■ Juan Pablo CALERO DELSO
EL GOBIERNO DE LA ANARQUÍA
Madrid, Editorial Síntesis, 2011, 380 p., ill.
■ Clément MAGNIER
CIPRIANO MERA SANZ 1897-1975
De la guerre à l’exil
Paris, Éditions CNT-Région parisienne, 2011, 240 p.
Comme si l’heure était venue de s’émanciper désormais des nombreuses légendes qui l’entourèrent pour s’intéresser, enfin, aux dynamiques parfois contradictoires qu’il enclencha, on assiste, depuis quelque temps déjà, à une relecture critique de l’histoire de l’anarcho-syndicalisme espagnol, et plus particulièrement du rôle qu’il joua sous la Seconde République et pendant la guerre d’Espagne. Le phénomène est d’autant plus intéressant qu’il ne procède pas, comme ce fut longtemps le cas dans l’historiographie militante, d’une démarche idéologique tendant à blâmer ou à légitimer tel ou tel positionnement, mais plutôt d’un désir de penser, dans toute sa complexité, la manière dont la CNT affronta les défis politiques d’une époque où, par le poids qui était le sien, elle pouvait influer, à la différence du mouvement anarchiste international des années 1930, sur les destinées communes.
De la pratique avant toute chose
Il faut d’abord s’entendre sur un point. La CNT fut sans doute, en comparaison des organisations qui se réclamaient alors de l’anarchisme dans le reste de l’Europe, l’une des moins portées à la théorie. Par sa composition sociale, par son orientation de classe clairement assumée et par l’imaginaire de guerre frontale contre le capital, l’Église et l’État qu’il développa, l’anarcho-syndicalisme espagnol représenta le nec plus ultra du séparatisme ouvrier, sa quintessence. De là la méfiance instinctive que suscitèrent toujours, au sein de la CNT, les « idéologues » – et notamment ceux qui, par trop attachés à une conception humaniste de l’anarchisme (libérale radicalisée, disait García Oliver), heurtaient sa sensibilité classiste. C’est probablement cette méfiance qui explique que, contrairement à une légende établie, la FAI ne parvint pas davantage, dans les années 1930, à la subordonner à ses propres intérêts idéologiques que ne l’avaient réussi les ralliés au communisme dans les années 1920. Sûre de ses intuitions collectives, la CNT fonctionna, en fait, comme une contre-société avant tout soucieuse de défendre son autonomie en occupant tout le champ de l’anarchisme social. D’où l’immense travail qu’elle accomplit, par elle-même, en matière d’auto-organisation, mais aussi de conscientisation des exploités. Par elle-même, insistons bien, et sur la base d’une activité incessante et multiforme, infiniment supérieure, pensait-elle, aux élaborations théoriques extérieures et séparées de toute pratique émancipatrice concrète. En cela, et alors même que souffle dans l’Espagne dévastée d’aujourd’hui un fort vent d’indignation sociale, l’expérience combattante de l’anarcho-syndicalisme espagnol des années 1930 peut encore servir, sinon de modèle, du moins de référence.
Pourtant, l’anarchisme international manifesta longtemps des difficultés à comprendre pourquoi cette CNT si intensément portée aux passions immédiates pour la révolution se rétracta au moment même où celle-ci devenait apparemment possible. Autrement dit pourquoi, vaincu le pronunciamiento de juillet 1936 et alors que l’État bourgeois s’était effondré et que ce vide ouvrait sur un vaste mouvement de transformation sociale, le balancier de la CNT pencha, sur-le-champ et irrémédiablement, au nom des circonstances et de l’unité antifasciste, du côté du réalisme politique. Dit par Claudio Venza, cela s’énonce ainsi : « Une grande partie des structures et des militants ont accepté, même à contrecœur, le processus de reconstruction de l’État républicain avec tout ce que cela impliquait comme militarisation et comme mise en place de nouvelles institutions hiérarchiques. [1] » Une fois admise cette réalité, ajoute Venza, tout reste à faire car « la clef d’interprétation a posteriori qui oppose les “collaborationnistes antifascistes” aux “révolutionnaires intransigeants” est bien souvent utilisée de façon excessivement schématique. On oublie, par exemple, que les partisans de ces deux positions ne forment pas des blocs figés et imperméables et qu’il y eut toutes sortes de passages de l’un à l’autre en fonction du cours que prenait la guerre » [2]. S’interroger sur la portée des défis qu’un coup d’État militaire se transformant en guerre civile imposa au camp de l’anarchisme militant, penser les lignes de partage qui le divisèrent, examiner en quoi et comment celles-ci se brouillèrent et se recomposèrent à la faveur des événements politico-militaires du moment, inaugurent à coup sûr une autre façon d’appréhender la complexité des choix auxquels, trois ans durant, il fut confronté. Contre son gré.
C’est dans cette perspective nouvelle que se situent indiscutablement deux ouvrages récemment parus. Le premier – El gobierno de la anarquía, de Juan Pablo Calero Delso – s’intéresse aux raisons qui poussèrent, en novembre 1936, la CNT-FAI [3] à accepter de participer, avec quatre ministres [4], au gouvernement de Francisco Largo Caballero, et plus largement aux rapports que l’anarchisme espagnol entretint avec la politique. Le second – Cipriano Mera Sanz (1897-1975) : de la guerre à l’exil, de Clément Magnier – nous offre, à partir d’un essai biographique sur une figure emblématique de la CNT, une réflexion tout en nuances sur cet « anarchisme de guerre » (Venza) qui, dans les tranchées de l’antifascisme armé, gagna peu à peu les plus antimilitaristes libertaires.
La force du rêve et le poids du réel
En plus de nous fournir une analyse détaillée des circonstances qui préludèrent à la décision de la CNT-FAI – juste, d’après lui – d’entrer au gouvernement de Largo Caballero, le livre de Calero Delso vaut aussi pour les connexions qu’il tente d’établir entre ce choix historique et la manière – très politique – dont la CNT et les groupes anarchistes choisirent, quelque dix ans plus tôt, de collaborer avec d’autres forces de la gauche républicaine au combat commun contre la dictature du général Primo de Rivera. Et, de fait, les anarchistes furent bien de tous les complots et de presque toutes les coalitions républicaines visant à abattre la dictature et, du même coup, la monarchie. C’est là, nous dit Calero Delso, que se trama, chez les anarchistes, l’idée que la lutte pour un « objectif commun » devait, en certaines circonstances, primer sur les intérêts particuliers – et c’est cette même idée qui, au cœur du brasier de 1936, aurait décidé la CNT-FAI à opter pour l’unité antifasciste. Loin d’être inédit, ce positionnement se situerait donc dans le droit-fil du pragmatisme politique dont la CNT avait su faire preuve, depuis une bonne décennie, chaque fois que la situation l’imposait. Quant au pas en avant dérogatoire aux principes anarchistes que la CNT-FAI initia en entrant au gouvernement, il n’aurait été, selon Calero Delso, qu’une manière circonstancielle de répondre à une situation exceptionnelle.
On pourrait, bien sûr, contester tout ou partie de cette analyse, en insistant notamment sur le fait que cette décennie modifia en profondeur la perception que la CNT se faisait des alliances, mais elle offre l’avantage de replacer les choix opérés en 1936 par la CNT-FAI dans un continuum et, par là même, de battre en brèche l’idée communément admise selon laquelle, les ayant faits, les instances dirigeantes de l’ « anarchisme de guerre » auraient simplement renoncé, au nom d’un pragmatisme de circonstance, à toute perspective révolutionnaire. Calero Delso se fait fort de rappeler que, même au temps glorieux du séparatisme ouvrier et du radicalisme de classe, la CNT d’avant-guerre cultiva un certain pragmatisme. C’est ainsi que, se sachant capable de peser sur les rapports de forces, il lui arriva de ne pas les brusquer. Quand, par exemple, en février 1931, consciente de la ferveur républicaine qui s’était emparée du peuple, elle décida, sans illusion aucune, d’accorder sa chance à la naissante Seconde République. Ou encore quand, en février 1936, elle se retint de toute propagande abstentionniste pour ne pas faire obstacle à la victoire électorale de la coalition de Front populaire. Le reste, les grèves et insurrections que lança la CNT des années 1930, l’essentiel en somme, fait partie de l’histoire épique. On peut s’en contenter, sans doute, pour attiser les imaginaires défaillants d’un temps privé d’héroïsme, mais cet aspect-là ne permet pas, à lui seul, de comprendre ce qui fit la singularité de l’anarcho-syndicalisme espagnol de ces années : un permanent mouvement de balancement dialectique entre activisme, d’une part, et pragmatisme (ou réalisme), de l’autre.
Avec juillet 1936, son histoire prit un cours nouveau. Pour deux raisons. La première, c’est que la révolution qu’elle avait tant espérée s’inscrivait, de facto, dans le cadre d’un mouvement de résistance populaire à un coup d’État militaire anti-républicain. La seconde, c’est que, même désireuse de pousser aussi loin que possible son avantage, elle ne pouvait évidemment pas s’abstraire de la conjoncture générale sans risquer de rompre une unité populaire indispensable à la victoire. Ainsi, par un de ces contre-pieds dont l’Histoire a le secret, la très insoumise CNT se trouva soudainement placée à l’avant-garde du camp des « gouvernementaux » (ceux qui défendaient la légalité républicaine) contre celui des « rebelles » (ceux qui voulaient l’abattre). On peut parier qu’elle eût préféré un autre contexte que celui-là pour monter à l’assaut du ciel, mais, au vu de ce qu’il était, le choix de l’unité antifasciste s’imposa comme le seul possible pour une CNT, certes puissante [5], mais trop inégalement implantée sur le territoire de l’État pour prétendre, à elle seule, vaincre les militaires putschistes et enclencher, dans un même temps, un processus révolutionnaire tendant à instaurer le communisme libertaire.
Il faut bien admettre, cependant, que, si ce choix semblait clair pour les instances dirigeantes de la CNT-FAI – et, au-delà, pour l’ « élite » militante où l’appareil puisait ses cadres –, il ne le fut que partiellement par ses bases. Non tant parce qu’elles auraient eu, comme le présuppose une certaine approche « basiste », la prescience d’une trahison à venir, mais simplement parce que, vue d’en bas, la perspective n’est jamais la même que vue d’en haut. Surtout quand on est armé et que le rêve révolutionnaire semble devenir réalité. Tout attaché à justifier la rationalité – par ailleurs, incontestable – de ce choix, Calero Delso s’intéresse peu au déphasage qu’il induisit entre les aspirations révolutionnaires des bases et le pragmatisme du sommet. Or dichotomie il y eut bien, même si celle-ci n’ouvrit, sauf à la marge, sur aucune contestation globale réellement structurée de la ligne générale de la CNT-FAI.
Du grand saut à la chute finale
S’il est clair que l’unité antifasciste se scinda rapidement en « deux blocs politiques, clairement différenciés » – d’un côté, la bourgeoisie républicaine, les socialistes modérés et les staliniens ; de l’autre, la CNT-FAI, la gauche socialiste et, à un moindre degré, le POUM –, il est difficile de suivre Calero Delso quand, cherchant de la cohérence là où il y eut surtout de l’improvisation, il fait de la CNT-FAI le cerveau d’un plan visant à bouleverser les équilibres de classe au sommet de l’appareil d’État. Tout laisse à penser, au contraire, que la manière dont la CNT-FAI insista auprès de Largo Caballero pour transformer le gouvernement central – auquel elle était invitée à participer – en Conseil national de défense CNT-UGT, relevait à la fois de l’habillage et du prétexte. La preuve, c’est que, n’ayant pas atteint son objectif, elle entra tout de même au gouvernement. Quant à savoir si cette décision fut directement liée à la situation dramatique dans laquelle se trouvait, à l’automne 1936, Madrid assiégé ou si elle résulta d’un pur calcul stratégique visant à inverser le rapport des forces au sommet de l’État en faveur de l’alliance CNT-UGT, les intentions comptent moins que les résultats. Sur le plan militaire, il n’est pas douteux que la nomination de quatre ministres de la CNT-FAI au gouvernement central de la République – mais, plus encore, le transfert d’une partie de la Colonne Durruti vers le front de Madrid – redonna un coup de fouet au moral des combattants. Sur le plan politique, de même, personne ne peut contester que ce gouvernement circonstanciel de l’anarchie sous présidence de Largo Caballero contraria grandement les visées hégémoniques du bloc stalino-réformiste-républicain. Pour un temps, du moins.
Fallait-il que la CNT-FAI opère le grand saut de novembre 1936 ? Pour Calero Delso, la cause est entendue. C’est oui, sans hésitation. Comme César Lorenzo avant lui [6], il ne voit aucune différence de nature entre cette décision et la ligne générale adoptée par les instances de la CNT-FAI depuis le début du conflit. L’acquiescement est d’autant plus enthousiaste, chez Calero Delso, que le bilan – détaillé – qu’il tire de la gestion des quatre ministres anarchistes lui semble, au moins pour deux d’entre eux – García Oliver, mais surtout Montseny – remarquable. Quant à la suite de l’histoire, qui conduira du grand saut à la chute finale du « bloc ouvrier », elle procéderait d’un patient travail de sape contre-révolutionnaire. « Tout semble indiquer – note, en effet, Calero Delso – que, une fois sauvé Madrid et assurée la continuité de la République, le PSOE et surtout le PCE entamèrent, à partir de décembre 1936, une campagne de harcèlement visant, tout à la fois, à mettre à bas le gouvernement syndical de Largo Caballero et à rectifier le processus révolutionnaire. » Vaincue en mai 1937 du fait même de son indécision, la CNT-FAI, n’aura, dès lors, d’autre choix que d’adopter une attitude purement défensive, son dernier acte politique consistant, en avril 1938, à mendier un strapontin ministériel auprès du socialo-stalinien Juan Negrín, chef du gouvernement de la contre-révolution triomphante [7].
Les circonstances et la politique
Défaite en rase campagne, donc ? Le penser, nous dit Calero Delso, serait faire abstraction, par ignorance ou commodité idéologique, des circonstances politiques exceptionnelles que dut affronter la CNT-FAI pendant la guerre civile. Et, plus encore, « de la volonté majoritaire des anarcho-syndicalistes de combattre le fascisme par-dessus tout ». Si, insiste-t-il, la CNT-FAI transigea sur ses principes, réfréna ses aspirations au communisme libertaire, collabora aussi sincèrement que possible avec ses ennemis d’hier, refusa l’affrontement armé en Mai 37, c’est parce que, par avance, elle avait décidé de tout subordonner à la victoire contre le fascisme. Calero Delso a raison sur un point : l’antifascisme fut bien la cause sacrée de la CNT-FAI. Mais l’explication ne vaut pas pour tout. Elle permet, certes, de comprendre pourquoi, en juillet 1936, elle opta pour l’unité antifasciste, mais pas pourquoi elle choisit, en novembre, de s’intégrer purement et simplement à un appareil d’État en voie de reconstruction. Car, contrairement à ce que laisse penser Calero Delso, après Lorenzo, il n’y a pas continuité, mais rupture, entre le choix opéré en juillet de participer à des organes de pouvoir locaux issus de la révolution – et prospérant sur les ruines d’un État républicain en perdition – et la décision de novembre d’accompagner un processus de re-légitimation étatique visant, précisément, à recouvrer tous les pouvoirs. Dans un cas, la CNT-FAI subordonne ses propres intérêts à ceux de la cause générale en choisissant une voie conciliant désir de transformation sociale et résistance antifasciste ; dans l’autre, gagnée à la logique de guerre, elle accepte de freiner le processus révolutionnaire en participant au renforcement d’une autorité étatique qui, sans elle, aurait eu bien du mal à s’imposer. Sur les raisons de cette métamorphose, Calero Delso s’en tient au classique argumentaire « circonstancialiste » qu’il agrémente, assez étrangement, d’appréciations positives sur l’intelligence tactique dont aurait fait preuve, pour l’occasion, la CNT-FAI. Étrangement, insistons, car tout indique, au contraire, que la négociation avec Largo Caballero, prélude à l’entrée de la CNT-FAI au gouvernement, aboutit, pour elle, à une reddition sans condition, payée de surcroît à vil prix puisque, des quatre portefeuilles que le maître politicien lui concéda, un seul, celui de García Oliver, avait une réelle importance stratégique [8]. Rien d’autre ne lui fut accordé : ni armes, ni commandements militaires, ni crédits supplémentaires pour les collectivités.
Rappelons, pour mémoire, que la CNT-FAI disposait alors de 200 000 hommes armés et d’un bon million d’affiliés, qu’elle représentait encore (mais plus pour longtemps) « un pouvoir économique formidable et une force de dissuasion non moins respectable » [9] et que, cela étant, le rapport de forces lui était favorable, même et y compris pour négocier avec Largo Caballero, non pas son intégration au pouvoir, mais un accord de soutien sans participation au nouveau gouvernement en échange d’armes pour ses milices et de crédits pour ses collectivités. D’avoir fait cela, on pourrait louer son habilité – et il était conseillé d’en avoir face à des politiciens aussi madrés que Largo Caballero –, mais elle fit le contraire, l’exact contraire. Preuve sans doute que celui qui fut alors, ès qualité de secrétaire de la CNT, le principal négociateur de ce piteux accord, Horacio Prieto, n’avait pas tout à fait tort quand il écrivit, beaucoup plus tard – et dans un autre contexte, il est vrai –, que « la CNT ne comprenait rien à la politique » [10]…
Renoncer pour vaincre ?
On aurait évidemment tort de penser que, comme le laisse entendre un certain discours anarchiste ou ultra-gauche, les fameuses circonstances de l’automne 1936 ne furent rien d’autre, pour la direction de la CNT-FAI, qu’un prétexte servant à légitimer par avance tous les abandons. Elles pesèrent d’un poids très lourd. Non seulement sur les choix – discutables – des instances, mais aussi sur le ralliement de militants réputés intransigeants à l’imparable logique d’un « anarchisme de guerre » dont l’un des premiers effets fut d’assumer, au nom d’une plus grande efficacité combattante, la militarisation des milices.
Parmi ceux-ci, Cipriano Mera (1897-1975), ouvrier maçon et haute figure de l’anarcho-syndicalisme madrilène d’avant-guerre, fut sans aucun doute, par son influence, l’un des éléments clefs de ce déverrouillage idéologique. En effet, responsable des milices du Centre – dont le rôle fut déterminant, à Madrid, dans l’échec du coup d’État militaire de juillet 1936 –, Mera défendit fortement, à l’automne, l’idée que, placés aux avant-postes d’un conflit dont ils n’étaient pas seuls maîtres, les anarchistes n’avaient désormais d’autre alternative que de se plier aux « lois de la guerre » en s’appliquant à eux-mêmes les règles de commandement et de discipline en vigueur dans l’armée populaire reconstruite. Nommé général sans cesser d’être anti-militariste, l’ouvrier maçon deviendra un chef de guerre aussi légendaire pour ses faits d’armes que pour son habileté stratégique. Respecté par ses hommes, mais aussi par ses adversaires, les staliniens crurent pourvoir l’utiliser avant d’en faire, pour longtemps, leur pire ennemi. Il est vrai que, conscient de leurs prétentions hégémoniques, il fut l’un des rares de son rang à s’opposer aussi fermement à leurs méthodes. Jusqu’à participer à leur écrasement, aux derniers jours d’un conflit épuisant et comme revanche tardive de Mai 37, en soutenant, en mars 1939, le soulèvement du colonel Casado contre le gouvernement Negrín, où siégeait encore un pathétique représentant de la CNT-FAI.
Dans la subtile étude qu’il lui consacre et qui aborde la totalité de sa trajectoire militante – de son éveil à l’anarchie jusqu’à sa mort en exil un mois tout juste avant l’annonce officielle de celle de Franco –, Clément Magnier accorde beaucoup d’importance au basculement « militariste » de Mera en novembre 1936. Il le fait sans œillères, sérieusement, en cherchant à expliquer plus qu’à juger. Dans sa tâche, le biographe s’appuie sur un document de première main, le journal de guerre que Mera tint, entre juillet 1936 et février 1947, et dont il tira la matière de ses Mémoires, écrites au début des années 1970 [11].
À lire Magnier, il apparaît que l’ « évolution tactique » de la position de Mera ne fut pas, comme l’ont affirmé de nombreux critiques de la militarisation, l’autre face de l’aggiornamento politique opéré par les instances de la CNT-FAI. Elle résulta plus simplement de la conviction forgée dans les combats que les revers militaires essuyés par les miliciens libertaires en charge de défendre Madrid étaient, pour l’essentiel, imputables à leur improvisation, mais aussi à la conception très élastique qu’ils se faisaient de l’autodiscipline. Pour un pragmatique de terrain comme Mera, qui avait manifesté avant guerre des qualités exceptionnelles d’organisateur de grèves, cette constatation agit comme une incitation à repenser du tout au tout l’organisation des fronts, mais aussi la question de l’encadrement – qu’il souhaitait strict – des colonnes. « Au tournant de l’année 1937, écrit Magnier, les événements qui surviennent lors de la bataille de Madrid achèvent de convaincre Mera de la nécessité vitale d’une “discipline de fer”. » À cette date, le processus général de militarisation des milices, dont il fut en quelque sorte le devancier, finira par être approuvé par la grande majorité des colonnes [12].
Reste que, la militarisation devenue réalité, la prise de galons ne modifia en rien la très rigoriste morale anarchiste de Mera. Et pas davantage l’idée – hyperréaliste – que cet ex-ouvrier du bâtiment devenu général de corps d’armée se faisait des circonstances du moment. « Pour faire la guerre, déclara-t-il alors, la discipline militaire est indispensable. On ne discute pas le gradé, mais quand le gradé fait une erreur on ne discute pas non plus, on lui met une balle dans la tête. La guerre est l’antithèse de l’homme sentimentaliste. [13] »
Quant à la décision de participer au gouvernement de Largo Caballero, elle ne suscita, chez Mera, ni excès d’enthousiasme ni surplus d’indignation. Au fond, il la prit pour ce qu’elle était, une évidente entorse aux principes anarchistes que les circonstances commandaient peut-être, mais dont il voyait d’autant moins l’utilité pratique qu’il était convaincu, comme le note Magnier, qu’elle n’aurait « aucune incidence, positive ou négative, sur le cours de la guerre ». S’il l’accepta, c’est uniquement parce qu’elle avait été approuvée par un plénum du comité national de la CNT et qu’il était légitimiste. On ne dira jamais assez à quel point les militantes destacados de la CNT furent disciplinés [14].
En revanche, lorsque, à peine nommés, les ministres du « gouvernement de la victoire » – c’est ainsi qu’il se désigna lui-même – reçurent l’ordre de fuir Madrid assiégé pour se réfugier à Valence, Mera se fit fort de les bloquer à Tarancón pour leur donner publiquement une leçon de courage politique. Avant de les laisser partir vers d’autres rivages bureaucratiques. Au lendemain de cette fuite, la presse libertaire de la capitale titra : « Vive Madrid sans gouvernement ! » Preuve que, même fracassées sur le mur gris d’une réalité guerrière devenue incontournable, s’agitaient encore les dernières illusions du vieux rêve anti-étatique.
José FERGO