En ces temps de storytelling, il n’y a pas de vérité. Il n’y a plus de réalité. Juste des récits qui s’en inspirent, l’expliquent… ou la masquent, l’édulcorent, la travestissent et la relativisent – car au bout du compte tous les récits, dit-on, se valent. Tous les récits comme toutes les paroles sont mis sur un pied d’égalité. Il n’y a désormais que des fictions plus ou moins « réalistes », plus ou moins bien ficelées. Les réalisateurs de Matrix (1999), les frères Wachowski [devenus sœurs depuis] ont déclaré s’être inspirés de la pensée de Baudrillard [1]. « Le simulacre est vrai », écrivait ainsi le philosophe. La simulation du réel importe plus que le réel à propos duquel nous ignorons s’il existe vraiment hors de toute fiction. C’est, au fond, la véracité fictionnelle du récit qui importe plus que sa « réalité ». Si c’est probable, c’est possible et, si c’est possible, c’est donc que c’est vrai. Forme moderne du syllogisme. On pourrait paraphraser Balzac en adaptant à cette inclination la formule suivante tirée de Madame Firmiani (dans La Comédie humaine, 1832) : « des syllogismes complaisants aux erreurs de la conscience ». La fiction possiblement crédible est comme qui dirait « son produit ».
Les plateaux de télévision sont devenus le lieu d’un spectacle permanent (regardez comme je suis malin et sage), une scène sur laquelle un quarteron de spécialistes vont de chaîne en chaîne, d’émission en émission, d’éditorial en éditorial dans les grands groupes de presse, toujours les mêmes, répétant inlassablement les mêmes banalités, propos de comptoirs assénés sur le ton du gars instruit d’un secret qu’il aurait enfermé dans le tiroir de son bureau dont il garderait jalousement la clé. Leurs péroraisons visent à « édifier les masses ». Et surtout, ils nous font la grâce de nous expliquer ce qui nous arrive et la manière dont il faut le « comprendre »… « bon gré mal gré ». En donnant l’impression de former un groupe d’amis qui s’auto-congratulent, d’une corporation forte de la solidarité qui unit ses membres, d’un entre-soi d’experts affinitaires qui jouent aux malins et se gaussent des « pauv’cons » – notamment lorsqu’ils stigmatisent « les gilets jaunes » –, ils nous rendent passifs, consommateurs d’un spectacle dont ils maîtrisent les arcanes. Ils nous désarment. Ils soulignent tragiquement notre impuissance.
Sur l’autre bord, « nous » – « l’opinion publique » – ne serions que des marionnettes manipulées par des cyniques sans scrupules à qui il faudrait opposer un « contre-feu ». C’est ainsi que le « complotiste » chevronné, l’autre face du spectacle, se sent en charge de révéler à ses pairs « la vérité cachée ». Et il est vrai qu’on nous occulte tout en nous inondant, à flux tendu, de performances communicationnelles et de fausses explications. L’information en temps réel étouffe le sens, nous empêche de réfléchir, tue dans l’œuf l’esprit critique. On pourrait ainsi dire que le « complotiste » cherche à communier avec « nous » sur le modèle de l’intrigue narrative démasquée. Les « post-vérités » qu’il nous livre exigent des scénarios souvent alambiqués, parsemés de coups tordus, de mensonges et de manipulations dont la construction repose toujours sur une stratégie pensée sur le long terme qui implique de mettre le spectateur dans la confidence en lui donnant l’impression, pour sa plus grande satisfaction, de comprendre les ressorts d’une trame dévoilée.
Lorsque le monde est livré aux communicants et que le storytelling donne à la manipulation de masse des allures d’une série mise en ligne sur Netflix, les scénaristes rivalisent d’imagination. Leur dramaturgie addictive fait mouche. Tous ne sont pas talentueux, mais tous y postulent. Et puis chacun peut bricoler son assemblage, comme on le fait pour les cépages, une pincée par-ci une autre par-là, entremêlant vrai et faux comme savent le faire les affabulateurs de talent lorsqu’ils déroulent le récit de leur roman. À cette différence – de taille – près que lorsqu’on lit un roman, on sait qu’on est dans une fiction et que, pour qu’une fiction soit crédible, il faut qu’une part de vérité la rende crédible et nous procure cette illusion qui régale le lecteur. À travers ses errements, ses contradictions et son arrogance, l’infinie spirale de la communication officielle n’inspire, désormais, que doute, embarras, méfiance ou colère. Sur le terrain du mépris, la calamiteuse sortie de l’inénarrable Sibeth Ndiaye, ex-porte-parole du gouvernement, à propos des « acculturés [2] » ignares que nous serions a laissé loin derrière elle les propos d’un Griveaux sur « les moins que rien » que nous serions aussi. Réactif, le « complotiste », lui, nous dévoile « sa vérité » – la « Vérité cachée » –, l’exposant au vu et au su de tous. Il fait « comme eux », les communicants. Il est en compétition avec la vérité « officielle », c’est-à-dire le mensonge dominant. Il prend un air entendu, celle du gars malin qui « sait ». Il connaît les secrets du récit car il aurait pu l’écrire. Ce qu’il fait d’ailleurs en nous mettant dans la confidence.
Ainsi, l’événement disparaît sous les récits en apparence crédibles qui le réinventent et le noient dans un flot de narrations. Peu importe la réalité, c’est la fiction qui l’emporte. Un récit bien ficelé sera toujours préférable à une réalité complexe et mouvante faite d’imprévus et de hasards où la contingence ne cesse de faire brutalement des siennes, échappant à notre compréhension et capacité d’analyse. L’incertitude et l’inconnaissance sont réduites à l’état d’habiles stratagèmes obéissant à une volonté unique et « cachée ».
Le climat de complots permanents a des allures d’écran de cinéma dont l’une des fonctions est de permettre, en lieu et place de l’événement, d’exposer en public la volonté cachée (comme il se doit) à l’origine du mal qui nous accable. « Ils », « eux », « les Juifs », « Soros », « l’élite parisienne », « les laboratoires pharmaceutiques », « les Chinois », « la CIA », « le Mossad », « les Russes et le FSB »… que sais-je encore, « ils » « nous » agissent. « Ils » s’adressent à un « nous » qui, « nous » – les sans-grades, les obscurs – nous exclut. Comment ne pas se sentir en colère, en effet, lorsque la « communication officielle », quelle que soit l’interprétation que l’on en fasse, manifeste un mépris qui vire à l’obscénité tant il est « décomplexé » et ostentatoire. « Ils » ne se cachent plus. « Ils » « nous » prennent pour des cons, entend-t-on couramment dire, et à juste titre. Comment ne pas se sentir en colère ? Ce bras d’honneur qu’ « ils » « nous » adressent à chacune des leurs déclarations, « nous » humilie, puis « me » révolte. « Je me révolte donc nous sommes », disait Camus. Car, au fond, leur communication officielle nomme notre impuissance.
Volonté divine ou complot ? Finalement cela revient au même. Le fléau divin pointé par le père Paneloux dans La Peste de Camus serait l’ancêtre d’une vision paranoïaque du monde dont le « complotisme » reprendrait à son compte le paradigme. Considéré sous cet angle, il est une réponse au vertige de l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons face à l’absurdité de situations que nous ne savons expliquer. Le dérèglement de la raison cède à la paresse intellectuelle sans renoncer à sa prétention, ayant en cela un fort cousinage avec la bêtise si bien illustrée par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. Produire un contre-récit, affirmer que l’on sait alors que justement, dit-on, les « sachants nous enfument », est une réaction plus profonde que la simple défiance vis-à-vis de la « parole officielle ». C’est, en lieu et place de l’action politique, une des réponses à l’utilisation macronienne de la com’ : parler beaucoup pour ne rien dire et surtout faire, multiplier les groupes de parole (ces ersatz de « démocratie participative » [3] qui ont fleuri du Grand Débat à la Convention citoyenne pour le climat) et surtout tabler sur la « capacité d’oubli » des citoyens. Face à cette logorrhée gouvernementale, il faut bien admettre que la lassitude puisse gagner.
Sur l’autre rive, le « complotisme » se présente comme une réponse informée qui ne s’en laisse pas « conter ». Il oppose à la logorrhée institutionnelle qui inonde les ondes, les écrans et finalement nos esprits son « contre-récit ». Lequel tente de combler les manques créés par cet abrutissement généralisé. Les récits officiels coulent à flot continu comme autant de bavardages expectorés sur les chaines d’infos, sur nos écrans d’ordinateur, sur nos messageries. Ils renforcent un désir d’appartenance (« nous ») mis à mal par le délitement du tissu social. L’information « en temps réel », nous rappela Annie Le Brun, joue sur « la “pseudo-évidence des sens” qui a pour effet de suspendre la réflexion et constitue, de ce fait, un des plus sûrs moyens de désinformer » [4]. Cette accumulation de récits transforme notre relation au monde et aux fictions qui le décrivent. Jean Baudrillard parlait de « dissolution du réel » (Simulacres et Simulation, 1981). Puisque tout est narration, pourquoi ne pas concourir à le réinventer à défaut de pouvoir le réenchanter ? Pourquoi ne pas se montrer plus malin qu’ « eux », pourquoi ne pas les concurrencer sur leur propre terrain en profitant de la liberté que donne cette « dissolution » [5].
Il faut sûrement voir dans le « complotisme » ce que Camus rangeait dans la catégorie de la dérive nihiliste de la révolte. Saisie d’impuissance, elle ne vit que du désir de vengeance qui, pour le cas, ne voit d’issue que dans la révélation d’une « Vérité » une et accablante, celle que précisément « on » nous cache, celle que le « complotiste » prétend exposer dans l’éclat d’une révélation inspirée. Dans ce dispositif, aucune coïncidence n’est admissible ; elle sera forcément bizarre, et qualifiée comme telle. « Comme par hasard », dit alors le « complotiste » de cet air entendu de celui à qui « on ne la fait pas ». À malin malin et demi. Si le hasard n’existe pas, il lui faut désespérément chercher un sens, une explication à ce qui ne colle pas. L’imagination y pourvoira. Un petit fond paranoïaque servira d’excipient. Cette quête pathétique de sens, ce besoin de trouver une explication susceptible de mettre du rationnel dans l’absurde conduisent à imaginer des complots. Quant à ceux qui auraient été susceptibles de les organiser (« ils »), la liste, on l’a dit, est préétablie. Il n’y aura qu’à piocher dans les fiches.
Se sentir « bien informé » procure une sensation qui donne de l’importance à ses opinions. Les scénarios de la narration complotiste fonctionnent comme une partie de billard à trois bandes. Leur trame se calque sur celles des séries d’espionnage ou sur celles qui narrent dans leurs moindres détails la préparation minutieuse d’un braquage. Les théories du complot reposent sur l’idée d’une volonté cachée dont l’exécution reposerait sur des agents capables de tripatouiller le réel comme le marionnettiste tire les ficelles de ses créatures. Comme dans un délire paranoïaque, tout fait sens dans cette logique. Le récit du « scénariste » se déroule comme une suite cohérente et minutieusement construite de signes faisant pièces d’une stratégie qui est ensuite déployée pour être adaptée aux nécessités tactiques du moment. Le hasard y est aboli. Il est nié. Seule compte la volonté d’enfermer la réalité dans une narration qui s’en exonère. Désormais les deux – le réel et son récit – se confondent. Seule la scénarisation participe de la connaissance. Elle tient lieu de réalité éclairée lors même que nous la déclarons (volontairement) cachée. L’intention du comploteur consiste à révéler notre impuissance face au jaillissement tragique de la vérité. Alors, en guise d’antidote, on va au plus simple, on révèle l’existence d’une puissance supérieure pourvue de moyens immenses, d’une puissance décomplexée qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule moral, estimant que la fin justifie les moyens. Dans ce dispositif, nous sommes donc invités à participer du dévoilement, en nous haussant du col, en concluant logiquement à l’existence d’une cause unique et fatalement malfaisante, dont l’explication doit aboutir à la désignation d’un coupable. Et qui dit coupable dit bouc émissaire. Dès lors, et dans ces conditions, ce retour vers le réel déshumanisera les propos et justifiera par avance les conséquences de la stigmatisation des « ils » à qui l’on finira par donner un visage et sur qui l’on désirera que s’abatte la punition espérée.
Dans le dernier roman de Philip Roth, Némésis [6] , Bucky, le héros, s’interroge sur les raisons d’une soudaine épidémie. En hommage à ce grand auteur et pour conclure, nous citerons cet extrait du livre qui semble si bien correspondre à l’inclination pathologique prétentieusement dangereuse des adeptes des théories du complot : « Pourquoi ? Pourquoi ? Que cela soit gratuit, contingent, absurde et tragique ne saurait le satisfaire. Que ce soit un virus qui se propage ne saurait le satisfaire. Il cherche désespérément une cause plus profonde, ce martyr, ce maniaque du pourquoi, et il trouve le pourquoi soit en Dieu soit en lui-même, ou encore, de façon mystique, mystérieuse, dans leur coalition redoutable pour former un destructeur unique. Je dois dire que, quelle que soit ma sympathie pour lui face à l’accumulation de catastrophes qui brisèrent sa vie, cette attitude n’est rien d’autre chez lui qu’un orgueil stupide, non pas l’orgueil de la volonté ou du désir, mais l’orgueil d’une interprétation religieuse enfantine, chimérique. »
Jean-Luc DEBRY
■ En complément de ce texte – et comme illustration des thèses qui y sont développées –, on lira avec profit la fine analyse produite par le collectif Le Poing de Montpellier sur le film « documentaire » Hold-up.