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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Espagne 36 : un panégyrique de la radicalité
À contretemps, n° 21, octobre 2005
Article mis en ligne le 11 septembre 2006
dernière modification le 16 novembre 2014

par .

■ Miquel AMOROS
LA REVOLUCIÓN TRAICIONADA
La verdadera historia de Balius y Los Amigos de Durruti

Barcelone, Virus Editorial, 2003, 448 p.

Miquel Amorós est un homme de conviction. Il écrit comme d’autres guerroient. Au canon ou à l’arme blanche. Avec, chevillée au cœur, la certitude d’avoir raison et de mener juste lutte. Pour lui, la vérité n’a que faire du doute et de la nuance. Elle s’élabore dans le refus de la fausse objectivité et s’énonce avec passion, fermement et sans ambages. La sienne est de béton armé : trahie de l’intérieur par une « infâme hiérarchie anarchiste » gagnée à l’antifascisme de guerre, la révolution espagnole révéla d’authentiques héros, dont il convient de raconter, enfin, la « véritable » histoire. Les Amis de Durruti furent de ceux-là. En suivant les pas du plus connu d’entre eux, M. Amorós s’emploie à le prouver, quelque quatre cents pages durant. Le résultat n’est pas toujours convaincant, mais le panégyrique a du souffle.

Figure centrale de cet ouvrage, Jaime Balius (1904-1980) se prête assez, disons-le, à ce genre d’approche à la hussarde. Son parcours politique – du nationalisme radicalement bourgeois à l’anarcho-syndicalisme radicalement prolétarien – révèle, chez le personnage, un caractère essentiellement porté à l’intransigeance. Arrivé tardivement à l’anarchisme – il adhère à la FAI en 1932 et à la CNT en 1936 –, Balius y incarnera, aux jours d’épreuve, son versant le plus tranché et mènera, avec talent et conviction, à partir de mars 1937, au sein du Mouvement des Amis de Durruti, un combat incessant contre les « traîtres » à la cause révolutionnaire. Ce faisant, il s’attirera les haines des instances dirigeantes de la CNT-FAI et, de défaite en défaite, cultivera, jusque dans les geôles d’une République caporalisée, son image d’irréductible Saint-Just de l’anarchie.

Plus que de la sympathie, davantage même que de l’admiration, il y a, chez M. Amorós, une totale identification au personnage de Balius. Comme si, de trop l’avoir fréquenté, il avait fini par se prendre pour lui, adoptant ses propres mots, tics stylistiques et outrances verbales compris [1]. D’où la curieuse impression qui se dégage de la lecture d’un livre qui tient assurément du plaidoyer pro domo par auteur interposé et écarte soigneusement tout ce qui pourrait ternir – ne serait-ce qu’à la marge – le portrait magnifié d’un « révolutionnaire d’exception ». Ainsi, M. Amorós, qui déteste visiblement la psychologie, ne s’arrête jamais à expliquer, ni même à pointer, par quelle étrangeté de l’histoire Balius, qui fut un des rares anarchistes issus de la petite-bourgeoisie catalane, put devenir, à la faveur des reculs de la CNT-FAI, le héraut de l’anarchisme « prolétarien » le plus virulent. Quant à établir la moindre relation entre ses véhémentes convictions politiques et son drame intime – cette encéphalomyélite paralysante contractée jeune, qui le poussa à interrompre des études de médecine et lui gâcha l’existence –, M. Amorós s’y refuse obstinément au prétexte, un peu vague, que ses ennemis s’en chargèrent déjà. Pourtant, dans un cas, on ne peut s’empêcher de supputer un lien de cause à effet entre l’origine de classe de Balius et sa volonté affichée de couper des têtes (bourgeoises) à tire-larigot et, dans l’autre, sans vouloir en faire à tout prix un Couthon [2], on ne saurait exclure a priori que sa dolence physique ait pu avoir quelque effet sur son caractère.

De la même façon, le mémoire en défense de M. Amorós signale – pour les vouer aux gémonies – que quelques libertaires notoires manifestèrent une constante méfiance envers la sincérité anarchiste de Balius [3]. Pourtant, écrit-il, son évolution – de la droite à la gauche, pour faire simple – demeure infiniment plus respectable que la trajectoire inverse, qui conduisit certains de ses plus acerbes opposants à se ranger, en temps de guerre, sous les bannières de l’ « anarchisme de droite » [4]. Admettons, même si le trait polémique ne règle en rien la question du rapport de Balius à l’anarchisme. À lire, pourtant, sa très copieuse production journalistique [5], dont M. Amorós publie de larges extraits, on s’aperçoit que son anarchisme se limita, le plus souvent, à la répétition de formules vagues écrites dans un style très influencé par un marxisme élémentaire [6]. En clair, il ne semble pas que Balius ait puisé dans l’anarchisme autre chose qu’un exutoire à son intransigeance. Son attachement au concept d’action directe, réduit le plus souvent à son acception insurrectionnelle, le prouve assez.

À la faveur des circonstances, les mêmes qui conduisirent les instances de direction de la CNT-FAI à privilégier la guerre antifasciste à la révolution sociale, la ligne obstinément anti-collaborationniste défendue par Balius dans la presse libertaire connut quelques échos. Reste – et M. Amorós ne le souligne pas assez – que les solutions qui surgissaient sous sa plume vitriolée, outre qu’elles étaient souvent incohérentes, jouaient constamment un effet repoussoir sur des militants de base hostiles aux abandons des conquêtes de juillet, mais peu séduits par l’autoritarisme dictatorial et les coups de clairon de Balius. Le point est d’importance pour deux raisons : la première, c’est que Balius et les Amis de Durruti ne furent pas aussi isolés que le prétendit une certaine historiographie libertaire longtemps dominante, du moins dans la critique des dérives de la direction politique du mouvement libertaire ; la seconde, c’est qu’ils n’incarnèrent jamais une alternative crédible aux yeux des militants, contrairement à ce que voudrait laisser croire M. Amorós. Et cela, pour la simple raison que les remèdes qu’ils prônaient – création d’une junte révolutionnaire, épuration des contre-révolutionnaires, mesures de « salubrité publique » contre les bourgeois, interdiction de la liberté d’association, etc. – leur semblèrent, non sans raison, souvent pires que le mal.

Les Amis de Durruti naquirent du refus de la militarisation des milices, rendue obligatoire par un décret d’octobre 1936. De l’ex-colonne Durruti, devenue 26e division, un fort contingent de volontaires demanda, en février 1937, à être relevé de ses fonctions. De retour à Barcelone, ce noyau – où Pablo Ruiz et Francisco Carreño jouaient les premiers rôles – fut rejoint par Balius et se constitua, le 15 mars, en Mouvement des Amis de Durruti [7]. D’après Balius, cité par M. Amorós, l’association compta, au plus fort de son développement, 5 000 adhérents, essentiellement implantés en territoire catalan. Son programme était clair : défense et développement des conquêtes révolutionnaires de juillet 1936. Quant à sa réalisation, elle dépendait essentiellement de son pouvoir de conviction sur une base cénétiste globalement déboussolée par la marche des événements et cherchant une issue à la crise qu’elle traversait.

L’occasion aurait pu venir en mai 1937, mais elle ne vint pas. Malgré leur évident désir d’en finir avec la contre-révolution stalino-républicaine et leur hostilité aux consignes modératrices de leurs dirigeants, les barricadiers libertaires de Barcelone ne suivirent pas les mots d’ordre jusqu’aux-boutistes des Amis de Durruti. Il faut en convenir, et en comprendre les causes, ce que ne fait pas M. Amorós [8]. Car il ne sert à rien de parler de « révolution trahie » par l’appareil de la CNT quand tout indiquait que l’antifascisme était devenu sa seule boussole et que cette insurrection contrariait ses plans. Autrement plus intéressant, en revanche, eût été de se demander si cette base mythique de la CNT, aussi indocile fût-elle, n’avait pas fini, elle aussi, par céder à la pesante certitude que sa révolution n’était plus désormais qu’un exaltant souvenir balayé par la guerre. Question essentielle et toujours sans réponse, ce qu’on comprend, car la légende est à ce prix : elle abuse des héros et des traîtres pour préserver sa part de rêve de l’irruption triviale de vérités premières. Mai 1937 ne fut rien d’autre, en somme, qu’un baroud d’honneur, spontanément entrepris et spontanément arrêté, car le temps était sans doute passé de redresser une révolution dévorée par la guerre. D’où ce fossé béant entre désirs et réalités, entre attentes et résultats. Ainsi, bien des années plus tard, quand le temps eut fait son œuvre, il n’était pas rare d’entendre des témoins de mai 1937 regretter de n’être pas allés plus loin, jusqu’aux ultimes conséquences de l’affrontement, non parce qu’ils avaient enfin acquis la certitude qu’un nouveau cours eût été possible, mais plutôt la conviction que leur victoire, en divisant définitivement le camp antifasciste, aurait eu l’extrême mérite d’abréger un conflit guerrier qui n’était plus le leur et qui sombra dans l’indignité.

Conséquence de l’indécision libertaire de mai 1937, le retour à l’ordre stalino-républicain sonna l’heure de la revanche. Sur cet aspect dramatique et mal connu de la guerre d’Espagne, le livre de M. Amorós situe à sa juste place l’ampleur de la répression exercée, alors, contre des milliers de militants sincèrement révolutionnaires - et le plus souvent anarchistes. C’est même là son principal mérite [9].

Les Amis de Durruti maintinrent le cap jusqu’en mars 1938, de moins en moins nombreux certes, mais toujours aussi déterminés. Dans la débâcle des idéaux révolutionnaires, ils furent, sans aucun doute, un point de ralliement pour beaucoup d’opposants à la dérive bureaucratique des instances dirigeantes d’une CNT plus que jamais soucieuse de respectabilité antifasciste et d’une FAI transformée en parti de pensée unique. El Amigo del Pueblo, l’organe des Amis de Durruti, ne les épargna pas. Pendant une bonne douzaine de numéros – édités clandestinement dès sa deuxième parution et diffusés à environ 10 000 exemplaires –, Balius, son principal artisan, incita les prolétaires à entamer une « seconde révolution », « totalitaire » celle-ci, c’est-à-dire décidée à exercer sa propre dictature de classe [10].

En attendant cet improbable retournement de situation, c’est une autre dictature qui se mettait en place, bien réelle celle-là, celle de l’ordre stalino-républicain, désormais incarné par Negrín. La bureaucratie cénétiste, éjectée du pouvoir après mai 1937 mais désireuse d’y revenir, joua alors sa plus sinistre partition. Elle cautionna cet ordre-là, celui d’un antifascisme de guerre arrogant et galonné s’acharnant sur les derniers partisans d’une révolution matée. Elle le cautionna un peu honteusement, sans s’y rallier tout à fait, en se ménageant un semblant d’autonomie, une possible porte de sortie, mais elle le cautionna. Indubitablement. Nul besoin pour en convenir d’en rajouter dans l’anathème ou la surenchère adjectivale. Il suffit de s’en tenir aux faits. Sans cette caution, le résultat eût sans doute été le même, tant la logique de guerre avait inversé le rapport des forces, mais la CNT n’eût pas vendu son âme. Ou son honneur, la seule chose, en somme, qu’elle pouvait encore préserver.

L’État républicain, fort de sa légitimité reconquise, ne fit pas dans la dentelle. Il retourna contre les révolutionnaires un décret promulgué par l’ex-ministre de la justice García Oliver sanctionnant la détention d’armes ; il mit en place des procédures d’extrême urgence ; il créa des tribunaux spéciaux ; il lâcha la bride, par Service d’investigation militaire (SIM) interposé, à des staliniens qu’il savait efficaces en matière de geôles clandestines et d’exécutions sommaires ; il interdit le POUM et supprima ses unités militaires ; il fit de même avec les Amis de Durruti ; il envoya Lister et ses sbires détruire les collectivités d’Aragon ; il remplit les cachots de « prisonniers sociaux ». Par centaines, puis par milliers.

Le 18 juillet 1937, Balius fut incarcéré à la prison Modelo, de Barcelone. Il y retrouvait la fine fleur de la révolution de juillet, celle qui, un an plus tôt, avait sauvé une République prête à céder aux premiers assauts de la soldatesque. Les symboles ont la vie dure. Celui qui vient parle, sans doute, plus que d’autres : le fonctionnaire de la République qui dirigeait la Modelo était syndiqué... à la CNT. Comme quoi, rien n’était simple en ces temps où la CNT elle-même se métamorphosait, où la liberté d’expression fleurissait plus volontiers en prison qu’à l’extérieur, où l’antifascisme désignait à la fois la cause des bourreaux et celle des victimes.

Libéré après deux mois de détention, Balius poursuivit sa tâche. Élu secrétaire des Amis de Durruti, organisation désormais clandestine, il continua de clamer son invariable vérité. Pour la seconde fois, la direction de la CNT demanda à son syndicat de l’exclure et, pour la seconde fois, elle ne l’obtint pas. Pas plus, d’ailleurs, que l’exclusion d’autres Amis de Durruti. Preuve, après tout, que cette CNT brinquebalante et traversée de contradictions demeurait encore une exception en cette époque de déliquescence de l’esprit critique.

Comme quoi, enfin, rien n’est jamais aussi noir – ou blanc – qu’il y paraît sous la fervente plume de M. Amorós, homme de conviction, comme on l’a dit en ouverture, homme de foi, pourrait-on conclure. Balius ne méritait sans doute pas de finir en héros positif, embaumé dans le linceul de pureté révolutionnaire que lui tisse son biographe. Après tout, il semblait plus vivant en incendiaire et en maudit, en procureur et en victime, en épurateur et en rejeté, ce personnage trimbalant, son exil durant, sa maladie et peut-être aussi le malheur de n’avoir pas fini en pleine gloire, comme Marat, son héros.

José FERGO


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