On ne sait pas s’il faut le préciser, mais, par les temps de criminalisation sociale qui courent – et à toutes fins utiles –, le signataire de ce texte tient à signaler que, sans valeur à proprement parler apologétique, cette « digression sur le sabotage » va puiser au puits sans fond de l’ancienne histoire sociale et, ce faisant, risque de susciter quelques télescopages entre le passé sauvage des luttes de classes et ce qui couve encore sous la cendre de ses défaites. Ainsi, la vieille taupe creusant toujours, toute ressemblance apparemment fortuite entre certains faits passés relatés et l’actualité liée à notre conflictuel présent peut être interprétée comme relevant de l’ordre de la coïncidence et du hasard objectif.
Il fut un temps originel du syndicalisme ouvrier, celui de la CGT des heures héroïques où, confronté à la question du sabotage, c’est-à-dire de la « grève doublée » par l’action directe, répondant à Jean Jaurès – qui prétendait que la méthode aurait par nature répugné « à la valeur technique de l’ouvrier » –, Fernand Pelloutier, secrétaire de la Fédération des bourses du travail affirma en congrès (Rennes, 1898) que l’acte de sabotage relevait au contraire, quand cela se révélait nécessaire, d’une prédisposition ouvrière « à l’esprit l’initiative » et qu’à ce titre, comme le boycottage, la lutte pour le label et la grève générale, il faisait partie d’un dispositif général de résistance admise comme nécessaire par la classe ouvrière consciente coalisée en syndicat.
Jusqu’alors, le terme de sabotage, qui fut toujours – consciemment ou inconsciemment – admis comme forme de résistance aux prérogatives du capitalisme industriel et des processus de rationalisation du travail, relevait, comme l’indiqua Émile Pouget, l’un de ses plus ardents partisans, d’un terme argotique « signifiant non l’acte de fabriquer des sabots, mais celui, imagé et expressif, de travail exécuté “comme à coups de sabots” » [1]. C’est en 1897, au congrès confédéral de Toulouse, qu’il connut la notoriété en étant revendiqué, au même titre que les méthodes déjà citées, comme faisant partie des armes dont devait se doter la classe ouvrière combattante acquise au syndicalisme révolutionnaire.
Bien sûr, tout cela n’alla pas, dans la toute jeune CGT, sans certaines résistances internes – assez peu au demeurant – fondées le plus souvent sur des préjugés soulignant le caractère supposément « immoral » et par trop « anarchique » du sabotage, mais il était difficile aux quelques opposants à sa labellisation comme méthode de lutte de ne pas admettre que, de facto, comme l’écrivit Pouget, « dès qu’un homme a eu la criminelle ingéniosité de tirer profit du travail de son semblable, l’exploité a, d’instinct, cherché à donner moins que n’exigeait son patron » et que, souvent, il « a fait du sabotage, manifestant ainsi, sans le savoir, l’antagonisme irréductible qui dresse l’un contre l’autre, le capital et le travail » [2]. C’était là un fait indiscutable pour tout syndiqué de la CGT de l’époque, même modérément acquis au syndicalisme révolutionnaire d’essence apartidaire. Le débat porta en fait sur le « comment saboter ». On retiendra, sur ce point, l’intervention du représentant, « réformiste », de la Fédération du Livre Alfred Hamelin : « Tous les moyens sont bons pour réussir. J’ajoute qu’il y a une foule de moyens à employer pour arriver à la réussite ; ils sont faciles à appliquer pourvu qu’on le fasse adroitement. Je veux dire par là qu’il y a des choses qu’on doit faire et qu’on ne doit pas dire. Vous me comprenez… Je sais bien que, si je précisais, on pourrait me demander si j’ai le droit de faire telle ou telle chose ; mais, si l’on continuait à ne faire que ce qu’il est permis de faire, on n’aboutirait à rien. Lorsqu’on entre dans la voie révolutionnaire, il faut le faire avec courage, et quand la tête est passée, il faut que le corps y passe. » On ne saurait mieux dire.
En ces temps de séparatisme ouvrier – entendons par-là de volonté de sécession radicale du syndicalisme révolutionnaire émergent par rapport aux « sectes » et « partis » supposés représenter ses intérêts –, c’est le mouvement de la classe en action qui décide des moyens de mener ses grèves. Et, pour ce faire, il ne manque ni d’imagination ni de volonté d’agir. C’est dans ce cadre qu’Émile Pouget développe ses arguments sur le sabotage, en précisant d’entrée de jeu, en réponse à Jaurès, qu’ « aucun des arguments empruntés à la morale bourgeoise ne vaut pour apprécier le sabotage, non plus que toute autre tactique prolétarienne de même, aucun de ces arguments ne vaut pour juger les faits, les gestes, les pensées ou les aspirations de la classe ouvrière » [3]. L’ancien directeur du Père Peinard sait la force de la grève quand elle est massive, mais il en connaît aussi les limites, qui sont humaines : la démoralisation, l’épuisement, la peur de la répression, la faim qui monte et qui pénalise les familles. « Le sabotage, écrit-il, est dans la guerre sociale ce que sont les guérillas dans les guerres nationales : il découle des mêmes sentiments, répond aux mêmes nécessités et a sur la mentalité ouvrière d’identiques conséquences » [4] : développer le courage individuel, l’audace, l’esprit d’initiative et de décision, l’habitude d’agir par soi-même et d’augmenter le niveau de combativité. Vue de l’esprit, disaient alors les représentants politiques auto-proclamés de la classe ouvrière, fuite en avant contre-productive, mépris de l’outil de travail, sauvagerie hors d’âge, pratique minoritaire ! Ce à quoi, l’Émile répondait par des faits prouvant exemplairement l’utilité du sabotage dans des grèves d’époque : celle, en juillet 1908, du personnel des chemins de fer du Médoc, qui avait pris soin, avant la grève, de couper la ligne télégraphique reliant les gares et de dévisser et cacher les organes de prise d’eau des locomotives ; celle, au même moment, des employés des tramways lyonnais qui avaient coulé du ciment dans les rails ; celle des postiers et télégraphistes en grève en 1909, qui firent en sorte que les communications téléphoniques soient subitement embrouillées, l’appareillage télégraphique détraqué et que les télégrammes expédiés à Lille arrivent à Perpignan. On ose à peine imaginer ce que, bien pensée et bien réalisée, une telle épidémie de délestages pourrait produire dans le monde hyper-connecté qui est le nôtre.
Il fallut du temps pour que soit domestiquée cette « sauvagerie » ouvrière exercée contre les machines en temps de grève – ou dans le cadre d’une résistance activement passive aux offensives du patronat. Le temps d’une mutation entre un syndicalisme révolutionnaire d’action directe des travailleurs eux-mêmes et un syndicalisme dit responsable où, privés de tout, les travailleurs le furent surtout du droit de décider eux-mêmes des formes et des moyens de leurs propres luttes. Dans ce nouveau cadre, la défense de l’ « outil de travail » – qui est aussi outil d’asservissement – devint, en cas de grève, le signe le plus évident d’un ralliement, sous bannière syndicale, de l’imaginaire des exploités à celui de leurs exploiteurs. Et la moindre velléité de sabotage le stigmate d’une infamie désignant le provocateur.
Dès lors le texte d’Émile Pouget sur le sabotage [5], initialement paru dans une première mouture, en septembre 1897, dans les colonnes du Père peinard et qui eut un très fort retentissement dans la CGT de son époque, devint, pour son appareil dirigeant réformiste, puis communiste, une preuve absolue d’irresponsabilité anarchiste et fut irrémédiablement placardisé, ce qui n’empêcha pas le brûlot d’être régulièrement réédité et abondamment diffusé dans les chaudes années de l’après-68, y compris dans les marges dissidentes de la CGT – dont certaines en firent leur miel.
Car si rien ne remplace la levée en masse des travailleurs pour arracher une victoire, celle-ci exige, pour avoir quelque chance d’être obtenue, de ne pas se contenter de croiser les bras en comptant sur le seul rapport des forces. Elle exige une capacité stratégique et un dispositif d’actions adaptés eux enjeux de la lutte – dont le sabotage, si cher au camarade Émile, fait indéniablement partie.
D’où, sans doute, le succès jamais démenti de sa brochure [6].
« Le sabotage ouvrier s’inspire, y concluait Pouget, de principes généreux et altruistes […] : il vise à améliorer les conditions sociales des foules ouvrières et à les libérer de l’exploitation qui les étreint et les écrase. […] Le sabotage capitaliste, lui, n’est qu’un moyen d’exploitation intensifiée ; il ne condense que les appétits effrénés et jamais repus ; il est l’expression d’une répugnante rapacité, d’une insatiable soif de richesses qui ne recule pas devant le crime pour se satisfaire. Loin d’engendrer la vie, il ne sème autour de lui que ruines, deuil et mort. » Aujourd’hui, même le plus pacifique des militants écologistes en convient. C’est sans doute ce qui explique que, confrontée à la logique mortifère d’un système qu’aucun appel à la raison commune n’est capable de moraliser, la désobéissance civile oscille désormais entre la colère légale que lui octroie l’État complice du capital et le recours de plus en plus affirmé à des formes diverses d’action directe qui se passent de son accord.
Cette notion d’action directe fut inventée, théorisée et mise en pratique par le syndicalisme révolutionnaire, puis l’anarcho-syndicalisme, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Pouget, toujours lui, en donna cette définition : « L’action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins comme aussi ils peuvent être très violents. Il n’y a donc pas de forme spécifique à l’action directe. » Des actes, dit l’Émile, des actes directement pensés, choisis et mis en pratiques par les intéressés eux-mêmes, sans médiation d’aucune sorte. Dans la panoplie des possibles, la « grève générale » – ce « moment où “tout” s’arrête », pour parler comme Daniel Colson [7] – demeure imaginairement ce point oméga vers lequel l’autonomie ouvrière tend toujours en espérant sans fin qu’elle soit, un jour, passage à l’acte essentiel d’émancipation par expropriation du capital. En l’attendant, tout ce qui peut contribuer à modifier le rapport des forces entre capital et travail est bon à prendre : une grève partielle débordante, un boycottage actif, une activité de blocage efficace, un acte de sabotage bien pensé, toutes choses qui s’inscrivent, à leur place et dans leur temps, dans cette « gymnastique révolutionnaire » qui fit les grandes heures du syndicalisme d’action directe et de lutte de classe.
S’en souvenir, c’est puiser à bonne source pour affronter sans désespérer les temps maudits que nous connaissons. De chacun selon ses moyens.
Freddy GOMEZ