■ Fernand PELLOUTIER
HISTOIRE DES BOURSES DU TRAVAIL
Biographie par Victor Dave ; préface de Georges Sorel
Éditions Plein Chant, « Précurseurs et militants », 2023, 304 p.
Si le conquérant syndicalisme révolutionnaire d’action directe des origines marque encore l’histoire du mouvement ouvrier d’une trace indélébile qu’aucune tentative de dénigrement réformiste ou stalinien ne parvint jamais à effacer tout à fait des mémoires, c’est sans doute que permanente fut sa capacité d’invention de pratiques émancipatrices capables de fonder une incomparable conscience de classe. Dans ce cadre précis, la forte expérience des Bourses du travail et de leur fédération demeure l’exemple type d’une ambition inégalée de préfiguration, au sein même d’une organisation ouvrière, d’une authentique contre-société apte à nourrir, dans la pratique quotidienne de la résistance à l’exploitation, le vieux rêve révolutionnaire de radicale transformation sociale.
Remercions donc les vaillantes Éditions Plein Chant d’avoir encore fait œuvre utile en rééditant – dans la version de 1921 d’Alfred Costes, successeur de Schleicher – cet indispensable ouvrage (posthume) de Fernand Pelloutier, secrétaire de la Fédération des Bourses du travail. Enrichi d’une notice biographique détaillée de Victor Dave et d’une forte préface de Georges Sorel, le tout atteste une fois de plus, sur le fond et la forme, de l’excellence de Plein Chant en matière de belle ouvrage.
Issu d’une famille de tradition protestante, Fernand Pelloutier (1867-1901) devint, tout jeune, journaliste républicain de combat dans la presse de Saint-Nazaire, notamment au tri-hebdomadaire La Démocratie de l’Ouest, dont il sera même pour un temps rédacteur en chef. Évoluant très vite vers des positions anticléricales, antibourgeoises, antiboulangistes et socialisantes affirmées, il affermit sa plume dans divers titres régionaux sans jamais déroger aux combats de plume qui lui semblaient nécessaires. Il est vrai que l’infatigable jeune homme savait qu’il n’avait pas de temps à perdre. Atteint à vingt ans d’un lupus facial d’origine tuberculeuse, il est probable qu’il comprit vite que la maladie déciderait in fine de son sort et qu’en attendant il lui fallait brûler, dans la lutte, toutes les forces que lui conférait sa jeunesse.
Bien que très méfiant vis-à-vis des thèses marxistes orthodoxes de Jules Guesde, Pelloutier adhéra au groupe socialiste nazairien « L’Émancipation », majoritairement guesdiste, dont il devint le secrétaire en quelques semaines. Et, dans la foulée, il participa à la fondation de la Bourse du travail de Saint-Nazaire en avril 1892. Ami d’Aristide Briand, nantais d’origine et avocat de formation, son ascendant fut si fort sur le futur politicien – qui sera onze fois président du Conseil et vingt-six fois ministre sous la Troisième République – qu’il en fit un temps son principal soutien dans la thèse qu’il défendait : à savoir, substituer à l’action partidaire des ouvriers une action exclusivement syndicale tendant, en toute autonomie de décision, vers l’organisation de la grève générale expropriatrice comme point culminant d’une action directement décidée et exercée par des travailleurs ayant acquis – par eux-mêmes – « la science de leur malheur ».
Arrivé à Paris en 1893, Pelloutier fréquenta les anarchistes. Ils étaient pléthore et de diverses obédiences. À travers ses rencontres, il s’instruisit de leurs différences, lut les classiques qu’il faut lire, se fit sa propre idée de l’anarchie en y intégrant ses échecs et ses ratages – dont le plus flagrant demeurait à ses yeux la « propagande par le fait », toujours en vigueur quand il devint parisien mais proche de rendre les armes. C’est par Augustin Hamon, un de ses correspondants, qu’il rencontra Émile Pouget et Bernard Lazare, qui eurent sur lui une double influence, semble-t-il, importante.
Est-ce à dire que l’inspiration première de Pelloutier quand il se décida à se consacrer pleinement à sa tâche d’organisateur des Bourses du travail était alors fondamentalement anarchiste ? Sans doute, mais à sa manière, syndicaliste révolutionnaire pour le coup, celle-là même qui lui fit dire, dans Les Temps nouveaux du 2 novembre 1895, soit quelques mois après avoir été élu secrétaire de la Fédération des Bourses : « Personne ne croit ou n’espère que la prochaine révolution, si formidable qu’elle doive être, réalise le communisme anarchique pur. Mais l’état transitoire à subir doit-il être nécessairement, fatalement, la geôle collectiviste ? Ne peut-il consister en une organisation libertaire limitée exclusivement aux besoins de la production et de la consommation, toutes institutions politiques ayant disparu ? [...] Laboratoire des luttes économiques, détaché des compétitions électorales, favorable à la grève générale avec toutes ses conséquences, s’administrant anarchiquement, le syndicat est [...] l’organisation à la fois révolutionnaire et libertaire qui pourra seule contrebalancer et arriver à détruire la néfaste influence des politiciens collectivistes. Supposons maintenant que, le jour où éclatera la révolution, la presque totalité des producteurs soit groupée dans les syndicats ; n’y aurait-il pas là, prête à succéder à l’organisation actuelle, une organisation quasi libertaire, supprimant de fait tout pouvoir politique, et dont chaque partie, maîtresse des instruments de production, réglerait toutes ses affaires elle-même, souverainement et par le libre consentement de ses membres ? Et ne serait-ce pas l’association libre des producteurs libres ? »
Ainsi, quand Pelloutier se convainc de se consacrer pleinement à sa cause, celle de sa classe et de son émancipation, ses idées sont claires. Anarchiste, il l’est sans aucun doute, mais pas de secte. Car, au fond, il ne voit pas de grande différence entre un dogmatique guesdiste et un anarchiste monomaniaque. De l’anarchie, le jeune Pelloutier garde l’inspiration première, la part du rêve, le refus de parvenir, la méfiance de tout pouvoir. Quand, mandaté comme délégué de Saint-Nazaire, il devient secrétaire de la Fédération des Bourses, c’est à la suite d’un étrange congrès qui se tient à Nantes du 17 au 22 septembre 1894 et réunit les deux branches du syndicalisme en formation : celui des Bourses du travail (FNBT) et celui de la Fédération nationale des syndicats (FNS), sous contrôle étroit des guesdistes. Battus sur la motion grève-généraliste proposée par Pelloutier et Briand, les guesdistes et leurs partisans quittent le congrès, en abandonnant de facto le mouvement syndical à leurs adversaires libertaires et syndicalistes révolutionnaires. Quant à la complicité entre Pelloutier et Briand, elle achoppa sur une divergence de taille. Contrairement à la vision pacifiste et juridico-politique que Briand se faisait de la grève générale, Pelloutier la voyait, lui, comme nécessairement insurrectionnelle et accoucheuse du Grand Soir, comme en attestera sa brochure Qu’est-ce que la grève générale ? (1895), cosignée par Henri Girard, alors trésorier de la Fédération des Bourses. Dès lors, Pelloutier et Briand suivront des voies différentes… et antagoniques.
« Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur », disait Pelloutier, lui-même « amant passionné de la culture de soi-même ». Et c’est armé de cette conviction qu’il attribuera, en premier lieu, aux Bourses du travail une noble tâche d’auto-éducation populaire théorique et pratique. Avec pour ambition première de comprendre la société pour fonder la révolte sociale des exploités sur une base plus solide que la seule expression de leurs instincts de dominés. C’est dans cette claire perspective d’éducation et d’acquisition de connaissances émancipatrices que les Bourses – ces « universités de l’ouvrier », lira-t-on même dans un rapport adressé en 1898 au ministre de l’Instruction publique – dispensent une large palette de cours du soir où le pur intellectualisme est rejeté au profit de la confrontation d’idées. Cette aspiration fondatrice se traduit également par l’organisation de fréquentes conférences-débats dispensées par des militants, souvent d’origine anarchiste, comme Léon Jouhaux, Charles-Ange Laisant ou Fernand Pelloutier lui-même, mais aussi par des syndicalistes révolutionnaires comme Louis Niel ou Francis Delaisi. De même sont dispensés par les Bourses des cours d’enseignement professionnel général destinés à des dizaines de milliers d’apprentis ainsi que la prise en charge des enfants hors temps scolaire et, plus tard, la mise en place de sections de pupilles. Par ailleurs, dans une même perspective auto-émancipatrice, toutes les Bourses du travail sont dotées de bibliothèques assidument fréquentées par leurs adhérents, de « musées du travail », d’un organe de presse – L’Ouvrier des Deux-Mondes, dont Pelloutier lui-même est le maître-d’œuvre –, de divers titres corporatifs et d’un service de propagande en charge de produire textes, études et affiches en direction du mouvement ouvrier urbain, mais aussi des ouvriers de la terre et de la mer.
Autre axe prioritaire d’intervention pour les Bourses du travail : la mise en place de « services d’aide mutuelle » par la constitution de « bureaux de placement » gratuits faisant concurrence directe aux organismes privés payants et aux officines communales, dans la perspective de création d’une sorte de service public de l’emploi sous contrôle ouvrier ; la création de « caisses de chômage », directement issues de la tradition proudhonienne et conçues comme devant exprimer « une dette de solidarité contractée par les syndiqués les uns envers les autres, et surtout comme le moyen de soustraire le chômeur aux offres du travail déprécié » (Pelloutier) ; le versement du viaticum ou secours aux ouvriers ou chômeurs de passage dans une ville dotée d’une Bourse du travail ; la mise sur pied d’un Office national ouvrier de statistique et de placement permettant d’indiquer aux ouvriers syndiqués en quête de travail « les centres où la main-d’œuvre serait rare, pour s’y rendre, et ceux où elle surabonderait, pour s’en écarter ». Avec charge pour chaque Bourse du travail « de faire connaître une fois par semaine le nombre d’emplois vacants dans chacun des métiers représentés à la Bourse ».
Enfin, et surtout, chaque Bourse du travail est dotée d’un « service de résistance » en charge de l’aide concrète aux luttes du moment, de l’organisation de meetings et de manifestations et de la distribution gratuite de « soupes communistes » lors des grèves.
Aux dires de l’admirable organisateur que fut Fernand Pelloutier, « les Bourses du travail ont groupé plus de mille syndicats et à peu près 250 000 ouvriers, soit 65 % des syndiqués français » de son temps. L’histoire a cela de déconcertant qu’elle peut faire clôture ou ouverture d’imaginaire, mémoire morte ou mémoire vivante, mais à bien y penser, ce n’est pas l’histoire qui en est responsable, mais la manière dont le présent la juge, ce présent qui joue contre elle et les leçons qu’elle nous livre parfois en mode espérance. On pourra toujours penser que cette basse époque qui est la nôtre est incapable de produire des formes de résistance au malheur social aussi élaborées, pensées et traduites en actes que celles dont atteste cette fabuleuse aventure pratico-pratique et auto-émancipatrice de la Fédération des Bourses du travail d’il y a un gros siècle. Mais, après tout, les temps sont trop rudes pour désespérer tout à fait de nos forces et nos capacités d’autocréation collective. Merci encore à Plein Chant d’avoir remis cette ancienne mémoire des précurseurs à notre disposition. Elle peut encore servir. Comme la vieille cause qui la porta et qui demeure vivante !
Freddy GOMEZ