvaient s’imposer évidemment dans les organisations culturelles ; mais on remarque aussi qu’elles étaient fortement représentées dans les réunions de certains syndicats. Cela était sans doute lié à la manière dont les syndicats recouvraient les cotisations, à savoir quand ils envoyaient un coursier dans les maisons au lieu d’encaisser l’argent dans les tavernes. Ainsi, ces cotisations venaient directement de la caisse familiale tandis que celles des autres syndicats étaient prélevées sur l’argent de poche du travailleur. Au cours des grèves – comme la grande grève au chantier naval « de Schelde » en 1928 [114] –, les femmes ont également occupé un rôle de premier plan.
Flessingue et Middelbourg présentent certaines ressemblances avec les villes allemandes de Hamborn et de Remscheid dont Erhard Lucas a fait une étude très convaincante [115]. Mais l’explication que Lucas donne de l’origine du syndicalisme révolutionnaire à Hamborn – le déracinement des travailleurs en serait le facteur principal – ne va pas pour Flessingue. En effet, cette thèse ne permet pas de justifier la domination qu’a exercée à Flessingue, pendant quarante ans, le mouvement syndicaliste qui s’appuyait principalement sur les ouvriers autochtones. Ce qui me paraît plus important, c’est qu’un certain état d’esprit issu du monde du travail a pu continuer à se développer dans la ville. La construction de navires et la construction de bâtiments ont ceci en commun que les producteurs ont un rapport particulier avec leur produit, lequel est d’ailleurs souvent une chose unique. Tout le monde pouvait voir les bateaux dominer la ville pendant les neuf mois que durait leur construction. Chaque navire était unique, comme le sont d’ailleurs les maisons et les complexes immobiliers. Et, en raison de l’unicité de chaque produit, il fallait sans cesse fabriquer de nouvelles pièces dans le travail, ce qui supposait, de la part des travailleurs, non seulement de la créativité mais aussi un grand savoir-faire technique. La construction de bateaux a aussi en commun un haut degré de « job control » avec la construction de maisons. La prise de conscience par les travailleurs de leur propre valeur n’a rencontré ici aucun obstacle. L’ouvrier de Flessingue n’avait pas besoin, comme celui de Middelbourg, de faire bonne figure vis-à-vis des bourgeois, mais seulement vis-à-vis de ses collègues de travail. Il avait donc la possibilité de se créer une vie culturelle en prenant le meilleur de ce que la ville avait à offrir. En résumé, les travailleurs de Flessingue avaient l’habitude de s’organiser eux-mêmes et de mener une vie riche et intéressante. Ce type de travailleurs n’adhère pas facilement aux organisations autoritaires et ne se laisse pas commander par des hommes issus d’une autre classe, quand bien même ils seraient sociaux-démocrates – ou à plus forte raison quand ce sont des sociaux-démocrates. Pour eux, en effet, les socialistes issus de la bourgeoisie n’avaient rien à voir avec le mouvement ouvrier.
Pour parvenir à expliquer l’origine du syndicalisme ouvrier, il faut commencer par déterminer, sur le plan local, si les ouvriers d’une ville devaient compter sur eux-mêmes et s’ils étaient capables, ou même contraints, d’organiser leur vie eux-mêmes. Souvent, comme à Hamborn ou Saint- Étienne, la situation ressemble à celle de Flessingue, mais il arrive aussi que les travailleurs soient repliés sur eux-mêmes parce que les élites les tiennent à distance ou les oppriment même. Barcelone est un bon exemple de ce cas de figure [116]. Le degré de liberté dont jouissent les travailleurs ne dépend pas seulement de « ce qu’on fait » mais aussi de la « situation », dont le lieu de travail constitue un élément essentiel : est-ce que le travail présuppose un long apprentissage ? Est-ce que l’ouvrier exerce un certain contrôle sur son travail ? La structure du marché du travail a aussi une grande importance car elle détermine quels travailleurs peuvent faire pression sur les patrons et de quelle manière ils le font [117]. Le marché du produit, quant à lui, a des effets propres. L’exemple de l’ouvrier qualifié du bâtiment montre que le fait d’avoir un grand réservoir de clients privés peut également jouer un rôle. Kimeldorf souligne les effets du tramping sur la conduite des employeurs du port de New York qui étaient contraints, à cause des variations imprévisibles de l’offre d’emploi, d’entretenir une assez grande armée de réserve. Le nombre élevé de patrons renforçait la disposition de chacun d’eux à rester en relation avec les travailleurs. Sur la côte Ouest où il était plus facile d’évaluer le nombre de bateaux, les employeurs pouvaient s’opposer plus radicalement aux travailleurs. Là où ils ne le faisaient pas, comme dans le port de Tacoma par exemple, les syndicats étaient plus modérés et la paix régnait sur le front du travail [118]. Ainsi, la situation sur le lieu de travail peut favoriser le syndicalisme révolutionnaire, mais le développement d’un puissant mouvement syndicaliste dépend de facteurs qui se trouvent en dehors de la sphère de la production. Là où les travailleurs ont la possibilité de créer leur « propre monde », le choix du syndicalisme révolutionnaire est une décision logique. De cette façon, on peut sans doute expliquer pourquoi il y a souvent des mouvements syndicalistes dans les villes mono-industrielles (company towns), ce que Larry Peterson a mis en évidence [119]. Le cas de Flessingue montre que le syndicalisme révolutionnaire est aussi lié à une riche culture ouvrière. Et on peut dire avec certitude que ce phénomène ne se réduit pas au seul cas de Flessingue. Neville Kirk a montré que la « culture ouvrière traditionnelle a favorisé l’essor du mouvement ouvrier » [120]. Rolf Bigler ayant parlé de la richesse de la vie associative des ouvriers horlogers du Jura [121], et après ce qui a été dit de la situation à Flessingue, l’intense vie associative des travailleurs de Hamborn n’est plus aussi étrange qu’elle paraissait aux yeux de Erhard Lucas [122]. J’estime, pour ma part, que cette vie associative a une plus grande force explicative que la thèse du déracinement à laquelle adhère Lucas. Là où se développe un puissant mouvement syndicaliste, la probabilité est plus élevée de rencontrer de bons orateurs qui, à leur tour, renforcent le mouvement. « Ce qu’on fait » s’inscrit, alors, dans la « situation ».
L’histoire locale permet, par conséquent, de se rapprocher d’une explication du syndicalisme ouvrier fondée sur le concept de isolated mass – forgé par Clark Kerr et Abraham Siegel [123] –, comprise non pas comme une masse de gens qui serait victime d’une ségrégation spatiale, mais comme un groupe social qui ne serait pas assez intégré au reste de la société et qui, de ce fait, pourrait développer sa propre vie culturelle. De ce point de vue, la social-démocratie, de même que les mouvements ouvriers chrétiens apparaissent comme des mécanismes d’intégration sociale. En effet, sur le plan social, et quelles qu’aient pu être ses déclarations officielles, la social-démocratie a amélioré les relations entre les travailleurs et les membres des autres couches en faisant en sorte que, dans ses organisations, certains membres de la bourgeoisie puissent rencontrer des ouvriers. Elle rattachait socialement et politiquement ses adhérents de condition ouvrière à la société dans laquelle ils vivaient.
L’étude du syndicalisme révolutionnaire du point de vue de l’histoire locale ne va pas produire des modèles faciles à construire du type « telle situation sur le lieu de travail conduit à tel mouvement ouvrier ». Le nombre de facteurs qui doivent être pris en compte pour ce genre d’études est bien trop élevé. La comparabilité en pâtit, et cela rend la construction de modèles encore plus difficile. L’approche comparatiste du syndicalisme révolutionnaire devrait garder cependant son intérêt heuristique, car elle met en évidence des particularités et des directions de recherche.
IV.– LE DÉCLIN DU SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE
La plupart des analyses du syndicalisme ne considèrent pas que sa disparition soit un véritable problème, puisque ces auteurs estiment qu’il n’aurait simplement pas dû exister étant donné sa nature anormale. Il n’y a jusqu’à ce jour que Marcel van der Linden qui ait donné une explication structurelle du déclin du mouvement syndicaliste [124]. Il insiste sur le rôle de l’État, ce qui est assez surprenant dans la mesure où, dans sa théorie, l’État ne joue absolument aucun rôle dans la naissance du syndicalisme révolutionnaire. Van der Linden se focalise sur la politique sociale de l’État, laquelle aurait privé le syndicalisme d’action directe de son sol nourricier en assurant aux travailleurs une plus grande sécurité d’existence. Selon lui, dans sa confrontation avec l’État, le mouvement syndicaliste n’aurait eu le choix qu’entre trois possibilités toutes aussi mortelles les unes que les autres : soit sacrifier ses principes, soit devenir marginal, soit se dépasser lui-même.
Il n’est pas évident que la plus grande sécurité d’existence soit le facteur d’explication décisif. Il ressort de mon approche que la disparition progressive du syndicalisme ouvrier est due à des évolutions sociales de grande ampleur. On entend par-là deux grands processus, à savoir : l’érosion de l’autonomie locale en raison de la centralisation croissante des États et l’effondrement du monde localement indépendant des travailleurs. Ces deux processus sont liés à la montée de l’intervention des États sur le plan politique et à l’extension de leurs compétences, le premier étant cependant lié à d’autres tendances centralisatrices, comme par exemple l’introduction de conventions collectives centralisées. La conséquence en a été que le règlement local de certaines questions a été de plus en plus concurrencé par des décisions prises centralement : les communes ont dû ainsi se plier aux exigences de la politique sociale naissante ; les syndicats locaux ont été, quant à eux, confrontés à des conventions collectives négociées au niveau national. Ainsi, d’un côté, cette autonomie locale à laquelle se cramponnaient les syndicalistes révolutionnaires appartenait de plus en plus au passé ; de l’autre, les organisations syndicalistes structurées localement étaient de plus en plus désavantagées par rapport aux syndicats organisés sur une base centralisée. Pour conclure des conventions à l’échelle nationale, il fallait, c’est une évidence, que les organisations aient une structure nationale et centralisée. Cela allait à l’encontre d’un principe fondamental du syndicalisme révolutionnaire, et c’est ainsi que les organisations syndicalistes qui, en général, ne reconnaissaient pas les conventions collectives, ont fini par devenir des mouvements marginaux à l’esprit borné au point de vue des principes. Le développement de la politique sociale a fait que, dans divers pays, les syndicats n’étaient plus seulement chargés d’améliorer les salaires et les horaires de travail, mais avaient désormais d’autres tâches – la gestion de l’assurance chômage pouvait, par exemple, leur être confiée –, de sorte que les syndicalistes dont les permanents étaient moins qualifiés et les caisses moins remplies étaient encore plus nettement désavantagés vis-à-vis des autres organisations syndicales. Les syndicalistes ont perdu, alors, du terrain sur le « marché syndical », pourrait-on dire.
L’extension continue de la politique sociale n’a pas seulement vidé de sa substance l’autonomie communale, elle a eu aussi pour conséquence d’intéresser les travailleurs au processus de décision politique. Dans certains pays, comme en France ou aux Pays-Bas, cela a renforcé incontestablement la force d’attraction de la social-démocratie, et certains militants syndicalistes, à l’image de Léon Jouhaux, en sont venus à reconsidérer leur position à l’égard de la politique [125]. Ainsi, le syndicalisme ouvrier a dû céder du terrain devant les sociaux-démocrates partisans du parlementarisme. Il a dû aussi, et du même coup, se montrer plus modeste concernant la réalisation de ses objectifs, à savoir une société libre, anarchiste, autogérée. Par le biais de la politique sociale (les retraites, les allocations familiales, les bourses scolaires, les aides au logement, de meilleures aides sociales, les allocations chômage), l’État intervenait dans la vie de chaque citoyen. Dans les villes où auparavant les travailleurs ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, la politique sociale leur offrait désormais un filet de sécurité. Le développement du rôle social de l’État a été un moyen efficace pour intégrer dans la société bourgeoise les travailleurs qui sympathisaient avec le syndicalisme révolutionnaire. Et il a fallu, alors, que les travailleurs fassent preuve de plus en plus de créativité pour que le syndicalisme révolutionnaire continue d’apparaître comme une alternative réaliste et réalisable. Cela n’est pas seulement lié au fait que l’idéal d’une société fondée avant tout sur des solidarités locales devenait toujours plus utopique, mais aussi au fait que, dans le monde des travailleurs, de nombreuses structures et instances qui n’en faisaient pas originellement partie ont fait leur apparition : organismes d’assistance, administrations, etc. Le socialisme ouvrier parvenait de moins en moins à gérer intellectuellement la nouvelle situation. On peut dire que le syndicalisme révolutionnaire a subi le sort qu’a subi le chartisme selon Gareth Stedman Jones : dans une société en voie de transformation, les conceptions idéologiques perdent leur pouvoir d’interpréter le monde [126]. Le syndicalisme révolutionnaire ne pouvait s’adapter aux nouvelles conditions sans perdre son caractère propre et sa dignité.
Dans le domaine culturel, les syndicalistes devaient faire face à de nouveaux concurrents : le mouvement sportif, qu’ils n’appréciaient pas beaucoup parce qu’il détournait de la véritable lutte des travailleurs [127] ; les nouvelles formes « capitalistes » de divertissement comme le cinéma ou les cafés dansants ; la radio, qui faisait apparaître la musique et le théâtre des syndicalistes d’autant plus misérables qu’elle leur opposait la « vraie » culture. La culture syndicaliste était imprégnée d’une morale particulière ; elle pouvait être portée par des organisations ouvrières indépendantes vis-à-vis des syndicalistes, mais elle restait tout de même liée au grand idéal qui les inspirait. Les pièces de théâtre et les chansons n’intéressaient les militants syndicalistes que dans la mesure où elles portaient un message.
On doit chercher la raison du déclin du syndicalisme révolutionnaire plutôt dans ces évolutions structurelles que dans les événements du début des années 1920, comme les violents débats sur l’entrée dans l’Internationale syndicale rouge. Le fait que cette question ait pu diviser – et finalement briser le mouvement – montre que les idées syndicalistes étaient déjà, à cette époque, en train de perdre leur force d’attraction sur les travailleurs. Les syndicalistes ont fait, alors, la triste découverte qu’ils vivaient dans un monde qui s’éloignait toujours davantage de leurs idéaux. Et, quand ils ne voulaient pas renier leurs principes – plus l’organisation était importante, et plus la tentation était grande de s’y résoudre –, ils devaient accepter d’être marginalisés. Mais les mouvements marginaux ont aussi leur intérêt.
Le syndicalisme révolutionnaire est un mouvement ouvrier qui a de profondes racines historiques et qui a connu son apogée au cours de la période marquée par le passage des formes préindustrielles de société aux formes industrielles. Les syndicalistes n’étaient pas poussés par la nostalgie d’un temps perdu, mais par les problèmes que soulevait cette époque de transition, à savoir : l’organisation de la production ; les relations entre les différents groupes professionnels ; le rapport entre la politique et l’économie ; la place du travailleur dans la société ; la place de la commune dans l’État, celle de l’État dans la société, celle du travailleur dans l’État. Leurs idées étaient tournées vers le futur et leur mouvement entendait préparer les travailleurs à devenir les fiers porteurs de la future société idéale. Ils voulaient que les travailleurs soient capables, en se libérant eux-mêmes, de libérer leur classe de toute forme de servitude. Et c’est pour cette raison que le mouvement syndicaliste attachait de l’importance à la création d’une culture ouvrière autonome et imprégnée d’un idéal de société future. Une culture qui, à travers des manifestations culturelles, pouvait transmettre cet idéal aux membres et même à un public plus large. En tant que socialisme ouvrier, le syndicalisme révolutionnaire présentait tout de même certaines limites conceptuelles : d’un côté, parce qu’il ne prenait pas assez en compte la société, en dehors du monde ouvrier ; de l’autre, parce que les travailleurs, à la différence des intellectuels socialistes, ne pouvaient pas même s’accorder une journée pour développer, adapter et discuter des théories sociales complexes. Il leur manquait du temps et des connaissances.
Il faut analyser le syndicalisme révolutionnaire d’abord du point de vue de l’histoire locale, même si sa disparition est due, on l’a dit, à des évolutions plus générales. D’autres études d’histoire locale pourraient mettre en évidence toute la richesse du syndicalisme ouvrier et montrer à quel point il est réducteur d’y voir un mouvement syndical comme les autres. Le syndicalisme révolutionnaire ne connaissait pas la division des tâches entre organisation économique (syndicat) et organisation politique (parti) telle que la connaissaient les sociaux-démocrates, et les syndicalistes n’auraient accepté sous aucun prétexte la domination du parti sur leur organisation. Il est tout à fait pertinent d’étudier le syndicalisme ouvrier dans des perspectives autres que celle du lieu du travail, justement parce que c’était un mouvement syndical qui n’était pas uniquement orienté vers la lutte économique (malgré toute l’importance que celle-ci revêtait pour la stratégie syndicale). Pour les travailleurs, le syndicalisme révolutionnaire donnait du sens à la société, ce qui veut dire que l’interprétation qu’il en donnait allait au-delà des murs de l’usine et embrassait tous les domaines de la vie sociale. Il serait assez étrange de croire, en effet, que les ouvriers ne faisaient que travailler et parler du travail après le travail [128].
L’histoire locale du syndicalisme révolutionnaire doit étudier la structure de la communauté locale pour déterminer si les travailleurs avaient la possibilité d’y créer un espace propre, ce qui dépend en fait de toute une série de facteurs. Il me paraît, donc, assez peu judicieux, du moins pour le moment, de chercher à définir des critères exacts dans le but d’élaborer un modèle explicatif. Là encore, les syndicalistes apparaissent comme des anarchistes, lesquels, on le sait, ne se prêtent que très difficilement aux grandes classifications des sciences sociales [129].
Bert ALTENA
[Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou.]