et introduction à l’édition Galilée 1976
L’un d’entre nous fut sollicité, en son temps, pour se livrer, sur épreuves, à une lecture critique de cette « nouvelle édition revue et augmentée » du Culte de la charogne. Il y accéda par sympathie pour le responsable de la collection « Mémoires sociales » d’Agone, dont les titres sont souvent recensés – et loués – dans nos colonnes. Lecture faite, il émit, par écrit, certaines remarques sur les choix opérés par l’éditeur – dont le plus discutable était, à ses yeux, d’avoir écarté de cette réédition le « texte d’introduction, radicalement radical » et les repères biographiques rédigés par Roger Langlais pour l’édition Galilée de 1976 – et il ajoutait : « Si c’est pour faire de la place à la longue et pompeuse présentation d’Alain Accardo, il eût mieux valu réfléchir à deux fois. De mon point de vue, Libertad méritait mieux, en effet, que ces divagations bourdieusiennes pesantes comme pierre tombale et aussi étrangères au feu des mots de l’Incendiaire que la sociologie l’est à la vie – réelle ou rêvée. »
Chacun étant libre de ses choix, chacun les assume comme il veut. Pour notre part, cette « édition revue », n’a qu’un seul intérêt, qui est certes de taille, c’est de remettre en circulation, en nombre augmenté, des textes de Libertad, qui, bénis ou pas par les sociologues bourdieusiens, continuent à sentir la poudre. Pour le reste, l’édition originale de 1976, épuisée depuis longtemps, avait sur la nouvelle le riche avantage d’être plus en phase, y compris dans ses excès, avec la prose du Grand Imprécateur.
Aux lecteurs orphelins, nous offrons donc l’introduction – excessive, mais talentueuse – que Roger Langlais rédigea pour l’occasion en d’autres temps moins bourdieusiens.
À contretemps
SI LIBERTAD a fait face, de son vivant, à tant de calomnies, s’il a suscité la haine et la dérision, apanage des esprits les plus libres, ou s’il a été travesti en agitateur « pittoresque » par les chieurs d’encre, c’est sans doute parce que son existence même était intolérable : elle était la négation de l’hébétude, de l’instinct grégaire et de l’attachement à l’état de mort-dans-la-vie que perpétuent, d’une génération à l’autre, ceux-là mêmes que leur adhésion formelle à telle ou telle théorie révolutionnaire serait censée immuniser contre les repoussantes séductions du vieux monde. Mais s’il est scandaleux que Libertad ne soit pas entré dans la mort avant de tomber sous les coups des flics, il est bien plus intolérable encore que loin de se satisfaire d’un misérabilisme de marginal, il ait toujours porté la contradiction au cœur même de l’illusion sociale, dans le domaine réservé aux tenants interchangeables de l’Etat et sa négation spectaculaire :
« Ces soirs-là, une équipe résolue ouvrait les voies à travers le troupeau d’auditeurs, d’électeurs, à travers la pauvre humanité moutonnière, et c’est dans la manière forte que le frère semblait le plus dans son élément. Les tour-d’ivoiristes, les théoriciens de l’Anarchie blâmaient de loin ces procédés grossiers. Sur la route, du reste, se levaient, çà et là, quelques agents provocateurs. L’équipe, déterminée, résolue, sachant ce qu’elle voulait, où elle allait, à une époque où les faits de violence étaient extrêmement rares, et d’autant plus efficaces, arrivait à la tribune.
Bien des fois, dès son apparition dans une salle, les Jaurès, Anatole France, Péquinard, etc., le candidat électoral interrompait son speech et s’empressait d’annoncer au “compagnon Libertad” que la parole lui serait accordée… ! (afin qu’il n’essayât pas de la conquérir de haute lutte !). » [1]
SI LES ATTAQUES de Libertad contre l’État, la religion, voire la morale, s’inscrivent dans une certaine tradition libertaire, un ton nouveau apparaît lorsqu’il s’adresse aux prolétaires : « C’est vous, les ouvriers, qui fabriquez la matière vivante et la matière traitée pour vous tuer mutuellement. » [2] « Les hommes actuels, si avancés soient-ils, réclament deux choses : du travail et de l’argent. Ils ne demandent pas, ils ne prennent pas du pain, des vêtements, des livres, ils veulent du travail, de l’argent. » [3] Le travail salarié trouve son antidote dans la propagande contre les « gestes inutiles », les « gestes de mort », propagande dont la nécessité se pose aujourd’hui avec une acuité sans précédent, alors que tout ce qui était encore en gestation au début du siècle est devenu la réalité fondamentale du processus de production : le développement absolument autonome de la production, abstraction faite de toute référence à sa qualité et à sa nature, l’extraction de la plus-value et la garantie de la survie étant les seuls éléments déterminants. Les producteurs, conduits à l’abattoir par leurs « organisations ouvrières », abdiquant tout pouvoir sur leur propre existence et acceptant dans l’indifférence de lier leur sort à la prolifération de la marchandise, il n’est pas étonnant que les meilleurs d’entre eux hésitent devant le crime de lèse-majesté : Libertad et ses amis n’étaient pas liés par de tels préjugés, ce que cette vieille ganache de Jean Grave déplorait amèrement :
« Libertad m’envoyait de ses acolytes pour m’acheter des brochures. J’avais refusé de lui en vendre à lui. Mais ses émissaires étaient faciles à reconnaître. Sales, déguenillés, hirsutes et mal peignés. Ne pouvant leur demander des papiers d’identité, je leur délivrais ce qu’ils demandaient.
Pour payer, ils plongeaient leurs mains dans leurs poches, ils les ressortaient pleines de sous, de pièces d’argent et d’or mêlées ensemble. Je suppose que c’étaient des lendemains d’ “opérations fructueuses” ! Il est vrai que le même individu ne revenait jamais deux fois. Il est à supposer qu’il y a souvent des “accidents” dans le métier. » [4]
CECI NE PEUT FAIRE OUBLIER que l’ « individualisme » auquel fut souvent assimilée l’attitude de Libertad relève de la caricature et ne se retrouve ni dans sa vie ni dans ses écrits : « Ceux qui n’ont pas l’appétit des individualistes libéraux ne veulent pas non plus cultiver les paradoxes du “moi” ou de “l’unique” dont la propriété serait de crever de faim… La force nouvelle qui libérera les hommes lorsqu’ils sauront s’en rendre maîtres (…) est faite du courant communiste et du courant individualiste enfin fusionnant l’un et l’autre et trouvant leur aboutissement dans l’anarchisme. » [5]
Dans le domaine de l’interprétation abusive, Aragon réussit sans peine à être le plus lourdement crapuleux à force de citations tronquées et autres ficelles de littérateur : tout ce qu’il cite de Libertad a beau être vrai, les coupures et insinuations, jointes aux dialogues imaginaires d’un roman, transmutent tout ce qui est vrai en faux et font des Cloches de Bâle un « classique » de la falsification historique.
Bien entendu, il serait parfaitement abusif d’en conclure que Libertad ait à un moment quelconque admis de renoncer à son individualité en la mettant au service d’une quelconque organisation. L’affirmation selon laquelle « bien qu’antisyndicaliste, il appela vers la fin de sa vie les anarchistes à rejoindre les syndicats pour y continuer la lutte » [6] ne peut que susciter l’hilarité – ou l’indignation : s’il est vraisemblable que Libertad mena un moment son action habituelle en milieu syndical, faut-il en conclure qu’il aurait changé d’attitude ? Au demeurant, son existence fut un peu trop abrégée par la flicaille pour que l’expression « vers la fin de sa vie », qui implique au moins une évolution, ne prenne, dans le cas de Libertad, une saveur assez particulière. Du reste, il suffirait de se référer, par exemple, au témoignage suivant – celui d’une de ses compagnes – pour comprendre à quel point toute activité faisant intervenir le principe de représentation – donc de séparation – était insupportable à Libertad :
« Jamais il ne se crut plus offensé que lorsqu’une délégation de socialistes de son quartier, je crois bien Charles Bernard en tête, était venue lui offrir une candidature de conseiller général dans le 18e arrondissement. Très sérieusement, il demanda à ces hommes quel mal il leur avait fait pour qu’ils se croient obligés de venir en nombre lui apporter pareil affront. » [7]
IL N’EST DONC PAR SURPRENANT qu’entre le refus de l’ordre établi et celui de toute forme d’oppression bureaucratique, Libertad ait pratiqué une critique souvent scandaleuse, car dénuée de toute pitié pour les victimes. Certaines de ses déclarations, si provocatrices soient-elles – sur Courrières, sur la révolte des viticulteurs… – ne font que refléter son désir de secouer l’apathie des prolétaires, de briser leur isolement, de les amener à se constituer en prolétariat conscient : en effet, n’en déplaise aux tenants d’un libéralisme pisseux [8], toute la question sociale – aujourd’hui comme hier – est en fin de compte une affaire d’armement, le terme étant pris ici dans son acception la plus vaste, et s’appliquant à la trajectoire humaine qui va de la révolte individuelle à la critique collective du vieux monde par les armes. Tandis que les différentes variétés de pacifistes – néo-chrétiens ou militants –, dont l’avant-gardisme se situe dans le domaine de la « lutte anti-impérialiste », brandissent leurs pancartes, les militaires jouent : le potlatch est leur activité quotidienne et la destruction de la marchandise (qui n’a pas besoin d’être consommée au sens guerrier) est aussi celle de la vie des hommes incorporés dans l’armement. Le « gaspillage pour le rang » est fondé non pas sur l’anéantissement du matériel humain, mais sur l’anéantissement du travail humain. Précisons, au passage, que les considérations humanitaires, l’ « opinion » chère aux staliniens et autres croyants, ne peuvent ici être prises en considération : il est temps que quelques-uns au moins soient persuadés que le sort réservé à chacun est pire que tout ce que l’humanité a connu jusqu’ici, si les circonstances l’exigent. Le capitalisme mondial n’est pas mû par un sadisme quelconque, mais par les simples impératifs de sa survie et de son développement illimité : les dizaines de cobayes humains de Cincinnati, cancéreux exposés à titre expérimental à des radiations atomiques sous l’autorité du ministère de la Défense américaine, n’étaient, parmi d’autres, que des objets. Aujourd’hui, il ne s’agit plus que de retourner la marchandise militaire contre ceux qui président à sa production. Ce retournement ne peut avoir lieu que si l’utilisation de l’armement par les ennemis du vieux monde, et d’abord l’approche de celle-ci, est révolutionnaire. L’utilisation par les révolutionnaires de la marchandise militaire est déjà sa négation, et cette négation apparaît à tous les stades du développement historique. L’exemple de l’Espagne, après celui de la Commune, indique assez la place et le rôle de l’armement : l’illusion d’être armé rejoint l’illusion de posséder les moyens de production. L’issue est la même : la mort des révolutionnaires.
Les pièges tendus à ceux qui sont décidés à en finir avec l’actuelle organisation sociale sont multiples, et infiniment plus subtils que ceux qui attendaient les révolutionnaires des siècles passés ; à mesure que le but et la possibilité concrète d’accomplir le saut qualitatif indispensable se rapprochent, les obstacles se multiplient (le « gauchisme » n’en a été que l’aspect le plus évident). Cependant, l’échec est de moins en moins tolérable. La Commune est morte, selon le mot de Marx, de sa bonhomie, alors que tout était encore relativement simple. Les révolutionnaires modernes ne peuvent se permettre de tomber dans les mêmes pièges : tout échec du mouvement révolutionnaire dans l’avenir, et surtout sur le plan de l’action armée, signifiera beaucoup plus qu’un échec politique, parce que nul ne prendra les armes pour la vieille politique, mais seulement pour la subversion illimitée du vieux monde. « La fin réelle absolue de l’acte de guerre », comme dit Clausewitz, c’est-à-dire la défaite de l’ennemi, doit être définie par les révolutionnaires. C’est même sans doute leur tâche essentielle, et elle sera d’autant plus difficile qu’il n’est pas besoin de pratiquer la politique-fiction pour savoir que l’ennemi sera toujours prêt à renaître au sein même du mouvement révolutionnaire. Le cynisme de Libertad ne visait que l’honnêteté de ceux qui remettent leur sort aux mains de dirigeants : « Les ouvriers honnêtes ne pillent pas les armureries, ils se terrent habituellement ; leur révolte consiste à aller voter pour le député socialiste et à payer leurs cotisations syndicales, et quand ils se fâchent, ils ont la poitrine à l’air, comme là-bas en Russie, devant les balles des soldats. » [9]
REJET DU PASSÉ, rejet des germes de mort ou de putréfaction qui empoisonnent déjà le futur, sont indissolublement liés : tel est le sens de la haine que porte Libertad au « culte de la charogne », dont toute la vie quotidienne subit l’envahissement : « Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants. » Jamais peut-être l’essence morbide de la démocratie, dans ses manifestations apparemment les plus disparates, n’a été perçue avec une telle lucidité. Il est d’ailleurs superflu d’insister sur le caractère prémonitoire de cette vision : il suffit de considérer le fascisme, putréfaction ultime de la démocratie, le stalinisme triomphant, construit sur des millions de charognes – celles des « héros » et celles des « traîtres » – ou l’idéologie du martyr partagée par la plupart des mouvements qui prétendent s’opposer à la bureaucratie comme au capitalisme et pour lesquels, dans le meilleur des cas, la vie n’est que l’espoir de vivre.
« Par-dessus tous mes désirs, j’ai celui de vous voir secouer votre résignation, dans un réveil terrible de Vie. Il n’y a pas de Paradis perdu, il n’y a pas d’avenir, il n’y a que le présent. » Cette affirmation de l’éternel présent est peut-être, chez Libertad, la plus riche en perspectives. Loin d’être une négation de l’histoire, elle annonce la généralisation de la vie historique à l’ensemble de la société ; elle constitue le cadre d’une action collective sans contrainte dans laquelle chacun remet perpétuellement en jeu sa propre existence. Quoi que l’on puisse penser de leur attitude suicidaire, qui facilita le triomphe de la société, c’est ainsi que vécurent – et moururent – Bonnot et ses amis, ceux qu’André Colomer appela « les hardis joueurs de leur vie… les éternels joueurs de leur pensée ».
SI L’ON ÉPROUVE quelque réticence à l’égard des jugements qui précèdent, ou si l’on estime qu’ils demandent à être tempérés, deux exemples dévoileront la vraie nature de la société contre laquelle se dressèrent les compagnons de L’Anarchie. Le premier concerne une étonnante manifestation du culte de la charogne pratiqué par les nécrophiles chrétiens à l’époque et dans la ville même où Joseph Albert devint Libertad :
« Les restes précieux de Marie-Céline avait été déposés dans le cimetière commun de Talence et l’humble carré de terre qui les renfermait devint bientôt le centre d’un vrai pèlerinage… D’insignes faveurs attribuées à l’intervention de la sainte clarisse semblaient affirmer sa gloire et son crédit auprès de Dieu… Ce fut alors que nous conçûmes le projet de retirer le cercueil de Marie-Céline du cimetière commun pour le placer dans un terrain de concession, où il serait plus facile d’en garantir l’authenticité.
Ce fut le 24 décembre 1898, à 9 heures du matin, qu’eut lieu la double cérémonie de l’exhumation et de la translation.
Une trentaine de personnes en furent témoins. Parmi elles se trouvait Mme Cousseau, une grande amie du monastère, guérie, dans le courant de l’année, par Marie-Céline, d’une cruelle synovite et qui allait être encore particulièrement favorisée en cette journée bénie… Ce fut un moment de grande émotion lorsque le cercueil fut sorti de la fosse et déposé aux pieds des assistants qui tombèrent à genoux pour le baiser respectueusement… En baisant ce bois béni, M. Daniel Tardieu, notre représentant, sentit deux fois des émanations de verveine… Les religieuses de Marie-Joseph présentes sentirent d’une façon très prononcée de suaves parfums d’encens. Il n’y avait cependant au cimetière ni encens, ni encensoir. Quant à Mme Cousseau, elle affirma qu’en baisant le cercueil, il lui avait semblé mettre la tête dans un brasier de parfums ! Ces parfums s’exhalaient doux et suaves comme ceux qu’on brûle le Jeudi-Saint. » [10]
Au sortir de cette scène idyllique, il convient de s’attarder sur les anecdotes qui suivent, relatées avec une délectation de charognard par un rejeton de la grande bourgeoisie :
« Après l’exécution de Pranzini [le 31 août 1887], et dès que les formalités légales eurent été accomplies, son corps fut réclamé par un représentant de la Faculté de Médecine et, selon l’usage, transporté à l’Ecole Pratique d’Anatomie. (…) Le lendemain de l’exécution, M. Goron, sous-chef de la Sûreté, avait demandé à l’un de ses inspecteurs les plus habiles, le nommé Rossignol, de lui procurer un souvenir matériel de l’assassin de la rue Montaigne. Rossignol, en effet, était un spécialiste en ce genre de bibelots et collaborait utilement à la constitution d’un musée criminel qu’organisait un haut fonctionnaire de la Préfecture de Police. Rossignol se fit fort de satisfaire le désir que lui avait exprimé son chef. Le jour même, il s’abouchait avec le garçon de laboratoire du professeur Poirier [11], un nommé Godinet, dit Chausson, (qui) consentit, moyennant un louis, à remettre à l’inspecteur Rossignol de la peau de Pranzini, de quoi faire deux ou trois porte-cartes. Toutefois, comme un élève avait prélevé le meilleur morceau, la partie la plus fine, Chausson ne put donner à Rossignol qu’un morceau de la poitrine. Le policier put néanmoins obtenir de ce fragment tégumentaire deux porte-cartes d’une parfaite élégance, et, quinze jours plus tard, il offrait l’un à M. Goron, et l’autre à M. Taylor. Ces messieurs acceptèrent leur souvenir sans grand enthousiasme et le dissimulèrent dans le tiroir de leur bureau, tandis que le jeune étudiant montrait volontiers son portefeuille à ses intimes, qui l’admirèrent pour la finesse du grain et sa couleur d’un beige tendre [12].
(…) L’affaire n’avait certes pas la gravité que certains voulaient lui accorder. Plus d’une fois, de la peau humaine, prélevée dans les salles de dissection de l’Ecole Pratique, avait servi à faire des reliures… et personne ne s’en était ému…
(…) Paul Poirier avait été nommé professeur d’anatomie à la Faculté de Médecine, quand une autre mésaventure, d’ordre criminel, apporta quelque trouble dans le laboratoire du maître (…).
C’était en 1894. L’on avait transporté à la Faculté de Médecine le corps d’un anarchiste, Emile Henry, émule du célèbre Ravachol, exécuté le matin même sur la place de la Roquette. Le professeur Poirier le réclama pour son laboratoire, comme il s’était réservé le cadavre de Pranzini, quelques années auparavant. Sur-le-champ, je fus, ainsi que mes trois camarades, chargé de prélever sur le macchabée des fragments anatomiques de toutes sortes, destinés à des dissections et à des préparations, qui devaient enrichir le musée de la Faculté.
Depuis deux bonnes heures, nous étions occupés à ce travail d’un genre assez particulier, quand un coup de téléphone vint déranger le “Patron”. La Préfecture de Police l’informait que la famille du supplicié avait réclamé son corps et qu’il convenait de le renvoyer immédiatement à la Morgue, où l’on devait le mettre en bière.
Poirier s’était précipité dans le laboratoire où nous étions en train de travailler : “Halte, mes enfants ! dit-il de sa voix de commandement, il faut rendre Henry à sa famille !” Et il nous donna l’ordre de réparer tous les dégâts que nous avions commis, en nous procurant sur d’autres cadavres ce qui manquait déjà au corps de l’anarchiste. Pendant deux heures, nous dûmes nous livrer à un véritable travail de stoppage, afin de faire disparaître les ravages que nous avions commis avec nos scalpels. C’est ainsi que nous rendîmes à sa famille le corps d’Henry, ravaudé de façon si brillante que personne ne put se douter des outrages qu’il avait subis. Sic itur ad astra ! » [13]
Telle était cette société, telle elle demeurera tant que Dieu et l’État y exerceront leur domination.
Roger LANGLAIS